De la réappropriation consciente de l’affluent hébraïque de la culture marocaine

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Il parait que le concept d’IDENTITE est une évidence pour les gamins de 6 à 7 ans, et que les dimensions visées pour être déclinées sont également évidentes comme les deux profession de foi

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Pourvoir la connaissance pour pouvoir la vulgariser

On parle ces derniers mois au Maroc de la tâche de faire connaître ce que le préambule de la constitution appelle "affluent hébraïque" de l’identité/culture marocaine. On parle même de la nécessité de son introduction dans les curricula du système d’éducation. Cela traduit, entre autre, une chose: un hiatus de déphasage entre la lettre et l’esprit de la constitution-2011 et la conscience collective moyenne de la société, en ce sens que cette dernière semble être anachronique par rapport à la première. Il semblait déjà, en fait, que  dans sa moyenne, cette conscience collective fut surprise il y a dix ans de la mention par la Constitution d’un "affluent hébraïque". Certains, aussi bien a l’intérieur qu’à l’extérieur, n’y ont pu voir qu’un clin d’œil d’image de politique internationale. Cela est dû au fait que les composants et les manifestations concrètes de cet affluent n’avaient plus d’existence dans la conscience d’à peu près deux générations des Marocains du pays, malgré leur existence objective concrète sur le terrain (des centaines de cimetières et de lieux de pèlerinage toujours vivant même après les grandes migrations juives des années 50-70 du 20e s.) et dans les documents de toute sorte qui s’étalent sur plusieurs siècles. Car, à part une poignée très isolée d’académiciens autodidactes dans le domaine appartenant, pour la plupart, à l’école philologique de feu Haïm Zafrani, quoi qu’elle continue d’associer cet affluent à un seul temps-espace particuliers (la tradition andalous-marocaine), les milieux producteurs des textes de savoir en sciences humaines au Maroc (histoire, sociologie, littérature, arts…) ont demeuré dans leur traditionnelle autosatisfaction sapientielle réconfortante, persistant dans leur obstination à ignorer et à mépriser l’un des outils-clefs de l’accès scientifique formel aux contenus et aspects de cet affluent, à savoir l’outil de la langue hébraïque et tout cet énorme fond d’écrits marocains en hébreu ou en arabe classique ou judéo-arabe, notés en caractères hébraïque à travers des siècles et jusqu’à aujourd’hui dans la diaspora juive marocaine. Ces écrits s’étalent sur tous les sujets et tous les genres. Même la dite poignée isolée d’autodidactes auto-formée en hébreu et en études hébraïques a vu beaucoup de ses membres réagir, au file du temps, aux différents aspects de méfiance dont ils faisaient l’objet dans leurs milieux professionnels, en s’adaptant à "la voix de son maître": à force de devoir, à chaque fois, justifier ce qu’ils dispensaient comme savoir ("la langue/culture de l’ennemi", "quiconque apprend la langue d’une peuple pare à son hostilité"), certains finissent par rejoindre la nouvelle-ancienne école, celle qui se fixe comme finalité de démasquer les aspects de "la perfidie, la ruse et l’imposture dans l’histoire" par des discours vaseux, étayés cette fois-ci par des citations de quelques mots hébraïques et/ou de vagues renvois.

Contenus de connaissance et pédagogie d’enseignement

Il s’en suit de ce qui précède qu’il faut distinguer méthodiquement deux tâches : celle de pourvoir des contenus de savoir de façon académique formelle et celle d’une pédagogie de dissémination de ces contenus de façon adaptée et de formats appropriés dans les curricula d’enseignement. En ce qui concerne l’intégration de ce qui aurait été produit académiquement dans le champ de l’affluent hébraïque en particulier, au système éducatif, comme le reste des autres composants de l’identité marocaine définie comme irréfragable dans la constitution, les pré-requis ne se limitent pas à l’impératif, pour les concepteurs de cette introduction, d’avoir un minimum d’instruction académique formelle des contenus concernés, au lieu de se livrer au simple amateurisme volentaire en réponse à toute nouvelle politique générale dans le secteur. Il faut également mettre au point une conception socio-pédagogique pour confectionner des modules appropriés et les distribuer convenablement, de manière complémentaire avec les autres composants identitaires de la nation sur la carte des matières de la formation éducative et scientifique aux différents stades et niveaux (histoire, littérature, éducation civique, apprentissage des langues, épanouissement artistique…).  Toute action volontariste, improvisée hors de cette dernière conception modulaire, inclusive et intégrant les éléments dans leur ensemble organique complémentaire, ne saurait être qu’une reconduction, sur le plan abstrait de système de l’éduction, de l’ancien concept socio-topographique de "mellah". Cela prendrait la forme de textes/discours isolés à part sur "les Juifs", "la bijouterie juive", "la cuisine juive", "la musique juive"… et sur "la tolérance à travers l’histoire" et le reste de slogans. Cela ne serait dans le moyen terme, que de nature à déboucher dans des résultats inverses, vu la nature des contenus et la pédagogie crue appliquée à coups de matraquage.

Qui est ce qui peut parler sérieusement, par exemple, et en connaissance de cause, d’une "musique juive au Maroc", alors que les communautés juives marocaines, ancrées qu’elles sont dans l’histoire de la société marocaine, rurale et citadine, abstraction faites des langues et dialectes, n’ont jamais développé de musique ethnique qui leur soit propre dans leur spécificité confessionnelle, à la différence d’autres communautés comme au Yémen, en Ethiopie ou en Europe de l’Est par exemple? Les communautés marocaines ont tout simplement partagé, le long de l’histoire et jusqu’à aujourd’hui dans le pays et en diaspora, les genres musicaux nationaux et/ou régionaux, langues et parlers confondus (andalous, gharnati, chaâbi ancien et nouveau, ahwach, boughanim, malhun…). Pour certains genres, et dans certaines périodes de rigorisme religieux musulman, surtout dans les villes, ces communautés constituent même les récipiendaires qui assure la pérennité et la transmission de certains de ces genres grâce aux fêtes musicales que leurs troupes et ensemble célébraient dans les résidences des notables et les palais de sultans. Il n’est donc pas étonnant qu’encore de nos temps moderne le grand chantre, Haïm Look ne rate pas une occasion pour se réclamer comme élève-disciple du grand Abdessadeq Cheqqara, et qu’un autre grand chantre, Abderrahim Souiri, déclare un jour sur les onde d’une radio marocaine avoir hérité son art de son père, le muézin dit Cheliyeh, l’ayant acquis lui-même d’un ensemble musical juif de sa ville, Essaouira. Cela vaut également pour la bijouterie, le décore d’intérieur, le costume de lux, à part les objets de culte. Rajoutons à tout cela enfin sur ce dernier point, que même le symbole de l’hexagramme  (étoile à 6 branche, dite aujourd’hui ‘Etoile de David’ ou ‘Maggen David’)  que l’on considère à tort aujourd’hui comme symbole exclusivement propre au judaïsme, surtout après avoir été choisi pour frapper le drapeau de l’état d’Israël après une très longue et âpre controverse (et qui ne remonte pourtant de fait qu’à certaines écoles kabbalistique du 16 siècle) est un symbole très ancré dans l’histoire de l’héraldique officielle de l’état marocain, à travers les médailles, les sceaux royaux et sur la monnaie  marocaine jusqu’au début des années 60s du 20e s. (100f, 200f).

Si particularité des communautés juives marocaines il y a, en plus de la dimension confessionnelle, se serait certainement sur un autre plan qu’elle doit être envisagée, le plan des études académique socio-économiques historiques portant sur certaines vocations socio-économiques de communautés ethniques ou régionales. Sur ce plan, on peut faire des recherches sur les structures d’une aristocratie semi-bourgeoise et politique Fassie, sur le système économique et commercial fermé d’une ‘caste’ bédouine de commerçants Soussis et de la vocation d’une communauté juive dans les domaines des finances, de l’argenterie-orfèvrerie, de l’import-export et des professions libérales (médecin, pharmaciens, notaires, avocats…), avec tous les types de conflits que cela crée, exprimés parfois en terme de discours politiques. Mais cela n’a rien à voir avec les modules à intégrer dans les curricula d’instruction générale.

De "Juif marocain" à "Marocain musulman"

En rapport avec le prétendu "clin d’œil d’image de politique internationale" évoqué tout au début de cet article, le Maroc n’a pas besoin de courir derrière aucune attestation de cautionnement dans le domaine de sa politique de réappropriation des éléments de son identité solidaire historique. Il est précurseur dans le champ de la conservation, de la sauvegarde et de la restauration de son fond foncier du patrimoine judéo-hébraïque (cimetières, lieux de pèlerinage, lieux de culte…) à l’instar de ce qu’il fait pour son équivalent musulman ou partagé entre Juifs et Musulmans, et ce depuis au moins une vingtaine d’années après que la nouvelle donne de constitution démographique post-migratoire ait imposé cela, i.e. avant même d’adoption de la nouvelle constitution. Tout comme le Maroc s’est distingué dans son environnement géopolitique par sa disposition de deux musées pour certains aspects de son patrimoine d’affluent hébraïque (avec tout ce que la muséographie pose comme questions taxinomiques), l’un ancien à Casablanca et l’autre récent à Essaouira, en plus de projets similaires à Fès et à Tanger. C’est dans de tels espaces, d’ailleurs, que les premières initiations à la réappropriation souple et discrète du patrimoine d’affluent hébraïque de la culture marocaine devraient se faire, de paire avec l’acquisition, en général, du goût pour la muséographie comme source d’instruction, et de la curiosité de découverte et du savoir chez les jeunes générations montantes. Cela veut dire, entre autres choses: une initiation loin de ces procédés de bourrage des petites têtes par des textes/discours déclaratifs et/ou d’images crues dans des manuels scolaires, vides de toute substance de savoir et de tout effort pédagogique, sans parler du côté créatif, comme c’est le cas, à titre d’exemple, d’une image de type ‘bande dessinée’ (dans un manuel scolaire présenté comme marocain), rapportée dans la copie anglophone du journal israélien Ha’arets (10 décembre 2020) en illustration d’un texte élogieux sous le titre de "Moroccan Schools Teach Jewish History in Groundbreaking First ", en guise d’octroi d’un "bon point" au Maroc. Il s’agit, dans cette image, de ce qui peut ressembler à une séance/cours d’éducation civique (التربية الوطني): une institutrice/animatrice, debout  en scout/militaire et huit gamins assis en ronde autour du mât du drapeau marocain. L’institutrice/animatrice donne l’ordre: "Que chacun d’entre vous décline son identité!". Comme il parait que le concept d’IDENTITE est une évidence pour les gamins de 6 à 7 ans, et que les dimensions visées pour être déclinées sont également évidentes comme les deux profession de foi (الشهادتان) pour les musulmans majeurs, les gamins répondent dans l’ordre voulu comme de véritables "répondeurs" fidèles ayant appris par cœur qu’il s’agit des dimensions de religion et d’appartenance ethnique:

[Je m’appelle Fatima Maa El-Ayinine, marocaine musulman d’origine sahraoui-hassanie . Je m’appelle Nouzha Ttarris, marocaine musulmane d’origine andalouse. Je m’appelle Mohammed Diouf, marocain musulman d’origine sénégalaise. Je m’appelle Omar Essaqqat, marocain musulman, d’origine arabe. Je m’appelle Khadija Aït Idder, marocaine musulmane d’origine amazighe. Je m’appelle Moshé Ben David, marocain juif].

Tout le monde connaît sa propre confession et sa propre tribu, et il paraît dorénavant et 10 ans après la nouvelle constitution, que quiconque parmi les élèves ne connaît pas avec précision sa propre ethnie/tribu pour la décliner en toute circonstance (à l’école, en société… et chez la police) sera considéré comme mauvais élève et un marocain déraciné.

Loin de telles dérives de pédagogique d’amateurisme, le Maroc moderne est potentiellement capable de rattraper et de se réapproprier ce que les générations antérieures ont effacé, avec son propre rythme et selon la cadence du cumul progressif en connaissance dans le domaine concerné et en socio-pédagogie, au lieu de se laisser entrainer dans le tourbillon des vents de la conjoncture. Et si un tel cumul de connaissance dans le domaine de l’affluent hébraïque a déjà été entamé il y quarante ans par la dite poignée d’autodidactes à l’université marocaine hors de toute structure académique propre (centres, départements) comme il a été signalé au début de ce texte, ce qui s’impose aujourd’hui pour parer à l’amateurisme est l’institutionnalisation de ces efforts individuels en créant ne serait-ce qu’une seule structure à l’échelle nationale: une Ecole/Faculté des Langues Orientales par exemple, où la langue hébraïque et le judéo-arabe auront la place qui leur revient vu leur pertinence pour l’accès aux contenus de l’affluent hébraïque de la culture marocaine. Ce fut le sens d’une recommandation faite en 2013 au Palais des Congrès à Fès à l’issu d’un colloque sur le patrimoine hébraïque en Andalousie. En 2015, elle fut adressée, sous forme de mémorandum, à la commission de rédaction du pré-projet de loi organique sur "Le Conseil National des Langues et Culture Marocaines" prévue par l’article-5 de la Constitution, puis lue lors des écoutes de la société civile de ladite commission.

De la littérature marocaine d’expression hébraïque

La création d’une telle structure académique, est de nature, non pas seulement de contribuer au cumul de nouvelles connaissances dans le domaine concerné en accord et harmonie avec la réalité et la nouvelle politique culturelle générale; elle est également susceptible de contribuer, par là-même, à surmonter l’état de blocage intellectuel, en terme de objets/thématiques nouveaux et de théories d’analyse, où se trouvent certains départements de sciences humaines de l’université marocaine, dans leur rapport avec les réalités culturelles et sociétales. Un blocage qui ne permet plus de poser de nouvelles questions portant sur l’objet, la méthode, les valeurs esthétiques, les structures et les valeurs socioculturelles dans leurs rapports avec les réalités vécues et avec les arts tels que le théâtre et le cinéma.

En fait, pour ce qui est de l’objet d’étude, et abstraction faite de ce qu’on appelle communément "littérature populaire" (zjal, malhun, recueils de proverbes, nouvelles narration et textes théâtrales en darija) et de la "littérature amazighe" ancienne et moderne qu’on commence à découvrir (v. Al-Manahil-2020, n°-100 et Elmedlaoui-2012 ‘raf3u l-hijaab…’), il y a aussi ce que l’on peut, sans exagération aucune, appeler "littérature marocaine d’expression hébraïque". Il ne s’agit pas uniquement de l’énorme ancien fond d’écrits en hébreu (langue et caractères) et en arabe classique ou en judéo-arabe (notés en caractères hébraïque) qui s’étalent entre poésie, annales hagiographique locales ou régionales, linguistique comparée pionnière historiquement, avant le terme, dans l’espace des deux rives du Détroit du 9e-12e siècle (Ibn Koreish al-Maghribi, In Barun, Rabbi Isaac al-Fassi et autres). Il y a aussi une tradition de littérature écrite qui continue jusqu’à nos jours en diaspora et qui réunie tout les attributs/critères littéraires qui ont font une "littérature marocaine d’expression hébraïque" par delà les dimensions de la nationalité, du passeport ou de la CIN, à l’instar de ce qui est communément admis comme "littérature marocaine d’expression-X" et qui est enseigné en tant que tel à l’université marocaine. Qui sait par exemple que l’unique ouvrage marocain en littérature utopique est l’ouvrage אוטופיה מקזבלנקה ("Une utopie de Casablanca") écrit en hébreu à Casablanca lors de la 2e Guerre par Rabbi Makhlouf Abitan et préparé à l’édition et publié en Israël en 2016 par Dabid Guedj ? Il existe aussi, en pleine floraison, dans les dernières décennies une quantité énorme d’ouvrages littéraires narratifs encadrés structurellement par des espaces marocains, citadins et ruraux, par des personnages typiquement marocains d’après noms et prénoms, par des couleurs, odeurs, cuisine, temporalité, et évènements sociaux typiquement marocains. Parmi les noms d’auteurs: Gabriel Bensimhon, Acher Knafo, Chuchana Rwimy, Moshé Bar-Hen, David Elmoznino, Nehoray Chetrit, etc. Il y a même le fait que quelques individus de ladite poignée de spécialistes marocains en langue et études hébraïque se sont mis à traduire en arabe des spécimens de cette nouvelle littérature marocaine; mais cela se fait toujours dans la zone d’ombre. J’ai moi-même entrepris cette tâche depuis l’an 2000. J’ai traduit une douzaine de nouvelles de Gabiel Bensimhon de l’hébreu en arabe ; mais seulement quatre ont pu être publiées ("L’homme qui revient", "La femme qui déploya ses ailes", "L’hôtel" et "L’ascension de Touda au ciel"). Vient ensuite la traduction de l’hébreu en arabe et publication en 2014 par Abderrahim Himad du roman historique התינוק מאופרן ("Un bébé d’Ifran - Anti-Atlas") d’Acher Knafo. A partir de 2015 c’est El-Ayachi El-Adeaoui qui reprend une série de traductions de l’hébreu en arabe toujours d’un ensemble de nouvelles (18 pièces) de la fiction littéraire de Gabriel Ben Simhon, toutes ancrées dans l’espace marocain, et ce dans le cadre de sa thèse de doctorat en langue et études hébraïque d’abord. Ensuite, et tout récemment, El-Adeaoui traduit le roman complet du même auteur, האחרון המרוקאי ("Le dernier Marocain", traduit "المغربي الأخير"). Cette traduction que j’ai préfacé moi-même vient de paraître dans Kindle chez Amazon, et le traducteur cherche toujours un éditeur au Maroc.

En bref, tant que des structures académiques universitaires n’encadrent pas d’une façon formelle le genre de travaux et de production de savoir qui vient d’être signalé, aucun discours sur l’intégration de l’affluent hébraïque au curricula de l’éducation au Maroc n’aura de sens.