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Notes de lecture en guise de chronique : Que danse le jasmin – Par Abdejlil Lahjomri
Le titre Que danse le jasmin est heureux, le récit classique, le style sobre, les personnages attachants, un air d’une légère intensité dramatique habilement distillé offre une lecture ni pesante, ni inconfortable
J’ai un ami exigeant. Administrateur de ce site prenant, il me soumet à un exercice inédit : rédiger deux notes de lecture consacrées à deux récits. Le premier imprimé en 2021, mais non diffusé, bien qu’une réédition ait été prévue pour Mars 2024. Le second encore manuscrit (tapuscrit ? dit-on aujourd’hui), que l’auteur(e) hésite à publier. L’un porte le titre de ‘’Que danse le jasmin’’. L’autre s’intitule ‘‘Soupirs à Berlin ‘‘ avec un sous-titre ‘’Fragments de vie’’. Et comme par défit, insiste mon ami intransigeant, accepter de publier ces notes sous forme de chronique. Devant mon hésitation légitime, il me convainc en me disant péremptoirement « Ta tache de critique c’est de ‘’donner à voir’’». J’ai choisi de ‘’donner à voir’’ le second qui participe mieux et avec plus d’imagination à l’effervescence littéraire et artistique qui fait du Maroc actuel un lieu d’émergence innovante et qui dans les domaines esthétiques étonne, fascine et séduit et qu’une diaspora prolixe conduit vers un rayonnement encore plus attrayant et plus irradiant.
Toutefois ces deux récits ont ceci de commun qu’ils n’appartiennent pas au genre autobiographique, genre de moins en moins dominant dans la littérature actuelle, essentiellement francophone, toujours présent malgré tout, et pour le critique toujours plus irritant. Cette abolition du ‘’Je’’ aurait fait plaisir au regretté Jean Déjeux.
S’éloignant de son pays natal et de sa vie personnelle et intime, l’auteur(e) choisit de nous faire voyager. Dans Que danse le jasmin, il (ou elle) nous invite en Tunisie, dans les soubresauts de l’avant-indépendance, chez une famille aux prises avec les bouleversements d’une société face à son destin à venir. Le second, comme le titre l’indique, à Berlin, la capitale allemande, lieu où auront lieu deux crimes, l’un indigne, l’autre ignoble, où sera prononcé un jugement punitif, injuste, opprimant une immigrée, ambitieuse, mais perdue et désemparée dans un univers impitoyablement étranger, indifférent à sa modeste et fragile condition, aveugle aux moindres indices qui laisseraient poindre quelques signes d’innocence.
Le titre du premier Que danse le jasmin est heureux, le récit classique, le style sobre, les personnages attachants, un air d’une légère intensité dramatique habilement distillé offre une lecture ni pesante, ni inconfortable. Le second, Soupirs à Berlin, malgré un sous-titre neutre Fragments de vie, n’annonce pas la tragédie qui va confiner et enserrer inexorablement le lecteur dans une atmosphère d’angoisse délirante, poisseuse, suffocante, jusqu’au surprenant épilogue qui le soulagera, et le délivrera d’un cauchemar dantesque et fera de la fin du récit, par l’irruption d’un indice anodin mais preuve décisive, une fin imprévue et salvatrice.
Étrange dissonance entre le titre Soupirs à Berlin et l’énigme. Le mot soupir est employé une seule fois (page 8) non comme substantif mais comme verbe au passé simple, dans une phrase significative et persuasive (« elle referma le couvercle sur les quelques breloques qu’elle conservait de son ancienne vie et soupira »). Insuffisant pour qu’un éditeur ne se hasarde pas à demander à l’auteur(e) d’inventer un titre plus en phase avec l’acuité et la puissance du drame, bien que le dernier mot du récit soit OUF (Puh en allemand) qui libère tous les soupirs ensevelis et comprimés dans un corps meurtri. Il proposerait par exemple :
Une énigme berlinoise
Un prétoire en lambeaux
L’infortunée de Berlin
Le faux proche du vrai, qui s’inspirerait de la citation de Albert Einstein choisie pour titrer le chapitre 14. Cette citation illustre avec justesse la pensée qui a guidé l’auteur(e) dans l’écriture du récit. A. Einstein dit : ’’Rien n’est plus proche du vrai que le faux’’. Affirmation pertinente parce qu’il en est ainsi dans la vie quotidienne quand désespérément vous tentez de convaincre votre interlocuteur de la véracité de votre raisonnement et que vous échouez parce que s’est glissé un voile de fausseté qui s’est tellement approché de la vérité que le faux envahit le vrai. La justice humaine ou divine s’égarera ainsi dans les dédales assombris des âmes abusées qui enraient le chemin vers la vérité. Les miracles dans la vie quotidienne n’existant pas comme dans l’imagination romanesque, le faux si proche de la vérité restera inscrit dans sa fausseté comme vérité. Que de vérités, biffées, assassinées ! Dans le monde judiciaire, grâce à l’obstination d’honnêtes juges, la vérité finit parfois par paraître. Dans ce récit, c’est la vengeance d’une épouse cultivant pendant toute une vie sa vengeance qui, dénonçant un époux, père responsable de tant de désordres pathologiques, s’était érigée en juge et corrige l’erreur du tribunal justicier. Parce que, probablement, familier (e) des arcanes judiciaires, l’auteur(e) a construit son récit avec une telle dextérité technique et habile maitrise, exploitant en virtuose la personnalité agitée de Mark, la haine inflexible de Dehlia, la jalousie morbide de Rebecca à la sexualité incertaine, le long silence de la mère de Mark, la perversité d’un père dissimulateur et sournois qu’à la fin du réquisitoire mis en place par le dénonciateur, ni les juges, ni les témoins, ni le public ne pouvaient accréditer l’infortunée accusée de quelques circonstances atténuantes, ou de preuves d’innocence convaincantes.
A la fin de cette lecture au rythme haletant s’insinue dans l’esprit du lecteur un sentiment accablant de peur, d’angoisse. Rien ne nous protège dans cette vie de la fatalité des injustices. Elle est là qui guette nos actes, nos espérances, nos désirs, nos attentes, nos convictions, nos certitudes, surtout nos croyances, quand elles sont vraies. S’il y a une morale à extraire de ce récit c’est bien celle-là : on n’échappe à l’injustice, dans sa fatalité ; que quand on reste persuadé que ‘’l’histoire d’une vie est toujours l’histoire d’une souffrance’’ (chapitre 4) et que la vie sous toutes ses formes n’est qu’injustice, n’est que ‘’vie-souffrance’’. Que le miracle survienne ou pas, il reste dans notre vie les traces d’une souffrance indélébile, tenace. L’auteur(e) a choisi des citations pour éclairer chaque chapitre de ce pitoyable et lamentable fragment de vie d’une jeune, solitaire et malheureuse immigrée.
Si celle de A. Einstein parvient à atteindre la quintessence du texte ainsi que celle de Schopenhauer et jettent toutes les deux une lumière édifiante sur l’ensemble du récit, les autres citations dans leur majorité trahissent et dévoilent l’essence de ce qui fait la manière d’être de l’auteur(e) en ce monde :
Son fatalisme : « Ainsi va le monde, on n’y était pour rien, personne n’y pouvait rien. » HERTA MULLER ) : « De ce cœur mort , il n’en découle plus aucune affection douce. » (Goethe).
Sa recherche de l’élévation dans le sens baudelairien : « Le sublime touche, le beau charme (KANT), « C’est la présence spéciale de la musique d’émouvoir le cœur. » (Bach), « Écoute la forêt qui pousse plutôt que l’arbre qui tombe » (Hegel).
Son délicat optimisme : « Souviens-toi d’oublier. » (Nietzsche), « Aurons-nous besoin d’un garde-fou contre les abîmes du souvenir. » (Wolf).
Son exigeante moralité : « On peut tout fuir sauf sa conscience ».
Son pessimisme sur ce qui fonde l’Etat social : « En cruauté impitoyable l’homme ne le cède à aucun tigre, à aucune hyène. » (Shopenhauer)
Et si on excepte cet accent qui rappelle incontestablement Hobbes , pour l’auteur(e) le bonheur n’est vécu intensément que dans la dualité, non dans la solitude. Sa grandeur et son amplitude ne s’enrichissent que dans le partage : « Le bonheur est la seule chose qui se double si on le partage » (Albert Schentzer).
Mais comment l’amour se dédouble -t-il et comment cette dualité dans la durée continue-t-elle à être un partage ? Lilia et Mark, Lilia et Rebeca, Mark et Dehlia, les parents de Mark, ne partageaient rien, ne s’aimaient donc pas, ne pouvaient connaître le bonheur. Ils auraient été capables d’aimer, l’amour partagé se serait doublé et le bonheur aurait été nourri et protégé par « Une présence qui serait une puissante déesse » (Goethe).
Deux meurtres auraient été évités, la vie de Lilia n’aurait pas été ainsi brisée. Mais les histoires d’amour se terminent mal parce que le partage est un leurre, une illusion. Les couples dans ce récit n’ont pas su aimer, ni s’aimer, ni partager. « Nos descendants seront plus beaux et plus heureux que nous ( HEIN) . L’auteur(e) par cette citation qui renvoie à la vie tout court, non aux malheureux destins de ses couples romanesques, par l’usage du nominatif nous dit que l’amour est à venir avec la découverte de ce qui nous manque à nous dans notre manière à nous de vivre en ces jours calcinés, l’invention d’une pédagogie du partage que nous devons urgemment concevoir, imaginer, laisser en héritage à nos descendants ?
La tentation d’évoquer une inversion du regard exotique à propos de ce récit, comme une originalité inattendue, est grande. S’y hasarder c’est réaffirmer pourquoi ce récit s’il a aboli le Je, présente malgré tout des accents autobiographiques. Il y a deux types de regards exotiques : l’exotisme né des colonies qui parle de nous, sociétés étrangères aux aspects pittoresques, vues à travers des prismes avilissants et caricaturants ( mais leurs re-publications récentes amusent un public avide de se voir au passé décrit par les écrivains coloniaux du passé) et le regard de nous-mêmes sur nous-mêmes que nous offrons aux lecteurs étrangers avides d’un exotisme renouvelé que les éditeurs s’arrachent parce qu’enchanteur mais surtout vendeur. Il y a un troisième type de regard exotique, que l’on peut qualifier d’inversé. Voilà un auteur étranger à la société, à la culture allemandes qui s’en empare, y situe l’intrigue, décrit les quartiers, les institutions, cite des auteurs, écrit la mode, les phrases musicales et surtout, comme ceux qui dans les deux autres types d’exotisme, distille des mots, des expressions pour faire plus local, plus exotique, le voilà qui choisit d’éparpiller dans son récit ces mots allemands avec une aisance surprenante. Regard d’un étranger sur une société étrangère comme une revanche du regard étranger sur nous et du regard de nous sur nous-même qui enchante les étrangers chez nous et hors de chez nous. Pourquoi évoquer des accents autobiographiques dans ce récit ? Difficile de réussir une telle inversion de l’acte d’écrire exotique si l’auteur(e) n’a pas vécu peu ou prou à Berlin. Son inspiration n’est pas livresque, elle est puisée dans le terreau allemand avec une curiosité étonnement authentique. La dimension autobiographique est dans le fait que l’auteur(e) a dû vivre à Berlin, et s’y imprégner de culture allemande pour que la représentation ‘’exotique’’ de cet univers soit ainsi réussie et convaincante.
Telle est ma lecture de ce récit-enquête. Il me faut ajouter, toutefois, parce que les critiques ne peuvent s’en empêcher, parler du style. Celui de l’auteur(e) dans ce roman est vif, alerte, subtil et talentueux. L’éditeur qui accepterait de le publier, fera un léger reproche, conseillera sans aucun doute un affinement du vocabulaire, un allègement, un ‘‘nettoyage’’ qui éliminerait adjectifs et mots répétitifs dans la recherche du mot juste, et unique. L’usage des synonymes et leur emploi à juste titre éviteraient une accumulation dans le texte qui alourdirait la lecture et brouillerait la manière d’exposer les situations et les épisodes dans leur palpitante succession. Par exemple l’adverbe ‘’puis’’ est abondamment utilisé, et fatigue le lecteur. Enfin, une curieuse et préoccupante imprécision. On finit par découvrir que Lillia est croate et musulmane parce qu’à la page (106), il est dit ‘’Elle s’en remit à Allah et à ses prophètes’‘ mais pour les musulmans il n’y a qu’un prophète. Pour éviter toute controverse malencontreuse l’éditeur aurait surement décidé de convaincre l’auteur’(e) à plus de précision en choisissant d’écrire ‘’Elle s’en remit à Allah et à son prophète’’.
Comment conclure une note-chronique paradoxale ? Les notes de lecture ne sont pas publiables. Elles le sont quand, revues elles prennent forme de chroniques. L’auteur (e), pour le critique qui a travaillé en aveugle est inconnu(e). Mon ami exigeant dévoilerait-il son nom s’il s’aventure à publier cette lecture dans son site avant qu’une première édition ne soit effectuée ? A lui d’assumer l’originalité d’une décision qui serait sans précédent. Mais on peut affirmer à partir de ce premier jet que ce récit deviendrait après une nécessaire réécriture et un léger réaménagement, un roman qui passionnerait un public en attente d’audaces littéraire.
NDLR : Je dois remercier Abdejlil Lahjomri d’avoir accepté de se soumettre à cet exercice inhabituel : Celui d’abord de lire ces romans sans en connaitre le nom de l’auteure, de juger et critiquer à l’aveugle un récit. Vu que ce sont des romans qui n’ont pas encore trouvé leur voie à l’édition, et vu l’identité de l’auteure, je ne voulais pas qu’il soit mis devant la tentation de la complaisance. C’est vrai qu’il n’est pas habituel que des œuvres fassent l’objet d’une critique publique avant qu’elles ne soient publiées, mais si j’ai insisté auprès de Abdejlil Lahjomri pour qu’il se prête au jeu en lui rappelant que sa « (Sa) tâche de critique c’est de ‘’donner à voir’’, je lui ai aussi dit que « sa mission d’intellectuel aux charges culturelles connues » est d’inciter à publier. Parce que je suis convaincu que ces deux romans, malgré les réticences de l’auteure, ont largement leur place entre les mains du public. Enfin deux ou trois petites choses à clarifier : oui, Abdejlil Lahjomri a raison de subodorer que l’auteure est familière des arcanes judiciaires, elle est avocate. Non, le récit berlinois n’est pas autobiographique, mais livresque, l’auteure n’ayant jamais été à Berlin. C’est un voyage que l’auteure s’apprêtait à faire en Allemagne, contrarié par la fermeture des frontières pour cause de pandémie, qui s’est par bonheur transformé en voyage livresque et virtuel, finissant par accoucher de ce roman. Et s’il y a quelque chose d’autobiographique dans ce roman, c’est ailleurs que le lecteur doit le chercher. Oui enfin, je m«’aventure à publier cette lecture dans Quid avant qu’une première édition ne soit effectuée, (et j)’assume l’originalité d’une décision ( …) sans précédent », comme j’assume celle de lui dévoiler enfin ainsi qu’aux lecteurs le nom de l’auteure : Radia Fassi Fihri. (Naïm Kamal)