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En Côte d'Ivoire, un trafic de clitoris de femmes excisées
Mory Bamba, un chef religieux musulman qui lutte contre l'excision des filles, regarde les instruments d'excision abandonnés par d'anciennes exciseuses dans son village près de Touba, le 10 juillet 2024. Les organes génitaux sont utilisés dans plusieurs régions de ce pays d'Afrique de l'Ouest pour « fabriquer des philtres d'amour » ou des onguents magiques). (Photo d'Issouf SANOGO / AFP)
Quand il était féticheur, persuadé que cela lui apporterait du "pouvoir", l'Ivoirien Moussa Diallo (*) s'est régulièrement enduit d'un onguent à base de gland du clitoris d'une femme excisée réduit en poudre.
"J'ai mis ça sur mon corps et mon visage pendant trois ans" tous les trois mois environ, "j'avais trop envie d'être un grand chef", confie le quinquagénaire à l'AFP. C'était il y a une dizaine d'années, quand on le consultait comme sorcier et guérisseur autour de Touba dans le nord-ouest du pays.
Ce cas n'est pas unique. Dans plusieurs régions de Côte d'Ivoire, "cet organe est utilisé pour faire des philtres d'amour, avoir de l'argent ou accéder à de hautes fonctions politiques", rapporte Labe Gneble, directeur de l'Organisation nationale pour l’enfant, la femme et la famille (Onef).
Sur le marché clandestin, son prix peut dépasser le salaire minimum (75.000 francs CFA, 114 euros).
A Touba, "on entend que c'est très prisé pour des pratiques mystiques", confirme le lieutenant de police N'Guessan Yosso.
Au terme d'entretiens menés auprès d'anciens féticheurs et exciseuses, chercheurs, ONG et travailleurs sociaux, l'AFP a pu établir l'existence d'un trafic de glands de clitoris de femmes excisées transformés en poudre et vendus pour les pouvoirs qu'on leur prête.
Les origines de ce commerce illégal sont obscures et son ampleur difficile à estimer. Mais les acteurs locaux en sont convaincus, il constitue un des obstacles à la lutte contre l'excision, interdite depuis 1998 en Côte d'Ivoire.
"Pilé avec des cailloux"
Autour de Touba, à l'époque où il était féticheur, figure parfois considérée comme un médecin traditionnel, M. Diallo, était souvent sollicité par des exciseuses souhaitant être protégées des mauvais sorts.
Cette mutilation génitale, le plus souvent pratiquée entre l'enfance et l'adolescence, peut être considérée par les familles comme un rite de passage à l'âge adulte ou un moyen de réprimer la sexualité d'une fille, explique l'Unicef.
Perpétuée depuis des siècles par différentes religions en Afrique de l'Ouest, elle constitue une violation des droits fondamentaux selon l'Unicef. En plus de la douleur physique et psychologique, ses conséquences sont graves voire mortelles: stérilité, complications en couches, infections, saignements...
En pleine forêt ou dans une maison, M. Diallo accompagnait donc les exciseuses dans un lieu sacralisé pour l'occasion d'une ou plusieurs dizaines d'excisions. Proche de ces femmes, il pouvait ainsi se procurer la fameuse poudre.
"Quand elles coupent le clitoris", les exciseuses "le font d'abord sécher pendant un mois ou deux" puis elle le "pilent avec des cailloux", décrit-il.
Le résultat est une "poudre noire" qu'elles mélangent parfois à "des feuilles, des racines, des écorces" ou "du beurre de karité".
Elles peuvent la vendre environ "100.000 francs CFA (152 euros) si la fille est vierge", "65.000 francs CFA (99 euros) si elle a déjà eu des enfants" ou la troquer contre des services, poursuit M. Diallo.
Selon l'homme, qui milite désormais contre l'excision, le trafic perdure.
Dans le village où il habite aujourd'hui, il dit s'être récemment procuré une poudre auprès d'une exciseuse. Un mélange de chair humaine et de plantes dit-il, que l'AFP a pu observer sans pouvoir le faire analyser. Le produit est impossible à obtenir sans transaction financière.
"Trafic d'organes"
Selon les villages, le clitoris des fillettes et jeunes filles est habituellement enterré, jeté dans une rivière ou donné aux parents, expliquent d'anciennes exciseuses à l'AFP.
Mais l'une d'elle, interrogée dans l'ouest du pays sous couvert de l'anonymat, confirme l'utilisation occulte de clitoris arrachés aux femmes.
"Des gens se faisaient passer pour les parents des filles et repartaient avec le clitoris", se souvient-elle.
Parmi ces imposteurs, des féticheurs qui utilisaient l'organe lors d'"incantations" et le vendaient ensuite, affirme-t-elle.
Une autre accuse des consœurs d'avoir été complices. Elles "donnaient ça à des gens qui faisaient un mauvais travail" à des fins mystiques.
Mutilée lorsqu'elle était enfant, Bintou Fofana (*), trentenaire, raconte comment sa mère, au courant de ce commerce, lui a expliqué avoir tenu à récupérer la chair retirée.
Au regard du droit ivoirien, le commerce du gland du clitoris est "un trafic d'organes" et un "recel" punissable, comme l'excision, de plusieurs années de prison et d'amendes, souligne l'avocate Me Marie Laurence Didier Zézé.
La préfecture de police basée à Odienné, qui couvre cinq régions du nord-ouest ivoirien, indique n'avoir jamais poursuivi personne pour un tel trafic.
"Les gens ne donnent pas d'informations sur les choses sacrées", déplore le lieutenant N'Guessan Yosso.
Selon des habitants interrogés à Touba, les exciseuses, considérées comme prisonnières d'esprits maléfiques, sont craintes et respectées.
"Farfelu"
"Le clitoris ne peut pas donner de pouvoirs", balaye la gynécologue Jacqueline Chanine basée à Abidjan, "c'est farfelu".
La pratique se retrouve pourtant dans plusieurs régions, témoignent des chercheurs.
Le socio-anthropologue de la santé Dieudonné Kouadio a pu s'en rendre compte à l'occasion de travaux sur l'excision menés à 150 km au nord de Touba, dans la ville d'Odienné.
"On m'a présenté une boîte qui contenait justement l'organe ablaté, séché, sous forme de poudre un peu noirâtre", raconte ce chercheur à l'université de Bouaké.
Il a fait part de cette découverte dans une étude réalisée avec la fondation Djigui, acteur important de la lutte contre les mutilations génitales féminines en Côte d'Ivoire.
Le ministère de la Femme, qui a validé les conclusions de cette étude parue en 2021, n'a pas donné suite aux demandes de réaction de l'AFP.
Dans le district du Denguélé, dont fait partie Odienné, des agriculteurs "achètent des clitoris. Ils mélangent la poudre avec les semences pour améliorer la production de leurs champs", détaille Nouho Konaté membre de la fondation Djigui qui récolte des informations depuis 16 ans sur l'excision.
Pendant les actions de sensibilisation qu'il organise, M. Konaté révèle l'existence de ce trafic aux parents de jeunes filles, qui sont "abattus".
Plus au sud, dans le centre-ouest, des femmes utilisent des clitoris réduits en poudre comme aphrodisiaques, espérant par exemple empêcher leur mari d'être infidèle, explique la docteure en criminologie Safie Roseline N’da, auteure avec deux chercheurs en sociologie d'un article scientifique sur la lutte contre l'excision paru en 2023 qui mentionne ce trafic.
Les trois universitaires rapportent également l'utilisation du sang de femmes excisées pour adorer des dieux.
Ce n'est pas la seule pratique occulte liée à l'utilisation d'une partie du corps dans ce pays, selon Me Didier Zézé.
"Le mystique y a une dimension centrale dans la vie quotidienne, il touche toutes les sphères de la vie sociale, professionnelle, amoureuse, familiale", note l'anthropologue canadien notamment spécialiste des pratiques occultes en Côte d’Ivoire Boris Koenig, sans que cela ne soit généralement "illicite" ajoute-t-il.
- "Survivance" -
Ce commerce est "une des raisons de la survivance des mutilations génitales féminines" en Côte d'Ivoire, dénonce la fondation Djigui comme l'Onef, ONG de lutte pour l'amélioration des conditions de vie des femmes depuis les années 1990.
Le taux de prévalence de l'excision a baissé dans le pays depuis son interdiction et reste en deçà de la moyenne ouest-africaine (28%), selon l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
Mais une Ivoirienne sur cinq affirme encore avoir subi des mutilations génitales et dans certaines régions du nord, le taux peut dépasser 50%.
Dans les lieux où était appelé l'ancien féticheur Diallo, jusqu'à "30 femmes" étaient excisées en une journée, assure-t-il. La période de janvier à mars est privilégiée, quand l'harmattan chaud et sec permet une meilleure cicatrisation, précise-t-il.
A Touba, les agents du seul centre social de la région constatent que l'excision se poursuit clandestinement et reste difficile à évaluer.
Elle se cache derrière des fêtes traditionnelles sans lien apparent, disent-ils évoquant la venue d'exciseuses de la Guinée voisine, située à quelques kilomètres et où le taux d'excision dépasse les 90%. (AFP)
(*) Les noms ont été modifiés.