Les Marocains du ''Booker''... Regards croisés du romancier Abdelmajid Sebbata et du critique littéraire Oussama Seghir

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Abdelmajid Sebbata

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Propos recueillis par Abdelatif Abilkassem (MAP)

Rabat - Le Prix international de la fiction arabe "Booker arabe", qui en est cette année à sa 15ème édition, dont le lauréat sera annoncé le 22 mai, connaît ces dernières années une présence de plus en plus forte des œuvres marocaines dont beaucoup ont été retenues sur les listes longue et courte et dont l'une, “Al Kaouss Wal Faracha” de Mohamed Achaari, a été couronnée en 2011.

Mohamed Achaari, Mohsine Loukili, Abdelkrim Jouiti, Bensalem Himmich, Mohamed El Maâzouz, Youssef Fadel, Abdelmajid Sebbata… A travers ces noms et autres, le roman marocain a pu renforcer sa présence dans les listes du Booker, faisant ainsi de la concurrence aux œuvres en provenance du Machreq et suscitant l’admiration des jurys de la prestigieuse compétition littéraire.

Dans cet entretien à la MAP, l’écrivain Abdelmajid Sebbata et le critique littéraire Oussama Seghir s’expriment sur cette présence remarquable du roman marocain au Booker, les profils des écrivains marocains sélectionnés sur ses listes et les chances du roman “Assir Al Bortoughaliyine” (Le prisonnier des Portugais) de Mohsine Loukili de remporter le prix de cette édition.

Le roman marocain s’est illustré ces dernières années dans les listes longue et courte du Booker arabe. Que signifie cette présence de plus en plus forte ?

Abdelmajid Sebbata: 

Depuis des années déjà, le roman marocain s’est imposé avec force dans le paysage littéraire arabe. En intégrant les listes de prestigieux prix, les écrivains marocains ont démontré le mal-fondé des clichés qui circulaient auparavant, selon lesquels les gens du Machreq avaient un don inné de la narration alors que ceux du Maghreb étaient seulement doués pour la critique. Les Marocains ont fait leurs preuves en puisant dans diverses écoles littéraires (aidés en cela par une position géographique favorable), donnant ainsi naissance à une production littéraire singulière côté style, thèmes et influences. Ceci dit, les prix ne constituent qu’un maillon de la chaîne; sinon, la valeur d’une œuvre littéraire dépend de plusieurs autres critères..

Oussama Seghir: 

Votre constat est vrai dans une large mesure. Longtemps, le Maroc a été considéré comme une école de critique, la production littéraire étant l’apanage du Machreq selon la doctrine d’une soi-disant centralité du Machreq dans la culture arabe. Il est vrai que l’Orient a été le berceau de la renaissance culturelle arabe, puisque c’est là que les premières imprimeries sont apparues, créant une fracture avec le Maghreb à une certaine époque de l’histoire ; il n’en demeure pas moins vrai que la culture et le savoir ne sont pas quelque chose de figé, mais c’est un processus en perpétuelle évolution. Aujourd’hui, le paysage culturel et littéraire arabe connaît un vent de changement qui a balayé les idées reçues et cassé le mythe de la centralité du Machreq. C’est ainsi qu’est apparue une génération de romanciers au Golfe et en Afrique du Nord, mais aussi chez la diaspora arabe dans les pays occidentaux. C’est à la lumière de ces évolutions culturelles qu’il convient d’appréhender la présence remarquable du roman marocain dans les listes longue et courte du Booker ainsi que dans d’autres prix arabes comme Katara et le Prix du livre Cheikh Zayed.

Les œuvres marocaines retenues dans les listes du Booker présentent une grande diversité en ce qui concerne les profils des auteurs (âge, fonctions ministérielles ou politiques occupées…), mais aussi en ce qui concerne les thèmes abordés. Que reflète cette diversité ?

Abdelmajid Sebbata: 

Comme je viens de le dire, le Maroc a la spécificité d’avoir eu accès à différentes écoles littéraires. Evidemment, en matière de littérature, il n’y a pas lieu de parler d’une école marocaine à part entière, du moment qui’l s’agit d’expériences entamées pour la plupart après l’indépendance ou, peut-être, quelque temps avant. Ces expériences ont, pourtant, été soucieuses de tirer le meilleur parti aussi bien de l’école du Machreq (l’Egypte en particulier) que de celle occidentale (la France en premier lieu puis l’Espagne et peut-être aussi les écoles américaine et latino-américaine par la suite). Ces influences avaient certes leur côté négatif, mais il est clair que le roman marocain a pu, aussi bien grâce à la génération des fondateurs et des pionniers qu’à celle des jeunes, conforter sa place dans le paysage littéraire arabe. Pour ce qui est de l’évaluation des œuvres littéraires, c’est le texte seul qui compte, abstraction faite de son auteur. Il était donc tout à fait naturel que des ministres et des responsables soient en lice pour ces prix littéraires, au même titre que les jeunes écrivains dont certains ont réussi à atteindre des positions avancées avec leur tout premier roman.

Oussama Seghir: 

Cette diversité s’explique à mon avis par le changement de valeurs qui s’est opéré dans le paysage culturel et artistique marocain, dans le sillage des évolutions intervenues à l’échelle mondiale. Ces changements se sont accélérés avec les nouvelles technologies de communication qui ont installé de nouveaux choix créatifs et artistiques tant sur le fond que sur la forme. Alors que les auteurs “classiques” tentent bien que mal de surfer sur la vague, les jeunes s’y retrouvent comme un poisson dans l’eau parce que cela fait partie de leur culture et de l’entourage où ils ont grandi.

Hormis le coup de pub’ donné aux romans sélectionnés et à leurs auteurs, en quoi cette présence est-elle profitable à la littérature marocaine ?

Abdelmajid Sebbata: 

Les prix ont été d’un grand apport pour la littérature marocaine et arabe en général. Certainement, le roman arabe s’est beaucoup développé, avec à la clé une compétitivité accrue qui a donné lieu à une dynamique d’innovation et de diversification au niveau des styles, des techniques et des thématiques traitées. Le revers de la médaille, c’est que ces prix ont participé à l’émergence de ce qu’on peut appeler “les auteurs des prix” qui, à l’affût des distinctions, se cantonnent dans des schémas préétablis, sapant la notion même de créativité. Je dirais donc que les prix ont rendu service à la littérature arabe en nous gratifiant de belles plumes qui n’auraient peut-être jamais pu émerger du lot si elles n’avaient pas atteint des étapes avancées dans ces compétitions. Ces concours ont aussi le mérite d’avoir poussé des écrivains chevronnés hors de leur “zone de confort” pour se renouveler et se remettre en question. Mais, au demeurant, je crois que le développement de la scène littéraire marocaine ne saurait être mesuré uniquement à l’aune des prix; des considérations beaucoup plus vastes et plus profondes entrent en ligne.

Oussama Seghir: 

Pour moi, les prix sont un sujet controversé, tout comme l’est d’ailleurs tout le paysage culturel arabe. Je ne fais pas ici dans le dénigrement: l’absence de ces prix aurait suscité l’incompréhension et une pluie de critiques. Ce genre de compétitions, malgré tout ce qu’on peut leur reprocher, montrent que l’écriture fait du bruit et a de l’effet. En plus, elles braquent la lumière sur l’écrivain, attirent vers lui le regard du lecteur et des médias et lui donnent la motivation pour développer son expérience créative. D’autre part, les prix, quand ils sont utilisés à mauvais escient, peuvent nuire à la littérature et à l’écrivain lui-même. Dans ce cas là, le prix peut soit porter un coup mortel à son lauréat - beaucoup d’auteurs sont littérairement morts après leur consécration- soit faire outrage à la créativité en consacrant la médiocrité et en créant de fausses idoles, comme c’était malheureusement le cas pour certaines éditions de prix organisés au Maroc et dans le monde arabe.

Votre roman “Al Milaf 42” (Dossier 42) a intégré la short list du Booker 2021. Qu’est-ce que cette expérience vous a-t-elle apporté ?

Abdelmajid Sebbata: 

C’était une expérience très importante qui m’a donné de l’assurance et de la motivation pour aller de l’avant. C’est, en effet, tombé à point nommé parce que j’étais profondément déçu par le fait que mon roman soit paru un mois avant le confinement consécutif à l’apparition du Covid-19. J’étais persuadé que c’était une oeuvre malchanceuse parce que, pandémie oblige, elle n’a pas eu droit aux cérémonies de signature ni aux circuits de distribution et de promotion. L’annonce de la présélection de mon roman dans la liste courte du Booker 2021 était donc pour moi le meilleur des dédommagements, car ce qui importait le plus à mes yeux, c’est que mon écrit et les thématiques qu’il a abordées - notamment le drame des huiles frelatées du Maroc post-indépendance que j’ai voulu sortir de l’oubli- puissent toucher le maximum de lecteurs. Le Booker m’a aidé à atteindre cet objectif. Aujourd'hui, mon roman sera bientôt traduit en anglais avec le soutien des organisateurs du prix.

L’édition 2011 a été la seule qui a vu un Marocain remporter le Booker arabe. Pour l’édition de cette année, le roman “Assir Al Bortoughaliyine” de Mohsine Loukili, retenu dans la liste courte, est en lice. Quelles sont à votre avis les chances de voir le roman marocain rééditer l’exploit ?

Abdelmajid Sebbata: 

L’ami et confrère Mohsine Loukili est une vieille connaissance. Pour moi, il est la définition même de l’intellectuel qui travaille en silence. C’est dans les rayons de la bibliothèque de l’école où il travaille que j’ai lu quelques-unes de ses œuvres, avant “Assir Al Bortoughaliyine” et, à l’époque déjà, j’ai réalisé que l’expérience de cet écrivain a quelque chose de différent et d’original qui mérite d’être récompensée. J’étais heureux d'apprendre que son roman a pu intégrer la liste longue puis courte du prix et qu’il a rencontré des échos positifs chez les lecteurs. Je crois que la compétition sera serrée cette année. Certains candidats semblent plus médiatisés que d’autres, chacun y va de ses pronostics, mais je suis confiant qu’un bon texte sait s’imposer. Du reste, j’espère du fond du cœur que le Booker sera marocain cette année.

Oussama Seghir: 

Mohsine Loukili a cumulé une grande expérience narrative et imaginative au fil de ses écrits. “Assir Al Bortoughaliyine” est donc le fruit de ce cheminement, dans lequel l’auteur puise dans l’imaginaire et l’héritage littéraire du XVIème siècle, notamment le personnage de Shéhérazade qui constitue un patrimoine littéraire mondial. Comme elle, le héros marocain rescapé de la guerre et fait prisonnier par les Portugais recourt au conte pour conjurer la mort. En effet, faire appel à l’imaginaire historique dans une oeuvre littéraire n’est pas un exercice facile. L’auteur a pourtant réussi ce défi parce qu’il est versé dans l’histoire, filière dans laquelle il s’était spécialisé durant ses études universitaires. En plus, le fait qu’il a expérimenté la nouvelle et le théâtre a rendu ses dialogues convaincants et son énoncé limpide et percutant, sans fioritures ni artifices. A vrai dire, je n’ai pas consulté les autres œuvres retenues dans la short list pour pouvoir faire une comparaison. En somme, les prix ont leur propre logique et leurs propres critères. Le roman de Mohsine Loukili a, bien sûr, des chances pour décrocher le prix.

 

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