LA TERRE A L’ENVERS - PAR MUSTAPHA SAHA

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La France se fournit l’uranium au Niger selon des procédures coloniales. Au-delà des sites d’Arlit et d’Akokhan, cruellement défigurés, c’est tout le pays qui demeure une chasse gardée du gouvernement français et de la multinationale Orano, auparavant Areva, antérieurement Cogema (Compagnie Générale des Matières nucléaires), qui contrôle de bout en bout la filière nucléaire.

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Edgar Morin et Mustapha Saha

Paris. Mercredi, 24 janvier 2022. La terre tourne à l’envers. Ou comment le nucléaire se métamorphose en énergie verte. Le commissaire européen, chargé du commerce intérieur, de la politique  industrielle, du numérique, de l’audiovisuel,  de la défense, de l’espace, Thierry Breton, dirigeant d’entreprise, administrateur de sociétés comme il se doit, ex-vice-président de Bull, ex-président de Thomson, ex-président de France Télécom, classé à trois reprises par la Harvard Business Review parmi les cent patrons les plus performants du monde, ancien ministre de l’économie, déclare froidement : « La transition écologique entraînera une révolution industrielle d’une ampleur inédite. Ainsi qu’une course aux capitaux entre les diverses sources énergétiques. Inclure le nucléaire dans la taxonomie est donc crucial pour permettre à la filière d’attirer tous les capitaux dont elle aura besoin. Il faut réellement passer à la vitesse supérieure dans la production d'électricité décarbonée, sachant que la demande d'électricité elle-même va doubler en trente ans » (Entretien avec Thierry Breton Le Journal du Dimanche, 9 janvier 2022).La France, dépendante du nucléaire à plus de 70 % pour son électricité, exerce un lobbying incessant. Le maître-mot taxonomie est un exemple patent de détournement technocratique d’un terme scientifique. Le vocable taxonomie, créé par le botaniste suisse Augustin Pyrame de Candolle (1778 – 1841), entériné par le Supplément du Dictionnaire de l’Académie Française en 1836, désigne, en vérité, une branche des sciences naturelles qui étudie et classifie la diversité des organismes vivants. Les mots s’atomisent, se nucléarisent, se robotisent. Le document européen prévoit, en clair, l’éligibilité des projets nucléaires, avec un permis de construire délivré d’ici 2045, à des investissements publics et privés pouvant atteindre 500 milliards d’euros.

Les dangers de l’énergie nucléaire sont connus. Qu’on se souvienne de la catastrophe de Tchernobyl en Ukraine le 26 avril 1986, provoquée par une augmentation incontrôlée de la puissance d’un réacteur. Le nuage de fumée saturé de particules radioactives s’étend sur plusieurs pays européens. La population locale, non prévenue de l’accident, poursuit ses activités sans précautions particulières pendant plusieurs jours. Les évacuations tardives concernent finalement 250 000 personnes en Ukraine, en Russie, en Biélorussie. Une ville de 30 000 habitants, Slavoutytch, est créée ex-nihilo. L’historienne américaine des sciences et des technologies Kate Brown explique le cheminement insidieux des contaminations radioactives : « En parcourant les archives du ministère ukrainien de l’Agriculture, je me rends compte que les radiations suivent et s’appuient sur les vecteurs humains de communication. Et que font les humains ? Ils vont dans la forêt, dans les champs. Ils récoltent des champignons, des baies, du bois et les rapportent chez eux, avec les roues des charrettes et des tracteurs couvertes de boue et de poussières radioactives. Après l’accident, tout est radioactif : la viande, le miel, les baies, les récoltes, même le thé. Les locaux vendent et exportent leurs produits qui s’éparpillent dans le pays. Les populations respirent la poussière, mangent les aliments contaminés et les radiations se retrouvent dans leurs corps. En fonction des isotopes radioactifs, les radiations se logent dans la chair du corps, dans la moelle osseuse, dans les poumons, dans la glande thyroïde. Ces isotopes imitent les minéraux dont le corps a besoin pour survivre. Et puis, les organes commencent à moins bien fonctionner. Les personnes contaminées développent des maladies chroniques qui rendent leur existence plus compliquée, maux de ventre, troubles respiratoires et cardiaques, problèmes de peau, cataractes. Au cours des années, les maux évoluent en cancers. Quand Tchernobyl se produit, les Soviétiques ont déjà eu beaucoup d’accidents nucléaires, qui sont gardés secrets. La conséquence, c’est que la médecine nucléaire est dans ce qu’ils appellent une boîte postale, des institutions militaires fermées où il faut avoir une habilitation de sécurité pour accéder à la documentation. Les médecins soviétiques ne sont pas autorisés à prendre connaissance des dossiers de surveillance des rayonnements. Ils ne peuvent tirer aucune conclusion. A l’autre bout du monde, Hiroshima est considérée comme une seule grande radiographie. La dose comptée provient d’une exposition qui a duré moins d’une milliseconde de rayon gamma. Les Américains font obstruction à de telles recherches. Ils craignent que les armes nucléaires soient classées comme armes biologiques et chimiques, et donc comme armes illégales de guerre. En 2017, soit trente ans après le désastre, je fais des recherches dans la forêt rouge, une zone de dix kilomètres autour de la centrale nucléaire de Tchernobyl où les arbres morts ionisés se couvrent de feuilles écarlates. Je m’attends à 50 millisieverts par heure, unités des effets des rayonnements ionisants sur le corps humain, mais, mon compteur affiche 994 millisieverts. Pour rappel, la limité légale d’exposition à la radioactivité en France est de 1 millisievert par an, 2O millisieverts chez les travailleurs du nucléaire. Un feu de forêt a remis en suspension les radiations de Tchernobyl, enfouies dans la litière des feuilles. L’incendie les a transformées en cendre et en fumée, qui voyagent loin. Le rayonnement continue longtemps avec l’explosion »  (Kate Brown, Entretien, Le Courrier d’Europe Centrale, 11 mai 2021). Référence : Kate Brown, Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future, éditions W.W. Norton & Company, New York, 2019. Traduction française, Kate Brown, Chernobyl par la preuve, Vivre avec le désastre et après, éditions Actes Sud, 2021.

En novembre 2021, une nouvelle insolite fait le tour du monde, Aliou, un adolescent burkinabé de treize ans, est porté en héros par la foule dans la ville de Kaya au Burkina Faso parce qu’il a abattu, avec son lance-pierre, un drone français qui surveillait les nombreux manifestants rassemblés depuis la veille pour empêcher le passage d’un convoi d’une centaine de véhicules de l’armée française.

Qu’on se souvienne de l’accident nucléaire majeur de Fukushima au Japon, le 11 mars 2011, la deuxième catastrophe classée au niveau 7, le plus élevé de l’échelle internationale des événements nucléaires après Tchernobyl. Le tsunami met hors service le système principal de refroidissement de la centrale nucléaire, déchaîne la fusion des cœurs de trois réacteurs et la surchauffe de la piscine de désactivation du quatrième réacteur. Le 12 mars 2011, les zones d’évacuation et de mise à l’abri des populations autour de la centrale est étendue à 20 kilomètres et le confinement porté à 30 kilomètres. Des comprimés d’iode sont distribués pour prévenir les cancers de la tyroïde. Une cinquantaine de personnes âgées décèdent d’hypothermies et de déshydrations pendant leur transplantation. Des dizaines de milliers de porcins et de bovins sont abandonnés avant d’être abattus. Seuls les chiens et les chats de compagnie sont secourus. Dans un périmètre de 200 kilomètres au nord de la centrale et de 100 kilomètres au sud, les produits alimentaires sont interdits à la consommation. L’eau de robinet de la capitale Tokyo est déconseillée pour les enfants de moins un an. 300 000 personnes évacuées. Les statistiques sur les morts restent évasives. En 2016, la police nationale japonaise dresse un bilan global de la catastrophe : «15 894 personnes sont mortes et 2 561 sont toujours portées disparues. Plus de 6 100 autres ont été blessées ». Le mensuel économique Capitalévoque« des villes entières rasées dans le nord-ouest du pays, toujours inhabitables », « Les autoritésne savent toujours pas comment se débarrasser de l'eau fortement radioactive stockée dans un nombre toujours plus grand de réservoirs aux abords du site de la catastrophe. Dans certaines parties de la centrale, la radioactivité est si élevée qu'il est impossible de s'y aventurer pour retirer les masses déformées et extrêmement dangereuses des barres de combustible qui ont fondu » (Capital, 11 mars 2016).« Cinq ans après, les fuites radioactives causées par le raz-de-marée qui a frappé la centrale nucléaire japonaise, les autorités médicales constatent avec effroi que le bilan humain de cet accident ne cesse de s'alourdir. Près de 32 millions de Japonais ont été exposés à des retombées d'iode 131. Les statistiques du ministère japonais de la santé évoquent le chiffre de 1 700 cancers mortels directement liés à la catastrophe nucléaire. Un chiffre sous-estimé selon plusieurs Organisations Non Gouvernementales, car cette province est peuplée de neuf millions d'habitants. Plus de 25 000 personnes ont subi des doses élevées de radiations avec des risques importants pour leur santé, relèvent deux associations de médecins, Physicians for Social Responsability et International Physicians for the Prevention of Nuclear War. Ces associations estiment que la catastrophe de Fukushima pourrait se traduire par 10 000 cas de cancers dans les dix prochaines années. L'iode 131 a contaminé près de 1 800 kilomètres carrés de terrains. On retrouve des doses critiques de césium, qui reste radioactif pendant une trentaine d'années, sur plus de 30 000 kilomètres carrés. Des scénarios font état de 66 000 cas possibles de nouveaux cancers d'ici 2026. À quoi s'ajoute toute une série de pathologies associées. Selon Reiko Hasegawa, chercheuse associée au Medialab de Sciences Po Paris, 1 979 personnes seraient ainsi mortes ces cinq dernières années aux environs de Fukushima de pathologies cardiaques ou neurologiques liées au stress. Le nombre de décès constatés dans la province serait, de fait, une fois et demie plus élevé qu'ailleurs. L'essentiel de ces morts invisibles concerne des personnes de plus de 65 ans, qui ont accepté de revenir dans les trois villes pour lesquelles l'ordre d'évacuation a été levé. Si les personnes âgées ont tendance à vouloir revenir, leurs enfants et petits-enfants ne suivent pas. Cela crée des divisions dans les familles qui accroissent le stress des plus anciens » (Le Point, 11 mars 2016).

La centrale nucléaire de Fukushima doit être démantelée pendant une durée de quarante ans. Le million de mètres cubes d’eau contaminée par du tritium, actuellement stocké, doit être rejeté dans la mer. Cécile Asanuma-Brice, chercheuse au Centre National de Recherche Scientifique et codirectrice d’un programme international de recherche Post-Fukushima Studies, résidente permanente au Japon depuis 2001, est présente au moment de l’explosion. Dix ans plus tard, elle recueille et analyse les témoignages des habitants, des volontaires, des fonctionnaires, des gestionnaires, des administrateurs locaux et nationaux. Leurs récits dissonants révèlent les techniques de manipulation des opinions. Dans les situations qui mettent en péril la vie de millions de personnes, toute considération éthique disparaît au profit de l’intoxication. Les stratagèmes politiques l’emportent sur les investigations déontiques. Le gouvernement japonais se discrédite quand il fausse  le nombre de réfugiés, quand il affirme que la multiplication des cancers de la typhoïde n’a aucun lien avec l’explosion de la centrale, quand il annonce qu’il maîtrise la situation et que la page est tournée. Vieille recette politique, minimiser les drames véritables et dramatiser les factualités discutables. Le plus délirant dans cette histoire, la Commission internationale de protection radiologique qui recommande, en situation d'urgence, d'élever la fourchette du taux de radiation acceptable pour tout citoyen de 1-20 à 20-100 millisieverts. Les gouvernements appliquent aveuglément cette exhortation. L'expertise joue la carte de la normalisation des accidents nucléaires, redéfinis  comme des apocalypses ordinaires. « La normalisation de Fukushima s’inscrit dans les transformations de long terme du gouvernement européen du nucléaire, qui pérennisent le secteur en véhiculant des cadrages qui rendent les accidents nucléaires acceptables » (Valérie Arnhold, L’apocalypse ordinaire. La normalisation de l’accident de Fukushima par les organisations de sécurité nucléaire, Sociologie du travail, Janvier-Mars 2019).

Qu’on se souvienne de l’accident nucléaire majeur de Fukushima au Japon, le 11 mars 2011, la deuxième catastrophe classée au niveau 7, le plus élevé de l’échelle internationale des événements nucléaires après Tchernobyl.

La gouvernance japonaise déploie simultanément la propagande sur sa politique de décontamination. La prévention des risques justifie des politiques de surveillance et de contrôle liberticides, sans rapport avec l’accident. Des budgets importants sont levés pour les campagnes d’information sur la radioprotection. Bourrages de crânes sous forme de dialogues, de workshops, de fausses interactivités. Edification de lieux de mémoire.Défilés de spécialistes et de consultants sur les plateaux de télévision. Plus les avis sont contradictoires, plus les cartes sont brouillées, plus le gouvernement peut trancher selon son bon vouloir. Edification de lieux de mémoire. Le même scénario s’applique à la pandémie de coronavirus. A Paris, devant l’église Saint-Sulpice, un espace est dédié aux victimes de la crise sanitaire. La ville de Troyes aménage un mémorial dans le jardin du Rocher. D’autres villes suivent l’exemple. Sur Internet, une plateforme numérique se veut une mémoire collective de la pandémie. Cécile Asanuma-Brice constate : « L'incertitude des informations participe d'une violence structurelle inhérente à la gestion des catastrophes industrielles dans un contexte de libéralisme effréné qui vise à préserver sa ligne et à maintenir son équilibre coûts-bénéfices, retournant les pires désastres en opportunités de profits, quelles qu'en soient les conséquences pour les victimes directes. Il nous faut comprendre la façon dont la violence s'est construite dans le contexte de Fukushima, analyser les logiques inhérentes à la violence structurelle de nos sociétés, reconsidérer le secteur de l'énergie, mesurer l'échelle des gravités, ne pas être  victime de la banalisation de la catastrophe, au point de la sentir lointaine alors qu'elle se trouvait sous mes pieds » (Cécile Asanuma-Brice, Fukushima, 10 ans après. Sociologie d’un désastre, éditions Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2021).La population devient l’objet même de la manipulation ségrégative, comme aujourd’hui la distinction entre vaccinés et non vaccinés. « Les autorités commencèrent par définir deux groupes, « les réfugiés », qui ont reçu l'ordre d'évacuer la zone, et « les réfugiés volontaires » qui ont choisi de partir même si leur résidence ne faisait pas partie de la zone d’évacuation. Cette appellation de "réfugiés volontaires" sous-entendait que les personnes, parties de leur propre fait, devaient en assumer les conséquences. L’État transférait ainsi sa responsabilité de dédommagement suite à l'accident nucléaire sur les victimes elles-mêmes, qui s'entendirent répliquer que rien ne les contraignait à partir » (Cécile Asanuma-Brice, ibidem).

Qu’on se souvienne en France même, à Saint-Laurent-des-Eaux dans le Loir-et-Cher, le 17 octobre 1969, une mauvaise manipulation pendant le chargement d’un cœur de réacteur entraîne la fusion de 50 kilos d'uranium. Un demi-siècle plus tard, le cataclysme reste ignoré par le grand public. Deux semaines plus tard, des centaines de nettoyeurs tentent d’effacer les traces. Il faut attendre que le combustible nucléaire refroidisse. Les ouvriers, harnachés d’un masque et de trois combinaisons enfilées les unes sur les autres, éclairés par un projecteur, doivent se hisser dans l’enceinte par un trou d’homme percé dans une plaque d’acier de trente centimètres. On passe une corde autour de leur taille, deux minutes plus tard on tire trois fois dessus pour qu’ils ressortent, tellement ça crache fort. Ils ramassent, à la raclette, l’uranium fondu sous le réacteur, le mettent dans de petites poubelles de plomb.  Ils absorbent, en une seule intervention, la dose de radioactivité autorisée pour un an. Le 13 mars 1980, les alarmes se déclenchent dans la même centrale. Une nouvelle fusion nucléaire de 29 kilos d’uranium, qui a séjourné plus de deux ans dans le réacteur, et se retrouve particulièrement radioactif. Une chaîne humaine dépose des tonnes de plomb, des sacs de 20 kilos de billes, pour faire écran aux radiations. Il faut neuf mois pour colmater l’installation. L’opinion publique n’en sait rien. Les centaines de chaudronniers, de soudeurs, de mécaniciens sous-traitants, recrutés pour remettre en état le réacteur, sont surexposés à la radioactivité. A l’époque, les doses de radiation autorisées pour les travailleurs du nucléaire sont deux fois et demie plus élevés qu’aujourd’hui. Malgré l’absence d’études transparentes à ce sujet, il est probable que beaucoup de ces travailleurs ont développé par la suite des cancers et des pathologies spécifiques. Aucune information non plus sur les vidanges successives dans l’atmosphère de centaines de tonnes de gaz carbonique, et leurs effets toxiques sur la population et l’environnement. Le réacteur est arrêté pendant trois ans et demi, et l’accident porté au niveau 4 de l’échelle internationale des événements nucléaires. Les statistiques relativisent. Les tragédies se révisent. Les amnésies se supervisent.

La France se fournit l’uranium au Niger selon des procédures coloniales. Au-delà des sites d’Arlit et d’Akokhan, cruellement défigurés, c’est tout le pays qui demeure une chasse gardée du gouvernement français et de la multinationale Orano, auparavant Areva, antérieurement Cogema (Compagnie Générale des Matières nucléaires), qui contrôle de bout en bout la filière nucléaire. Orano a beau se prévaloir d’une « organisation qui préserve et développe le contexte environnemental et socio-économique, met en place de programmes qui apportent aux populations des solutions durables de croissance, anticipe la fin de vie de la mine, se préoccupe du réaménagement du site », la réalité sur le terrain est autre. L’opération militaire Serval, devenue Barkhane n’a d’autres objectifs que de sécuriser l’exploitation de l’uranium et d’autres intérêts économiques français. La région des trois frontières est également un espace d’expérimentation des nouvelles techniques de guerre. Au Sahel, une bonne partie des bombardements sont effectués par des drones. Etrange coïncidence, les premiers drones, conçus par Général Atomics, sont livrés pour l’intervention au Niger et au Mali. Le MQ-9 Reaper (reaper se traduit par faucheuse, allégorie de la mort) est un drone volant à moyenne altitude avec 24 heures d’autonomie. Il sert aussi bien au recueil de renseignements et de données qu’à l’attaque avec un armement progressif. Il contient des capteurs embarqués ultrasophistiqués, une boule optronique avec des caméras jour, des infrarouges et un radar SAR-GMTI. Jargon militaire, SAR pour Synthetic Aperture Radar (radar à ouverture synthétique), avec GMTI pour Ground Moving Target Indication (indication de cible mobile au sol). L’équipage est composé de quatre aviateurs à distance, un pilote, un opérateur capteur, un coordinateur tactique, un opérateur image. L’actuel drone Reaper est armé de bombes GBU12 à guidage laser, de GBU49 à guidage GPS et laser et du missile Hellfire. Avec plusieurs milliers de missions effectuées chaque année, le drone bombardier est au cœur des opérations sahélo-saharienne. Il peut réaliser des sorties à deux mille kilomètres de sa base aérienne projetée (BAP) de Niamey.

En novembre 2021, une nouvelle insolite fait le tour du monde, Aliou, un adolescent burkinabé de treize ans, est porté en héros par la foule dans la ville de Kaya au Burkina Faso parce qu’il a abattu, avec son lance-pierre, un drone français qui surveillait les nombreux manifestants rassemblés depuis la veille pour empêcher le passage d’un convoi d’une centaine de véhicules de l’armée française. Partis de Côte d’Ivoire en direction du Niger, les militaires français avaient déjà été bloqués plusieurs heures à Bobo-Dioulasso et à Ouagadougou les jours précédents. L’exploit du jeune Aliou prouve que les drones de surveillance, militaires et policiers, qui se répandent partout dans le monde, sont plus vulnérables qu’ils ne paraissent. Au Niger, où le convoi militaire français avait prévu de transiter, les manifestations se multiplient contre « l’occupation militaire de la France » et contre la volonté déclarée de la présidence française de faire du Niger son pays pivot dans la région. L’armée française est accusée d’avoir tiré sur des civils désarmés. Un communiqué du ministère de l’intérieur nigérien reconnaît la gravité de l’événement : « Dans la matinée de ce samedi 27 novembre 2021, le convoi de la force française Barkhane, sous escorte de la gendarmerie nationale, en route pour le Mali, a été bloqué par des manifestants à Téra, région de Tillabéri, où elle a passé la nuit. Dans sa tentative de se dégager, elle a fait usage de la force. On déplore la mort de deux personnes et 18 blessés, dont onze graves ». Le président nigérien exprime, le même soir, « sa reconnaissance envers la France dont il salue les sacrifices dans les pays du Sahel » (AFP, 27 novembre 2021).

L’impact des exploitations d’uranium est cataclysmique dans tous les domaines. Les bois morts de la réserve naturelle, principal ressource énergétique des touaregs, sont pillés sans vergogne par les habitants d’Arlit et d’Akokan.

Arlit et Akokan, qui accueillent cent mille habitants, accourus de toute l’Afrique de l’Ouest, sont deux villes artificielles. La région, inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, est théoriquement protégée avec la réserve naturelle de l’Aïr et du Ténéré, étendue sur vingt-quatre millions d’hectares, et le sanctuaire des Addax. Ecosystèmes exceptionnels avec des paysages époustouflants, des montagnes de marbre bleu, des dunes mouvantes, des regs sableux, des falaises, des canyons, des gueltas, des animaux sauvages, des antilopes sahariennes, des gazelles dorcas, des gazelles leptocères, des addax nasomaculatus (à nez tacheté), des guépards, des fennecs, des renards faméliques, dits renards de Rüppell en hommage au zoologiste explorateur allemand Eduard Rüppell (1794 – 1884). Au total, quarante espèces de mammifères, dix-huit espèces de reptiliens, cent-soixante-cinq espèces d’oiseaux. La flore comprend, dans les vallées, des palmiers dattiers, des palmiers doums (hyphaene thebaica) utilisés dans la vannerie et dont les fruits sont prisés pour leur richesse en vitamine C, des acacias nilotica ou gommiers rouges, des acacias raddiana ou faux-gommiers, des boscias senegalensis ou hanza ou aisen dont le fruit est un aliment traditionnel, des salvadoras persica dont la racine siwak s’utilise pour le nettoyage des dents. Et dans la steppe, des acacias ehrenbergiana également appelés salam en arabe et tamat en langue touareg, des balanites aegyptiana, dattiers sauvages réputés pour leurs vertus anti-inflammatoires et cicatrisantes, des maeruas crassifolia aux fruits comestibles et aux vertus thérapeutiques contre la fièvre, les gastrites, les infections cutanées, des stipagrostis vulnerans, des panicums turgigums, graminées sauvages, ressource alimentaire importante pour les dromadaires.

L’impact des exploitations d’uranium est cataclysmique dans tous les domaines. Les bois morts de la réserve naturelle, principal ressource énergétique des touaregs, sont pillés sans vergogne par les habitants d’Arlit et d’Akokan. Or, ces bois morts, qui servent pour la cuisine, le charpentage des puits et d’autres constructions indispensables, jouent un rôle capital dans le fonctionnement des écosystèmes arides. Ils apportent de la matière organique dans des sols très pauvres. Ils freinent la désertification en retenant les sables drainés par les vents. Ils favorisent la régénération des arbres, nourriciers des bétails et des herbivores sauvages. Pendant la saison des pluies, les bois morts accumulés dans les koris, cours d’eau temporaires, constituent des mini-barrages permettant une meilleure infiltration de l’eau dans les nappes phréatiques. Les bois morts autour des vieux villages, comme Timia, ont totalement disparu. Leur prix s’envole. Les femmes font de nombreux kilomètres pour s’en procurer. Effet ricochet de la politique énergétique française. Chaque fois qu’on allume une ampoule en France, on détruit une parcelle de nature au Niger.

L’exploitation de l’uranium se fait au détriment des populations locales, des éleveurs de bovins, de camelins, d’ovins. Le Niger se veut  le premier fournir mondial d’uranium. Orano, qui détient 63,4 % du capital de la Société des Mines de l’Aïr (Somaïr), et 59 % du capital de la Compagnie Minière d’Akouta (Cominak),  se taille la part du lion. Les sites découverts dans les années cinquante par la Commissariat à l’Energie Atomique sont exploités depuis un demi-siècle. La mine à ciel ouvert d’Arlit doit se prolonger jusqu’en 1935 grâce à des optimisations technologiques et numériques. La mine souterraine de Cominak arrête sa production après épuisement des réserves. Vingt ans de travaux seront nécessaires pour tenter d’assainir la localité ravagée. Un troisième site, Imouraren, prend le relais. Le gisement d’Imouraren découvert en 1966 à 160 kilomètres au nord d’Agadez, détenu à 66,65% par Orano, est l’une des réserves les plus importants dans le monde. Et pourtant, l’uranium nigérien représente à peine 2% du produit intérieur brut. L’élevage, qui se sacrifie, correspond à une productivité six fois plus grande. L’économie pastorale disparaît dans le nord. Les technologies inadaptées se traduisent par des catastrophes environnementales et sociales. L’élevage extensif dans la plaine de l’Irhazer est compromis par le tarissement  des nappes phréatiques d’Agadez. L’assèchement est provoqué par l’acheminement de l’eau vers des mines de charbon qui alimentent les usines d’Orano en électricité. L’aquifère au nord du Tarat est épuisé à 70% en raison de sa surexploitation. Il est envisagé de construire un pipeline de trente kilomètres pour puiser l’eau dans d’autres nappes de grès. Les tribus touaregs quittent leur territoire ancestral pour s’entasser dans les bidonvilles des villes minières, pour survivre, dans un état épidémiologique lamentable, des déchets d’Arlit. Les fausses couches, les céphalées, les conjonctivites, les allergies respiratoires, les maladies dermatologiques, les malformations congénitales sont désormais leur lot quotidien. La ségrégation urbaine à Arlit rappelle cruellement les villes coloniales. Trois zones séparées. Le quartier des villas avec jardins et piscines réservé aux expatriés français. Le secteur des cadres nigériens avec ses petites maisons sans verdure, à peine pourvues d’eau, de gaz et d’électricité. Le ghetto dépourvu de tout, sans eau, sans réseaux d’assainissement.

L’usine de retraitement de La Hague rejette, chaque année, deux mille tonnes de nitrates dans la Manche, issues de l’acide nitrique utilisé pour dissoudre les combustibles irradiés et séparer le plutonium, l’uranium et les produits de fission     

Retour en France. Les réacteurs nucléaires ont besoin de flux considérables d’eau, disponibles en permanence, raison pour laquelle ils sont installés au bord des mers et des rivières. Une pollution radioactive durable sur des milliers d’années, ingérable. Le 21 décembre 2021, Electricité de France annonce avoir pollué les sols et les eaux sous la centrale du Tricastin dans la Drôme. 900 litres d’effluents contaminés se sont déversés dans le réseau de collecte d’eaux fluviales jusqu’à rejoindre la nappe d’eau souterraine. Du tritium est détecté dans des concentrations très fortes de 29 000 becquerels par litre. Le becquerel, unité dérivée du Système international d’unités, désigne, pour l’activité d’une certaine quantité de matière radioactive, le nombre de désintégrations qui s’y produisent par seconde. Le nom a été donné en référence à Henri Becquerel (1852 – 1908), découvreur de la radioactivité. Le tritium est l’isotope radioactif de l’hydrogène. Il est difficilement confinable. Il traverse le béton et les métaux. Il est utilisé dans la fabrication des bombes atomiques. Il pénètre dans l’ADN des cellules, cause des dégâts irrémédiables. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) reconnaît que les effluents radioactifs ont été renvoyés vers un réservoir qui n’a pas une capacité suffisante pour les stocker. Les rejets ont débordé et se sont déversés dans un puits de récupération sans étanchéité, qui a aussi débordé. La pollution étant circonscrite à l’intérieur de l’enceinte géotechnique du site, cet événement est classé au niveau 0 de l’échelle internationale des événements nucléaires (INES). L’impératif économique annule les pollutions nucléaires. Greenwashing. Verdissement. Ecoblachissement. Les décisions politiques contournent impudemment leurs propres réglementations.

Après un demi-siècle d’utilisation de l’énergie nucléaire, aucun élément de combustible n’est définitivement éliminé dans le monde. Un million de mètres cubes de déchets radioactifs s’accumule sur le territoire français. Le volume d’eau nécessaire au fonctionnement du circuit de refroidissement d’un réacteur est compris entre 50 millions de mètres cubes, quand le refroidissement est assuré par un aéroréfrigérant, et 1 milliard de mètres cubes, quand l’eau est rejetée directement dans le milieu naturel, soit respectivement 6 à 160 litres d’eau prélevés pour produire un kilowattheure. L’électricité d’origine nucléaire génère, chaque année, 23 000 m3 de déchets hautement radioactifs qui persistent pendant des milliers d’années.En France, tous les ans, 1 200 tonnes de combustible usé sont refroidies dans 63 piscines à côté des réacteurs nucléaires sans être comptabilisés comme déchets.A La Hague, 10 000 tonnes de ces déchets sont entreposés. 30 000 tonnes d’uranium de retraitement s’amoncellent à Pierrelatte. Sans compter les millions de mètres cubes de déchets radioactifs rejetés dans la Manche par l’usine de La Hague. Un groupe d’experts accrédités auprès de La Commission Européenne souligne que le label vert ne peut être octroyé ni au gaz ni à la filière nucléaire, qui ne participent pas de manière significative à la lutte contre le dérèglement climatique (Reuters, 21 janvier 2022). Ce rapport, comme d’autres études scientifiques, est ignoré. 

L’usine de retraitement de La Hague rejette, chaque année, deux mille tonnes de nitrates dans la Manche, issues de l’acide nitrique utilisé pour dissoudre les combustibles irradiés et séparer le plutonium, l’uranium et les produits de fission. L’eutrophisation de La Manche Nord, du golf normano-breton, de la baie de Seine se traduit par un apport excessif d'éléments nutritifs dans les eaux, une prolifération des algues vertes, un appauvrissement en oxygène et un déséquilibre de l'écosystème. Une pollution ancienne de la filière nucléaire passée sous silence par les médias (Autorité environnementale, Avis délibéré n° 2021-18 du 19 mai 2021 sur les modifications des installations nucléaires de base n° 116 et 117 de l’usine Orano Cycle à La Hague). Et pourtant, le territoire de La Hague a candidaté en février 2021 au statut de géoparc mondial Unesco, un label créé en 2015 pour consacrer des sites et des paysages gérés avec un souci de protection, d’éducation et de développement durable. Le nucléaire est une énergie verte disent-ils.

Bio express. Mustapha Saha,  sociologue, poète, artiste peintre,  cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021)

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