Pour comprendre la crise ukrainienne, passez par…Cuba - Abdelahad Idrissi Kaitouni

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L’Occident recherchait toutes les occasions pour humilier davantage les Russes, comme il le faisait et le fait toujours pour rabaisser les autres peuples

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 Goût récurent de l'inachevé ! Par Abdelahad Idrissi Kaitouni

Je suis déconcerté de voir avec quelle facilité les Marocains ont épousé les thèses occidentales sur le conflit ukrainien. Aucune retenue, tout pour nourrir la vindicte de nos internautes contre la Russie et son Président. La moindre des décences aurait voulu que tous ceux qui sont prompts à tout commenter, de s’arrêter une fraction de seconde sur des événements similaires qui émaillent périodiquement les relations Est-Ouest. 

Certes une infime partie de nos compatriotes ont vécu la crise des missiles de Cuba. Même ceux qui l’ont vécue, ne s’en rappellent pas, ou s’en rappellent à peine. Pourtant cette crise reste à ce jour la plus grave que le monde ait connue depuis la fin de la guerre. La crise ukrainienne apparaît comme un petit pet à côté.

HistoriaGames - L'Histoire sur un plateau : 13 Jours - La crise des missiles  de Cuba, 1962

Dessin d’époque représentant le bras de fer, en 1962, entre le russe (soviétique) Nikita Khrouchtchev et l’américain John Kennedy autour des missiles de l’URSS à Cuba 

Pour ceux qui n’ont pas vécu l’événement ou ceux qui l’ont oublié, je rappelle que la crise est survenue quand, à l’automne 1962, les Russes, ou plutôt les Soviétiques alors, avaient installé des fusées à moyenne portée à Cuba. Les Américains ne pouvaient accepter que des armes de destruction massive soient installées dans leur périphérie immédiate, Cuba n’étant qu’à une centaine de miles des côtes américaines.

En somme pour les Américains c’était le casus-belli, et le jeune Président Kennedy, en exercice depuis moins de deux ans, n’avait pas hésité à menacer de recourir à une guerre nucléaire totale si les Soviétiques ne retiraient pas leurs fusées de Cuba. On était à peine, à dix-sept ans de la fin de la deuxième guerre mondiale, et la plupart des protagonistes de ce douloureux conflit étaient encore en vie, et savaient mesurer le poids des menaces, et partant le poids de leurs actes.

Dire que le monde était à deux doigts d’une guerre totale serait un simple euphémisme. Le monde n’a eu son salut que grâce au sens des responsabilités de ceux qui étaient aux commandes. Le monde avait retenu son souffle du 14 octobre au 29 novembre 1962, quarante-cinq jours pendant lesquels la diplomatie s’était affairée efficacement pour désamorcer la crise. Nikita Khrouchtchev avait pris conscience du franchissement d’une ligne rouge fixée par l’état-major américain. Il accepta donc de retirer ses missiles de Cuba. En contrepartie John F. Kennedy consentit au démantèlement de rampes de fusées en Turquie et en Italie. 

Et le monde reprît sa respiration !

En 1989, avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique qui s’en est suivi, l’Occident a pensé avoir les coudées franches pour instaurer un monde unipolaire pour régenter toutes les nations. Pourtant les Américains avaient formellement rassuré Gorbatchev sur le respect de la sécurité de la nouvelle Russie. Dans l’euphorie du moment toutes les personnes éprises de paix tablaient sur la dissolution de l’OTAN dans la foulée de la disparition de Pacte de Varsovie.

La parole américaine n’a tenu que quelques mois avant que l’OTAN ne s’étende en s’installant avec armes et bagages dans les anciennes républiques populaires d’Europe centrale, et surtout dans les républiques baltes.

Toutes les lignes rouges ont été franchies allègrement, cette fois-ci, dans l’autre sens. L’annexion de tous ces pays dans l’OTAN s’était opérée sans la moindre résistance vu l’état de délitement totale de l’ex-URSS, et la fragilité extrême d’une Russie naissante. En profitant honteusement de cet état de faiblesse, l’Occident a empêché l’adversaire d’hier de devenir un partenaire d’avenir. 

Pire, l’Occident recherchait toutes les occasions pour humilier davantage les Russes, comme il le faisait et le fait toujours pour rabaisser les autres peuples. Le démantèlement de l’ex-Yougoslavie et les bombardements du Kosovo ne répondaient à aucun objectif stratégique vital pour l’Occident, mais visaient à briser toute volonté d’affirmation d’une identité slave. Après tout, les Balkans sont peuplés de Slaves comme les Russes. Beaucoup d’historiens s’accordent à dire que le Kosovo, comme l’Ukraine ont été de véritables berceaux de la civilisation russe.

L’Occident frappe toujours là où ça fait mal. Ce faisant il sème partout les germes des conflits actuels et des guerres à venir. Sa formidable puissance militaire, technologique, financière et surtout médiatique lui permet de s’absoudre de toutes les responsabilités.

Mes propos ne doivent en aucun cas être interprétés comme une approbation de l’invasion de l’Ukraine. Au contraire je réprouve cet acte répréhensible et inqualifiable. Sauf que les raisons de ma réprobation, pour forte qu’elle est, sont différentes de celles avancées par les médias occidentaux. C’est d’un point de vue moral que je déplore l’usage abusif et inapproprié de la force. 

Abusif, car entre la Russie et l’Ukraine le rapport de force est disproportionné et en faire usage est totalement immoral. Pour avoir toujours dénoncé ce que les Israéliens font aux Palestiniens, je ne peux admettre que Poutine use d’une puissance disproportionnée face à plus faibles. 

Inapproprié, car, pour juste qu’elle est, la cause de la Russie qui se sent agressée par l’incursion de l’OTAN à ses portes, ne saurait justifier le recours à la guerre.

Inapproprié encore, car la guerre apparaît comme une vengeance contre les humiliations infligées par l’Occident à la Russie.

Finalement Poutine est décevant, car il s’y est pris de la plus mauvaise manière pour défendre son pays face à un Occident que rien n’arrête. Oh, combien de cause justes ont été compromises par des réactions inappropriées.

Hier la Russie a fini par respecter la ligne rouge à Cuba, aujourd’hui l’Occident qui a déjà franchi plusieurs lignes en Europe, s’apprête à franchir l’ultime ligne en Ukraine. Cherchez le fauteur de troubles ! Ce n’est sûrement pas celui que les médias désignent. 

Y a-t-il des raisons de s’inquiéter ? Sûrement sur le plan économique, car on voit déjà flamber les prix de certains produits. Il n’y aura pas que le blé ou le gaz à caracoler! La poussée des prix va se généraliser. Les plus cyniques pensent que cette crise est une extraordinaire opportunité pour le capitalisme pour procéder à une recomposition des champs économiques mis à mal par la pandémie. De là à imaginer que l’insistance de l’OTAN à annexer l’Ukraine n’était qu’une manœuvre dilatoire pour provoquer le chaos qui masquerait la faillite d’un modèle économique incapable d’absorber la crise sanitaire, il n’y a qu’un pas que nombre de commentateurs ont déjà franchi. 

On est moins dubitatif sur cet aspect de la crise, car on est habitué aux soubresauts du capitalisme. Par contre, on le serait moins si on ne relève pas une distorsion iconoclaste sur la capacité des principaux protagonistes. D’un côté il y a Poutine, un Président redoutable d’intelligence et d’un caractère trempé, mais qui règne sur un pays très affaibli économiquement, de l’autre côté un pays hyper puissant avec à la tête un Président, Biden, sans charisme. Le premier, comprendra-t-il la fragilité de son économie pour ne pas aller trop loin ? L’autre saura-t-il résister à la tentation de se laisser entraîner par la puissance de son pays ? Gageons que les deux vont jouer pour un dénouement rapide de la crise.

Mais je n’ose même pas imaginer le scénario où demain c’est la Chine qui envahirait Taïwan !

Pour terminer, juste un mot pour parler de ce que pensent les Marocains de cette crise à travers leurs commentaires sur les réseaux sociaux. Comme mentionné plus haut, nombreux sont nos compatriotes qui penchent du côté occidental. Cela s’explique, car c’est de ce côté que se trouvent les États Unis qui sont nos uniques alliés du moment. J’imagine qu’en d’autres circonstances, ils auraient probablement été enclins à comprendre pourquoi la Russie tient particulièrement à l’Ukraine, sa gestatrice culturelle, un peu comme nous, qui tenons au Sahara, car cette contrée a vu naître de prestigieuses dynasties marocaines qui ont marqué notre histoire pour toujours. Le Maroc comme la Russie ont l’avantage ou le tort d’être les héritiers d’une culture qui ne peut se couper de ses racines.

Abdelahad Idrissi Kaitouni

Bouznika le 26 février 2022