L’errance d’Al Adl Wal Ihsane en panne sèche, 40 ans après sa création -Par Bilal TALDI

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Abdeslam Yassine, «Cheikh al-mashoub » (guide intemporel qui se perpétue dans ses successeurs), au milieu des adeptes et gardes corps. Une propension inégalable à la mauvaise lecture des situations et des évènements

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Dialogue social : Face aux fuites, parler vrai et dissiper les ambiguïtés -  Par Bilal TALIDI

La célébration de la création d’un mouvement est traditionnellement associée, par ses dirigeants et ses penseurs, à un moment de glorification du parcours de la mouvance et de ses faits d’arme, ainsi que de «sa stratégie efficiente qui a tenu en échec les manœuvres du Pouvoir à son encontre». Néanmoins ce récit ne présente aucun intérêt scientifique et ne fournit aucun enseignement politique, si ce n’est nourrir l’autosatisfaction chez les adeptes pour les persuader de l’intérêt de leur adhésion au mouvement.

Pour le chercheur, le parcours du Jamaâte Al-adl wa Al-ihsane est passé trois étapes qui ont façonné son action et scellé son sort. L’étape de la genèse, articulée autour de la centralité du Cheikh Abdeslam Yassine, celle du rayonnement au cours de laquelle la jamaâ a mis à profit la tension de ses rapports avec l’Autorité pour se draper dans une posture victimaire qui a favorisé son extension et sa propagation, et l’étape d’une crise de deux décennies au cours de laquelle le mouvement est entré dans une phase d’isolement, marquée par son incapacité à influer sur la société et le cours de la vie politique.

La centralité tutélaire du Cheikh

Le fondateur d’Al Adl Wal Ihsane, Cheikh Abdeslam Yassine, sa démission de la zaouïa Boutchichia qui manquait, de son point de vue d’entrain jihadiste s’était érigé en figure hégémonique du Mouvement. Chaque croisée des chemins tout au long de son parcours sera marquée par un livre, une épître ou une initiative tonitruantes. «L’Islam, entre la prédication et l’Etat» (1972), axé sur le compromis impératif entre le guide spirituel (le cheik soufi) et la direction séculière (le Prince) pour réaliser le changement. La lettre ouverte «L’islam ou le déluge» (1974) pour mettre le Roi dans l’embarras en prétendant lui dicter le repentir pour prouver son sérieux à engager des réformes selon les préceptes de l’Islam à l’image de Omar Ibn Abdelaziz. L’initiative de rassembler sous son férule les factions de la mouvance islamiste (1978). La création de la revue «Al Jamâa» (1979) et la création du premier noyau de son Mouvement «la famille de la Jamâa» (1981). Un long parcours marqué par la volonté immuable de Cheikh Yassine d’imposer sa vision, à la zaouïa comme au Roi, aux factions islamistes comme aux élites. 

Très tôt, l’homme avait mûri son projet intellectuel et militant. Il allait au-delà d’une feuille de route destinée à montrer le chemin disciples pour le prédestiner lui au même rôle que le célèbre théologien et mystique musulman Abou Hamid Al Ghazali (1058/1111), auteur entre autres, de «La revivification des sciences de la religion». Pour qu’à l’arrivée, Cheikh Yassine n’ait réussi ni à soumettre la zaouïa Boutchichia à sa vision, ni à convaincre les factions de la nébuleuse islamiste à le rejoindre sous sa guidance spirituelle, ni encore à éviter le courroux du pouvoir. Son unique réalisation se limitera, avec l’indulgence des autorités, à la création de «la famille de la Jamâa», le noyau dur d’Al Adl Wal Ihsane, en s’appuyant sur de fidèles éléments, de formation modeste, qui se sont ralliés à sa cause depuis la genèse du Mouvement.

Le virage vers la question sociale ou ’âge d’or 

Cheikh Yassine a passé plus d’une décennie (1972/1983) à affiner son projet. Mais cette œuvre qui a porté sur des questions de doctrine, d’organisation, d’activisme et de communication, n’a pas revigoré son Mouvement, resté moins attractif que la mouvance de la Chabiba Islamiya (Jeunesse islamique) d’Abdelkrim Moutiî. Et en dépit de son placement dans un asile psychiatrique,  suite à sa lettre au Roi, l’Islam ou le déluge, puis son transfert dans un hôpital des maladies thoraciques, et malgré son arrestation en raison de sa critique de « le message du siècle» adressée à l’aube du 15ème siècle de l’hégire par Hassan II à la Nation, la Jamâa de Yassine n’a pas pu capitaliser sur cette persécution pour accroitre son attractivité en conséquence. Les islamistes, pourtant minés par les tensions organisationnelles que connaissait la direction de la Chabiba Islamiya entre 1978 et 1983, y sont restés globalement insensibles.

Cependant, l’année 1987 sera celle de l’engrangement des fruits de cet activisme et marquera le début d’une décennie de rayonnement et d’expansion du Mouvement. Quatre faits saillants signeront cette période. 

Le premier est le changement de l’identité de la Jamâa rebaptisée Al Adl wal Ihsane, avec à la clé un basculement remarquable du champ de la pédagogie et de la prédication vers le front social. 

Le deuxième consiste en un changement du rapport à l’Autorité en vertu duquel la confrontation désormais ne concernait plus que la personne de Yassine, mais l’ensemble de la direction du Mouvement, en l’occurrence son Conseil d’orientation débouchant sur l’amorce d’une négociation discrète avec le pouvoir même le Mouvement persistera à la nier. 

Le troisième fait concerne l’apport des nouveaux écrits de Cheikh Yassine pour doter le Mouvement d’arguments et d’arguties nécessaires dans sa réthorique contre ses adversaires et ses concurrents parmi les marxistes, les pan-arabistes et les laïcs, voire même les autres islamistes. Son livre «Aperçus sur le fiqh et l’Histoire» est une tentative de doter ses partisans des arguments religieux qui cristallisent sa vision typique du changement appelant à la désobéissance au Roi.

Le quatrième fait enfin découle du précédent : l’assignation à résidence surveillée de Cheikh Yassine et de l’exploitation politique et médiatique optimale de cette astreinte, parallèlement à l’émergence de nouveaux dirigeants autrement plus vigoureux et influents au sein d’Al Adl Wal Ihsane (Mohamed Bachiri).

D’autres facteurs objectifs ont contribué à l’expansion du Mouvement. La sclérose politique et économique que le Maroc a connue au point de faire dire à Feu Hassan que le pays risquait la crise cardiaque, la préparation laborieuse de l’alternance politique ainsi que le refus des autres composantes islamistes à prendre part au processus politique, allaient permettre à la Jamaâ de se présenter en acteur influent capable d’occuper le vide et de mobiliser la rue.

Al Adl Wal Ihasane dans l’errance

Cette période couvre deux décennies. Elle débute avec le schisme au sein de la direction entre Cheikh Yassine et son compagnon de longue date Mohamed Bachiri, débarqué en 1996 sous prétexte de divergence sur la ligne de la Jamâa.

Ce schisme a constitué une profonde secousse intellectuelle et morale pour les adeptes du Mouvement qui, pour la première fois, assistent à l’ébranlement de l’image d’une direction unie autour de leur Cheikh. Elle débouche sur la remise en cause du référentiel soufi et de ses représentations : l’acception salafiste (thèse de Bachiri) contre acception intuitive (Cheikh Yassine).  Pour colmater les brèches ainsi provoquées, on procède à la création des ‘’conseils divins’’ (cercles soufis) ce qui est en soi une régression par rapport à la ligne centrée la justice sociale, augurant une inversion des priorités menant à la concentration sur l’être et l’individu en substitution aux questions liées à la société et l’Etat.

La réaction d’Al Adl Wal Ihsane à l’avènement du Roi Mohammed VI au Trône en 1999 va précipiter le Mouvement dans l’isolement. Sans considération pour le geste royal significatif - la levée de l’assignation à résidence en 2000 -, Cheikh Yassine a continué sur la même lancée de sa lettre «L’Islam ou le déluge», en adressant au nouveau Souverain son «Mémorandum à qui de droit», un pamphlet que d’aucuns ont considéré comme une escalade injustifiée. Au lieu d’envoyer des signes d’apaisement à l’Autorité, la Jamâa a penché pour le maintien des tensions, au risque d’en subir sévèrement l’effet boomerang. Le mémorandum, loin de créer l’événement, n’a pas fasciné la foule et encore moins l’intelligentsia, l’Autorité l’a royalement ignoré et au sein des différentes élites il n’a suscité qu’aversion.

La participation des islamistes du PJD et du MUR au processus politique en 2002 et les importants résultats qu’ils ont obtenus ont davantage approfondi l’isolement du Mouvement qui s’est retrouvé en proie à un angoissant questionnement. Le doute s’est instillé dans la Jamâa qui a commencé à s’interroger sur la pertinence du maintien d’une position conflictuelle avec le pouvoir d’autant plus que ses raisons ont disparu avec le décès de Hassan II.

L’enkystement d’Al Ald Wal Ihasane dans le labyrinthe des mauvaises décisions va se poursuivre avec l’appel en 2006 à la Kawama (révolte et désobéissance civile) qui a mis à nu le peu d’écoute dont jouit le cheikh au sein de la population, l’engagement hasardeux ensuite dans le Mouvement du 20 février 2011 et enfin le flou de la période post-Yassine.

La réaction enthousiaste de la Jamâa à l’appel de Cheikh Yassine à la «Kawma» n’a eu d’égale que la confusion qui a résulté de son échec. Pour sortir de l’embarras une fois l’échec de la kawama acté, la direction de la Jamaâ a puisé dans la littérature soufie invoquant la possibilité de la non-réalisation de cette utopie (Ibn Ata Allah Al-Iskandari, 1260/1309), pour ensuite renier purement et simplement son adoption de cette Vision inspirée au cheikh dans son rêve.

Dans ce cafouillage, une chose est sûre : l’isolement de la Jamaâ suite à l’échec de la kawma, et le fiasco d’un autre appel de Cheikh Yassine aux élites démocratiques pour une Charte commune contre le despotisme resté sans écho. Le Mouvement a bien tenté de sortir de sa solitude en lançant la politique des «Portes ouvertes» qu’il a intensifiée en 2006 sans résultat, tout comme est restée vaine sa tentative de relance en 2007, avec l’initiative « Ensemble pour le salut !». 

Pour autant, l’impénitence d’Al Adl Wal Ihsane va encore le porter à une évaluation erronée du Hirak du 20 février. Indexant la situation marocaine sur les contextes tunisien et égyptien, elle se retrouve une fois de plus ou de trop en porte à faux avec les réalités du pays qu’elle a l’incommensurable défaut de soumettre à son appétence démesurée pour la prise du pouvoir et son aventurisme intempestif. Le succès électoral dans la foulée des islamistes qui ont choisi la participation au processus politique a grandement contribué à l’érosion de sa popularité, surtout après son retrait du Hirak du 20 février aussi bien à cause de la flagrance des contradictions entre Al Adl Wal Ihsane et les Basistes (tendance marxiste) que parce qu’à l’épreuve du feu il a pu constater les limites du Hirak. 

Ce retrait a été vécu en interne comme un coup dur qui a révélé, aux plus téméraires des disciples, l’image d’une Jamâa impuissante et incapable de saisir l’opportunité historique et d’une direction mal inspirée pour ne pas avoir anticipé l’aptitude du Pouvoir à manœuvrer.

Pratiquement simultanément, la Jamaâ a dû gérer l’après Yassine décédé en 2012. Une fois acté ce processus de déclin, la Jamaâ a préféré s’emmurer dans le mutisme doctrinale et intellectuel se refusant à exprimer publiquement sa vision de l’évolution du pays et du Mouvement, laissant pendante la question de la succession. A la résolution du problème doctrinaire que pose l’éclipse du «Cheikh al-mashoub »  (guide intemporel qui se perpétue dans ses successeurs), ainsi se considérait Yassine, la Jamaâ a préféré la voie du partage du pouvoir entre les dirigeants traditionnels du mouvement au prétexte de maintenir la cohésion de l’appareil  et son immunisation, priorisant le volet pédagogique et s’éloignant, en attendant des jours meilleurs, de tout acte politique de nature à attiser les tensions avec le pouvoir. 

 

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