chroniques
La cruauté du destin
Chaque fois que la mère de Belaïd fait un rêve dérangeant, elle demande le lendemain à être conduite dans l’un des nombreux mausolées de saints qui pullulent alentour. Elle y allume des bougies et promet des offrandes pour que la grossesse de Hniya se passe bien.
Des noms et des faits de mon bled (suite)
Faisant fi des admonestations, remarques désobligeantes et autres on-dit, Hniya s’installe chez Belaïd pour prendre soin de lui. Face à ce courage et à cette résilience, les parents du jeune homme se présentent chez le fqih Si M’hammed et son épouse pour demander la main de leur fille. Dans la foulée, un repas est organisé et quelques chefs de famille des environs sont invités. La Fatiha est récitée. Ces fiançailles précipitées sont officialisées. Les mauvaises langues propagent la rumeur selon laquelle la fille du fqih serait enceinte. Dans les campagnes, une fille qui perd sar virginité, « force » la porte du domicile de son partenaire d’un moment. Cela met les parents de l’envahissante dans la gêne et l’expose à la risée des gens du village. C’est le seul moyen pour la fille de pousser le fiancé récalcitrant à honorer sa promesse. La famille du coupable rejette rarement l’intruse, sans toutefois manquer de se rengorger devant les voisins. La virilité est glorifiée, même lorsqu’elle heurte l’honneur des autres. La naissance du premier enfant régularise généralement la situation du couple.
Les commérages sur le geste de Hniya font cependant long feu. Les difficultés de la vie en période de sécheresse persistante et de rationnement, l’boun, ramènent rapidement chacun à ses propres problèmes. La famine interminable fait des ravages. La rareté des produits de première nécessité se fait douloureusement sentir. Les effets néfastes de la deuxième Guerre mondiale sévissent bien loin des champs de bataille !
Les populations rurales sont les premières victimes de ce double fléau de sécheresse et de pénurie. Par solidarité, quelques bienfaiteurs comme Hmida, le vieux cheikh,ouvrent leurs fosses à grains, m’tamer (pluriel de matmora), et distribuent de l’orge et, rarement, du blé aux plus nécessiteux de leur fraction tribale. Mais les besoins dépassent de très loin la générosité des donateurs. Les plus démunis sont amenés à brader des lopins de terre contre quelques mesures de céréales. Ceux qui n’ont rien à vendre déterrent les tubercules de yerni, une plante vivace de la région, les sèchent, les moulent et en font du « pain ». Certains partent loin pour chercher un travail. L’exode rural se développe.
Ces années noires vont laisser des séquelles indélébiles. La violence, l’escroquerie et la gredinerie règnent. Les plus forts et les sans scrupule arnaquent proches et voisins : propriétaires dépossédés, troupeaux arrachés, contestataires battus et parfois séquestrés. Les personnes ayant subi les affres de ces années sans aménité en parlent toujours. Des habitants de mon douar poussent encore des soupirs en passant à proximité de terres perdues pendant cette époque de dèche. Ils pointent du doigt la fourberie et la cupidité de certains de leurs contribules. Ils profèrent encore imprécations et malédictions à l’adresse des prédateurs et de leurs descendants.
Cette époque d’aridité et de dénuement est mise à profit, par ceux qui prospèrent grâce à leur malhonnêteté et leur violence, pour modifier l’équilibre de force entre clans. C’est ainsi que la chefferie de la fraction échappe à la famille de Hmida et tombe dans l’escarcelle d’un gros bras des idarsa voisins et rivaux. Employant la force, la menace, la subornation et l’achat du silence et de la complicité du Makhzen local, il arrache le poste promis à Mostafa, le neveu de Hmida. Marginal jusque-là, ce chef de fait va exercer une revanche sans merci. Son coup de force est en effet suivi de véritables actes de brigandage. La mémoire collective garde un souvenir exécrable de ce personnage sans foi ni loi.
Le clan de Hmida est obligé d’employer la force pour empêcher les forbans du nouveau cheikh de s’attaquer au patrimoine familial. Mostafa et Rkia, le neveu spolié et la fille adoptive, emménagent dans la grande maison pour renforcer la protection du patrimoine et de la famille ; les fils de Si M’hammed viennent à la rescousse. De son côté, Jean insiste auprès du hakem de la région, agent du protectorat, sur les graves conséquences d’un laisser-faire.
Déshonoré, affaibli, déstabilisé, malade et affecté par l’état de son fils, Hmida est effondré. Il quitte ce monde plein de déception et d’amertume. Il rend l’âme dans les bras de sa chère épouse et la main dans celle de Belaïd. Une consolation. Il bénit son entourage. Il n’oublie pas Rkia, sa fille adoptive, à laquelle il a fait de son vivant une donation par acte adoulaire. On l’enterre dans le cimetière des B’hara qui surplombe l’immensité des terres dont une bonne partie est alors en train de changer de propriétaires de manière frauduleuse.
Cette mort sans sérénité met tout le monde en émoi. Lalla Zohra est inconsolable. Son silence inquiète la famille. Il n’est entrecoupé que par des soupirs qui déchirent les cœurs de son entourage. Seule la maladie de son fils lui donne encore un peu de courage et l’aide à s’accrocher à la vie. La présence de Hniya est le baume sur les cœurs de Belaïd et de sa mère. Elle fait tout pour cacher sa propre tristesse et sa fatigue afin de ne pas obérer les leurs.
Belaïd, alité depuis des mois, réagit au décès de son père. Il quitte son lit de malade. Mais après l’enterrement et l’allègement de la fréquence des visites des gens venus présenter leurs condoléances et leur solidarité avec la famille, il s’abandonne au chagrin et à la mélancolie. Son entourage le ménage. Il ne quitte sa solitude que pour venir s’asseoir près de sa mère et partager son silence. Seule Hniya arrive quelquefois à le dérider. Mais son regard reste vide et hagard.
Jean partage le deuil de la famille : le vieux Hmida lui est cher. Il vient de temps à autre voir Belaïd. Il met cependant du temps à le sortir de chez lui pour de petites excursions en voiture. Il refuse sans appel de venir avec lui à la ferme ou même dans ses alentours. Son ami ne le contrarie pas, bien qu’il ne comprenne pas toujours son attitude. Au début, il l’attribue à son état physique bien diminué qu’il ne veut pas exhiber devant les autres, y compris peut-être Françoise. A la longue, et à la faveur de l’amélioration de la santé de son ami, Jean commence à se poser des questions sur ce refus persistant. Pendant ses visites, Jean ne manque pas de demander à Mostafa de venir le voir en cas de besoin et de ne laisser la maisonnée manquer de rien pour ne pas accabler Belaïd.
L’attitude aimante et compréhensive de Hniya réussit à aider son fiancé à sortir progressivement de sa léthargie. Tout le monde ne parle désormais que de son abnégation et de son courage face à la maladie. Son jeune âge est cité en exemple. Belaïd est sensible au sacrifice de sa promise. Après la disparition de Hmida, celle-ci l’informe de leur situation. Il lui manifeste sa reconnaissance et accueille chaleureusement la nouvelle de leurs fiançailles. Il lui demande de patienter pendant quelques mois avant de célébrer le mariage. Encore sous le choc de sa mésaventure avec Adèle, il lui fait comprendre que rien ne se passera entre eux avant les épousailles. Hniya nie faiblement avoir pensé à ce genre de choses et baisse la tête pour cacher sa gêne, peut-être aussi sa déception.
Près de six mois après la mort de son mari, Lalla Zohra, dont la santé se dégrade à vue d’œil, pousse son fils à célébrer son mariage avec Hniya. Elle lui demande instamment de mettre un terme à la situation présente, par respect pour sa fiancée et sa famille. L’événement est célébré dans la discrétion, aussi bien parce que la perte du père pèse sur la famille, mais aussi par égard aux souffrances des gens touchés par les années de sécheresse sans fin. Mais rien n’est épargné pour montrer l’affection, la reconnaissance et l’estime de la famille de Belaïd pour Hniya et les siens.
Jean et Françoise sont présents aux côtés de la famille. Ils effectuent plusieurs déplacements à Safi et à Casablanca pour faire des courses à la demande de Belaïd et de sa mère. Parfois Mostafa et Rkia les accompagnent pour aider au choix des articles. Des tissus, des bijoux et des accessoires, rares en période de crise, sont acquis à des prix exorbitants. Rien n’est trop cher pour Hniya la battante. Lalla Zohra incite à la dépense. Elle adore sa future bru.
Jean et Françoise sont pleins de sollicitude pour Belaïd et sa famille. Cependant, on sent chez eux une sorte de fatigue, voire de la tristesse. Belaïd attribue ce manque d’allant à la fréquence de leurs déplacements au profit de sa famille et s’en excuse. Ses amis l’encouragent à croire à cette explication. La réalité est autre : ils viennent d’apprendre le décès d’Adèle à l’issue d’un accouchement ! Ils ne veulent pas informer le nouveau marié pour ne pas lui rappeler ses propres malheurs. Du reste, eux-mêmes disposent de peu de données sur cet événement tragique qui les rend perplexes. Françoise a certes été informée auparavant par Eliane de la grossesse d’Adèle, mais sans donner de détails. Par décence, elle n’en a pas demandé. Peut-être que sa sœur les ignore elle-même. C’est beaucoup plus tard que la question sera abordée par Belaïd et Jean, dans des circonstances tragiques…
Après le mariage, Belaïd fait un gros effort pour ne pas afficher ses états d’âme. Il est affable et aimant, mais grave et soucieux. Il entoure de son affection Lalla Zohra dont le vieillissement s’accélère de jour en jour. De son côté, Hniya ne veut pas le gêner par ses questions. Elle se doute qu’il y a quelque secret derrière les événements de ces longs mois de maladie et de souffrance. Elle balaye d’un revers de la main la rumeur fielleuse et malveillante que certaines femmes se chuchotent les unes les autres dans l’oreille à propos d’une soi-disant relation adultérine entre Belaïd et la femme de son ami le colon blond, et la vengeance de celui-ci à qui on attribue l’empoisonnement présumé du fils du cheikh. Pour elle, l’essentiel est qu’il lui soit revenu. Elle continue pourtant à se poser des questions à propos de l’état de son époux. Est-il dû à une main humaine ou à un phénomène occulte ? Est-il sujet à rechute et à aggravation ? Elle n’a pas de réponses.
Belaïd subit un choc réparateur lorsque sa femme lui annonce qu’elle est enceinte. Il a l’impression de sortir d’un long sommeil. Il s’en veut d’avoir créé autour de lui un climat morbide. Un soir, il s’en ouvre à toute la famille. On lui fait enfin le récit de toutes les péripéties de son long martyr, de leur panique et de leur impuissance face à son mal mystérieux. On verse des larmes, on rit un peu et on remercie Dieu pour sa miséricorde. Lalla Zohra ordonne d’égorger un mouton et d’offrir plusieurs gass’â, grand plat en bois spécial, de couscous aux nécessiteux, de plus en plus nombreux. Si M’hammed se déplace malgré son âge avancé. Il est accompagné d’une nuée de fouqaha qui s’attaque à une récitation collective, croisée, simultanée et complète du Saint Coran, chacun des groupes en psalmodie une partie. Un spectacle saisissant qui donne la chair de poule. Cette séance rappelle à Si M’hammed les quelques années passées dans sa jeunesse à l’école coranique de sidi Zouine, dans les environs de Marrakech.
Dès le lendemain, Belaïd commence une série d’entretiens avec sa mère qui l’informe de tout ce qui touche à la famille. Il accompagne son cousin Mostafa pour faire le point sur le patrimoine légué par son père et voir l’emplacement des terres. Ce dernier le met au courant de la perte du poste de cheikh et des manœuvres du clan adverse pour arriver à ses fins. Le jeune homme lui expose son point de vue sur les fonctions officielles et son désintérêt à leur endroit. Il le congratule presque d’avoir échappé aux soucis d’une fonction qui commence à dater. Le monde change et le Maroc est sur la voie de l’indépendance, le Manifeste de l’Istiqlal est en train de faire son effet. Il n’est pas bon de se compromettre avec les autorités occupantes et leurs suppôts locaux. Même certains Français, comme Jean, déplorent de plus en plus les orientations despotiques prises par le Protectorat en violation du traité de 1912. Ils s’attendent à des soulèvements populaires dans un avenir pas très lointain. Belaïd fait cette longue profession de foi pour consoler l’ex-candidat cheikh.
Par la suite, notre jeune revenant se présente à son collège et dépose sa démission. Il décide de se consacrer à sa famille et à la gestion de son domaine, d’autant plus que d’encourageantes prémices annoncent la fin de la sécheresse. Tous ceux qui ont encore un lopin de terre se mobilisent pour le préparer avant l’arrivée présumée des pluies qu’ils prient Dieu et les saints patrons du bled d’accélérer. Beaucoup de paysans sont mis à genoux par cette longue série d’années de vaches maigres. La plupart s’endettent encore plus pour acquérir des semences. D’aucuns hypothèquent déjà leur première récolte. L’optimisme du monde rural est pourtant à toute épreuve, comme l’est sa résilience. Le paysan cultive sa terre, la sème et attend les moissons. Si elles sont bonnes, il est heureux d’avoir de quoi nourrir les siens. Le surplus est bradé sur un marché où l’offre dépasse la demande. Si, par contre, la récolte est mauvaise, il étouffe son dépit en invoquant la volonté de Dieu et recommence le cycle l’année d’après. C’est le récit en perpétuel recommencement du monde rural. La famille de Belaïd est beaucoup mieux lotie. Ce dernier suit l’exemple de son père en aidant le plus possible de proches à aborder cette nouvelle saison tant espérée.
Voyant finalement ses rêves se réaliser petit à petit, Hniya est aux anges. Elle se tâte le petit ventre et exagère sa proéminence en présence de Belaïd qui est amusé par ce jeu puéril. Il est content de la voir heureuse. Il attend avec impatience le nouveau-né. Il sait qu’il revient de loin et qu’il a failli ne pas connaître le bonheur d’être père. Par superstition, Lalla Zohra tait sa joie. Chaque fois que son fils et sa bru commencent à échafauder des projets d’avenir en sa présence, elle les incite à dire in chaâ Allah, mantra qui ne quitte jamais sa bouche. Elle sent au fond d’elle-même une certaine appréhension et une inquiétude grandissante dont elle ignore la cause. Elle se raisonne en se disant qu’à force de vivre des malheurs successifs, on finit par craindre le bonheur. Mais un imperceptible pressentiment la hante encore et toujours. Chaque fois qu’elle fait un rêve dérangeant, elle demande le lendemain à être conduite dans l’un des nombreux mausolées de saints qui pullulent alentour. Elle y allume des bougies et promet des offrandes pour que la grossesse de Hniya se passe bien. Elle espère tant voir le bébé. Elle craint que son état de santé ne l’en prive. Mais elle ne révèle ses peurs à personne.
La santé de Belaïd connaît une nette amélioration, beaucoup croient que les mauvais jours sont derrière. Il le souhaite tant lui aussi. Mais le souvenir d’Adèle continue à le mortifier. Il prie pour qu’elle soit en meilleure santé. Lorsqu’il l’imagine mariée et heureuse, il est content, avec cependant une petite amertume. Il espère surtout qu’elle ne lui en veut pas. Il regrette d’ailleurs de ne pas avoir gardé la petite boucle d’oreille en souvenir d’elle. A des moments de doute lancinant, cette babiole aurait pu lui permettre de s’assurer de la véracité des événements vécus durant la nuit fatidique. Aujourd’hui, cette question a moins d’importance. C’est plutôt la douceur du moment qu’il garde bien enfouie dans un coin de son jardin secret ; le côté physique s’étant estompé avec le temps. La hantise de ce corps dont il ne se souvient presque plus aurait terni le plaisir qu’il a d’avoir Hniya à ses côtés. Il vit aujourd’hui un moment de bonheur gratifiant, son épouse aimante s’évertue à lui rendre la vie agréable. Il aimerait tant conjurer le souvenir de la fameuse nuit et des traces qu’elle a laissées derrière elle.
Le nouveau-né arrive, un garçon en excellente santé. Tout le monde est en liesse, en dépit de la douleur profonde d’avoir perdu Hmida dans des circonstances malheureuses. On s’attend à ce que Belaïd suive la tradition en lui donnant le prénom de son regretté père. Sa décision laisse son entourage sans voix. Il est lui-même surpris lorsqu’il annonce que le petit s’appellera… Adil ! Il est le seul à sentir qu’il se fait rattraper par le passé qu’il n’arrive pas à exorciser. Il constate que ce prénom renvoie à Adèle. C’est son destin qui se mêle de nouveau à celui de l’« apparition » d’une certaine aube.
Tout le monde finit par s’y plier pour ne pas déplaire à cet être cher et encore fragile. Quant à lui, il est conscient que s’il est sorti du tunnel, sa mémoire conserve intacte l’image de la nuit qui l’y a précipité et de celle qui a provoqué le destin. Il ne regrette pas de donner à son fils un prénom chargé d’un aussi lourd souvenir. Après tout, c’est peut-être un moyen de conjurer celui-ci et de retrouver ainsi la sérénité.
Sans voir le temps passer, Belaïd se retrouve en présence d’un Adil qui marche, babille, sourit et pleure à l’occasion. Il se sent désormais sorti d’affaire et en paix avec lui-même.
La saison de chasse venue, il émet le souhait de faire une partie. Il en parle à Jean qui vient souvent applaudir les progrès faits par le petit garçon. Il n’y a pas l’équivalent de parrain chez les Marocains, mais Jean se sent dans la peau de celui d’Adil. Il ne révèle à personne cette place qu’il s’attribue, mais l’honore en couvrant son filleul putatif de cadeaux. Les deux amis conviennent de la prochaine sortie. Un rendez-vous est pris avec quelques chasseurs pour une traque de sanglier dans une réserve au sud de Had H’rara et à proximité de la piste menant de Moul Bergui à Dar si Aissa. Il connaît le coin mais il n’aime pas ce type de chasse. Cependant, il accepte d’y participer pour sortir quelque peu de sa solitude.
Le jour venu, il part de bonne heure. Avant de sortir, il embrasse sa femme endormie et son petit garçon. Il ne l’a jamais fait auparavant et cela le fait sourciller, mais il se rappelle qu’il n’a pas chassé depuis sa maladie. Cela le détend et calme son inquiétude naissante.
Arrivés sur-place, les chasseurs organisent la traque. Chacun d’entre eux se tient tapi derrière un abri en pierre sèche, faisant face à la direction d’où les rabatteurs commencent leur tintamarre pour faire fuir les proies vers les fusils. On doit tirer droit devant soi. Il est interdit de le faire en direction de ses voisins. La première cohorte fait son apparition, accueillie par un tir fourni de chevrotine. Tout se passe bien. Mais l’accident arrive au moment où un sanglier solitaire survient. Les chasseurs reprennent leur cache dans la précipitation. L’imposante bête passe à toute vitesse entre Belaïd et son voisin de droite. Le jeune homme ne tire pas. Son voisin le fait en retard et de côté. La balle ricoche sur une grosse pierre et en détache plusieurs éclats. Belaïd sent une sorte de morsure sur la cuisse droite. Mais sans plus. Conscient de sa bévue, le chasseur en cause accourt vers Bélaïd. Celui-ci s’emporte, lui reprochant d’avoir failli le tuer. L’autre se confond en excuses. A la traque suivante, il commence à sentir un tiraillement dans la cuisse. Mais comme il n’y a pas de sang en évidence, il l’oublie momentanément. Rentré chez lui, il demande à Hniya d’examiner l’endroit qui ne cesse de l’élancer. Elle constate que la peau est bleuie là où il a mal. Elle tâte et sent un durcissement de la peau. Mais il y a juste une légère trace de pénétration avec un peu de sang séché et à peine visible. L’examen du pantalon révèle un petit trou du côté de la cuisse touchée. Lalla Zohra conseille un massage avec de l’huile d’olive chauffée. Belaïd supporte la douleur des pressions. Il est un peu soulagé. Mais la souffrance qui monte crescendo va l’empêcher de dormir.
Le lendemain, il a une forte fièvre. Il délire comme au plus sombre des jours de sa maladie. Son état est alarmant. On fait quérir un rebouteux qui cautérise la petite blessure à l’aide d’une tige métallique portée à incandescence et plongée dans un récipient rempli d’eau dans lequel le guérisseur ajoute un liquide sans nom contenu dans une fiole qu’il sort de sa ch’kara, sorte de besace portée en bandoulière. Ensuite, il prend des morceaux de roseaux fendus en deux et les serre très étroitement autour de l’endroit incriminé à l’aide d’un long morceau de tissu. Tous ces gestes sont accompagnés d’un baragouin inintelligible. De nouveau, Belaïd passe une nuit horrible, mais la famille met son espoir dans les soins apportés et essaie de faire patienter le malade. On attend une journée. Le résultat est nul. On décide de l’emmener de nouveau à sidi Ben Iffou. Hniya finit par s’impatienter. Elle fait appeler Jean qui décide de l’emmener coûte que coûte à l’hôpital. La jeune épouse donne son accord ; les autres se plient. Lalla Zohra est abattue.
A l’hôpital, les médecins diagnostiquent une gangrène avancée et recommandent une amputation urgente. Une décision trop difficile que ni Jean ni Mostafa qui l’accompagne ne peuvent prendre. Ils demandent un petit délai, le temps d’en référer à Hniya et à Lalla Zohra. Celles-ci se précipitent en larmes dans le véhicule pour aller à l’hôpital. Sur place, il a fallu les raisonner pour autoriser l’opération. Belaïd sollicite un aparté avec sa mère, puis avec sa femme. Il demande à chacune de se résigner et de laisser faire. Il leur recommande Adil. A Hniya, il demande pardon pour tout ce qu’il lui a fait endurer. Il l’embrasse et l’assure de son amour éternel. Ensuite, vient le tour de Jean. Il lui recommande sa petite famille et lui fait faire le serment de veiller sur elle. Il le met au courant des faits de la nuit fatale. Jean est abasourdi. Il est maintenant sûr du lien entre la grossesse, l’accouchement d’Adèle et la naissance de sa fille qu’elle a appelée Bella ; prénom qui renvoie indubitablement à celui de Belaïd. Celui-ci comprend le message qu’Adèle lui envoie avant de mourir d’une hémorragie la nuit de la naissance de leur fille. Il soupire et formule le vœu de réunir un jour ses deux enfants. Mais le pourra-t-il ? Jean s’engage à l’aider. Belaïd rappelle Hniya qui accourt. Il lui redemande pardon et lui fait le récit de la fameuse nuit avec Adèle sous le sceau du secret et la charge de tout expliquer à Adil le jour de ses dix-huit ans. Il insiste auprès d’elle pour réunir les deux enfants lorsqu’ils seront majeurs. Troublée et ballotée entre des sentiments ambivalents, elle lui répond que c’est lui-même qui le fera, après une longue vie. Elle veut bien le croire…
Tout cela se passe très vite, les médecins bousculant tout le monde. Il n’y a déjà plus de temps à perdre.
Soulagé d’avoir vidé son cœur et heureux à l’idée de voir un jour Bella, Belaïd confie sa vie à Dieu et aux médecins, en pensant à ces destins croisés entre lui et un monde qui n’est pas le sien, mais qui est devenu une partie de lui-même. Drôle de vie, pense-t-il. Il perd la sienne sur la table d’opération. Une vie courte et combien chamboulée. Le destin est bien cruel ! (A SUIVRE)
Aziz Hasbi
Rabat, le 21 octobre 2020
Les épisodes précédents de Des noms et des faits de mon bled :
Des noms et des faits de mon bled