LE COLOSSE ABDELKADER RETNANI QUITTE SA MONTAGNE ÉDITORIALE - PAR MUSTAPHA SAHA

5437685854_d630fceaff_b-

Abdelkader Retnani (à gauche) et Mustapha Saha

1
Partager :

Paris. Mardi, 14 décembre 223. J’apprends au réveil le décès d’Abdelkader Retnani. La montagne éditoriale édifiée, pendant quarante ans, demeurera ad vitam aeternam. Le colosse bâtisseur restera unique en son genre. Amoureux des livres, il les voit parés des plus beaux atours. Intuitif. Anticipatif. Visionnaire. Notre amitié se tisse, au fil de nombreuses années, pendant ses séjours parisiens. 

Nous menons des batailles communes pour le rayonnement du livre marocain. Nous restons en relation épistolaire jusqu’à ces  dernières semaines. La dernière fois que nous revoyons, en mars 2022, à l’occasion de l’événement Maroc, terre de cultures et d’arts, il me propose de prendre  une photo pour l’envoyer à un ami commun. Son crédo, la lecture.  Il ne jure que par la lecture. Je lui fais découvrir une citation : « Laissez-nous sans les livres et nous serons perdus. Nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir, quoi aimer, quoi détester, quoi respecter, quoi mépriser » (Fedor Dostoïevski, Mémoires écrits dans un souterrain, 1864, traduction française Bibliothèque russe et slave, 2018). Il me rétorque : « Sacré Dostoïevski. Il a tout dit ». Il m’entretient  longuement de ses projets,  toujours au service des livres. Son sourire est timide. Ses yeux sont tristes. Je suis intrigué par sa conclusion : « Pourvu que je puisse mener ces projets à terme ». J’ai l’impression d’entendre un testament.

Nous parlons de l’ancrage africain du Maroc. En 2020, La Croisée des chemins crée la collection Sembura, consacrée à la littérature africaine. Aux commencements, en 2010, une plateforme, Sembura, ferment littéraire des Grands Lacs Africains, préconise un dialogue culturel entre le Rwanda, le Burundi et le Congo, pays meurtris par les guerres civiles et le génocide des Tutsis. Des oeuvres artistiques et littéraires naissent de cette initiative. La Croisée des chemins installe une collection spécifique ouverte aux manuscrits de toute l’Afrique. Abdelkader Retnani édite le livre collectif  Qu’est-ce que l’Afrique ? Le défi est de taille. Pour parler de l’Afrique, il faut d’abord la définir.  Vingt-et-un auteurs réfutent l’historiographie fataliste qui condamnerait le continent à l’immobilisme. Le secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, Abdeljalil Lahjomri, préface le premier ouvrage. Son texte Notre Afrique analyse l’étymologie du mot Afrique, qui serait d’origine amazigh. Afrou serait la déesse de la terre dans la mythologie berbère. Jusqu’au Moyen Âge, le terme Afrique désigne exclusivement le Maghreb actuel. D’après certains chercheurs, Afrique proviendrait des Banou Ifren, qui faisaient partie, selon Ibn Khaldoun, des quatre grandes familles zénètes au moment de la conquête arabe. Ifri, singulier d’Ifren, signifierait aussi grotte, caverne. Une caverne devenue continent. 

Abdelkader Retnani court le monde. Il sillonne l’Europe. Il traverse les océans jusqu’en Chine. Il sait que le devenir du livre marocain se joue dans la vitrine internationale. Nous mettons, tous les deux, beaucoup d’espoir dans le Salon du Livre de Paris 2017 où le Maroc est invité d’honneur. Une opportunité historique dilapidée par incompétence. Éditeurs dédaignés. Écrivains méprisés. Stand géré comme un étal de marché. Communication bâclée. Abdelkader Retnani me suggère d’écrire une chronique. Je la publie sous le titre Regard critique sur la participation du Maroc au Salon du livre de Paris 2017. Les auteurs présents, déboussolés par le bastringue ambiant, se bousculent sans s'adresser les signes convenus de confraternité. La presse internationale, ne trouvant qu'un confusionnisme refoulatoire, renonce à décrire l'indescriptible. Faute de porter au pinacle le spectacle annoncé, les grands titres le glissent sous carpette. La transgressivité vitale de l'acte littéraire se coffre dans l'étouffoir. Les débats s'endiguent dans des rabâcheries déplorables. Les rares philosophes, sociologues, historiens de passage, noyés dans le tintamarre, n'ont pour interlocuteur que leur bracelet-montre. Les éditeurs délestés de stands, relégués aux rôles d'inutiles figurants, taisent dans leur regard fuyant leurs désaccords et leurs ressentiments.

L’année suivante n’est pas meilleure. Le ministère de la Culture distille les moyens au compte-gouttes. Nouvel article : Misère expositionnelle du Maroc au Salon du Livre de Paris 2018. Rien de plus terrible que la présence dans l’inexistence. Le regard panoramique du patriarche, colère rentrée, fulmine avec flagrance. Ses publications s’enterrent dans un angle mort. Les goncourtisés d’outre-rive boudent la boutique dépréciative. 2019, dernière participation du Maroc au Salon du Livre de Paris, nouvelle publication sous le titre Comme une pesteuse tare. Une présence-absence, révélatrice de la situation dramatique de l'édition marocaine. Il est aujourd'hui impossible de trouver un seul livre marocain dans les librairies françaises et européennes. La condition des auteurs marocains, sans droits, relève du mythe de Sisyphe. Les quelques écrivains marocains, starifiés par les éditions françaises, boudent la devanture marocaine.  2023 : Triste absence du pavillon marocain au Festival du Livre de Paris 2023. L’édition marocaine disparue des vitrines internationales. Abdelkader Retnani me dit et me répète : « sans reconnaissance internationale, nulle développement national de l’édition ». Il voit au-delà des frontières. Les lésineries intérieures rabattent ses ailes. Chroniques citées disponibles sur le web. 

*Sociologue, écrivain, artiste peintre

Mustapha Saha