Culture
Les Racines… l’ultime tableau qui a résumé le destin du peintre mondialement connu, Van Gogh – Par Abdelfettah Lahjomri

Les couleurs s’intensifient jusqu’à sembler prêtes à exploser, et les lignes s’étirent comme si elles cherchaient à s’évader du cadre du tableau, comme si, pour Van Gogh, le monde n’était pas une entité figée, mais un être vivant, souffrant et dansant au rythme d’une vie qui ne lui accordait aucune paix.
À travers son ultime chef-d'œuvre, Les Racine, Van Gogh ne peint pas seulement un paysage, mais projette sur la toile le tumulte de son âme. Entre son chaos et son éclat, Abdelfettah Lahjomri explique comment cette œuvre énigmatique devient le miroir de son destin tragique et de sa quête désespérée de sens. Et s’interroge : A-t-il dessiné sa propre fin ?
Quand l’artiste dessine son ultime adieu
Dans mon enfance, chaque fois que le hasard me menait chez un proche rentré des Pays-Bas pour ses vacances annuelles, je me retrouvais plongé dans les pages des magazines qu’il rapportait avec lui. Ces pages étaient ma première fenêtre sur un monde dont je ne comprenais pas encore les frontières, un monde où se côtoyaient des images éclatantes et des univers mystérieux. C’est ainsi que j’ai rencontré pour la première fois les toiles de Van Gogh, avec leurs couleurs qui ressemblaient aux rêves d’enfance et leurs traits qui, à mes yeux d’alors, s’apparentaient à des dessins d’enfants.
Je les contemplais avec un enthousiasme naïf, convaincu que je pouvais faire mieux, sans réaliser qu’au-delà de ces couleurs vibrantes se cachait un monde de souffrance et de folie. Je ne savais pas encore que cette apparente spontanéité dissimulait un univers de tension et d’émotion, et que chaque couleur palpitait d’une vie intérieure que l’œil ne pouvait voir, mais que le cœur pouvait ressentir. Parmi les images qui sont restées gravées dans ma mémoire, il y avait le tableau Les Racines, dont je ne comprenais pas la signification, mais qui me paraissait être un enchevêtrement de lignes tortueuses et errantes, en quête d’une issue. Ce n’est que plus tard que j’ai appris qu’il s’agissait de la dernière œuvre peinte par Van Gogh.
Une toile–témoignage qui renferme sa tragédie existentielle et esquisse les traits de son adieu silencieux à la vie.
Les tableaux de Van Gogh n’ont jamais cessé de me captiver par leur mystère et leur simplicité, par leur ouverture sur un monde chargé d’émotions, oscillant entre l’éclat de la vie et le brasier de la souffrance. Lorsque j’observe leurs couleurs ardentes, j’ai l’impression de ne pas regarder une simple surface de toile, mais de plonger dans le tourbillon d’une âme tourmentée. Les couleurs s’intensifient jusqu’à sembler prêtes à exploser, et les lignes s’étirent comme si elles cherchaient à s’évader du cadre du tableau, comme si, pour Van Gogh, le monde n’était pas une entité figée, mais un être vivant, souffrant et dansant au rythme d’une vie qui ne lui accordait aucune paix.
Dans son livre La Vie de Van Gogh, Henri Perruchot dresse un portrait sincère du peintre tourmenté, loin de l’aura romantique qui entoure son nom, en s’appuyant sur ses correspondances avec son frère Théo. L’auteur reconstitue ainsi le parcours d’un artiste en lutte permanente contre la pauvreté, l’incompréhension et ses propres démons intérieurs. Mais Perruchot ne se limite pas à exposer la souffrance de Van Gogh : il met également en lumière sa passion infinie pour la beauté, son amour des couleurs et sa quête désespérée de capturer l’essence du monde. Il analyse minutieusement la relation complexe entre son état mental et sa créativité artistique, explorant cette dualité qui caractérisait Van Gogh : un artiste d’une sensibilité exacerbée, tiraillé entre l’extase de la création et ses effondrements psychiques.
Entre l’éclat de la création et l’abîme de la folie
Toutes les biographies retraçant la vie de Van Gogh s’accordent sur le fait que, le 27 juillet 1890, il quitta, comme à son habitude, les champs entourant le village d’Auvers-sur-Oise. Ce jour-là, il fut blessé d’une balle dans la poitrine. Il ne mourut pas sur le coup, mais retourna à l’auberge où il résidait et y agonisa pendant près de trente heures avant d’expirer dans les premières heures du 29 juillet, en présence de son frère Théo. Cependant, les circonstances de sa blessure et de sa mort demeurent floues à ce jour, les récits divergent et plusieurs théories s’affrontent pour expliquer cette scène finale de sa vie.
Ces dernières années, de nombreuses hypothèses ont remis en question l’idée de son suicide, suggérant qu’il aurait pu être victime d’un accident ou même d’un homicide involontaire. Cette théorie repose sur plusieurs éléments. D’abord, la localisation de la blessure, au niveau du torse, ne correspond pas aux cas habituels de suicide, où le coup de feu est généralement dirigé vers la tête. De plus, l’arme n’a jamais été retrouvée, malgré des fouilles approfondies dans la zone. Son comportement après avoir été blessé suscite également des interrogations : il a pu marcher et parler, et n’a exprimé aucune volonté de clarifier ce qui lui était arrivé, comme s’il avait choisi de garder le silence sur les circonstances de l’événement.
En 1956, un médecin ayant exercé à Auvers à l’époque a même témoigné que la blessure ne semblait pas être une tentative de suicide, renforçant ainsi la possibilité que Van Gogh ne soit pas celui qui a tiré. Si cette hypothèse se confirme, il aurait alors décidé de n’accuser personne – peut-être par indifférence à la vie, ou peut-être par volonté de protéger ceux qui l’avaient blessé.
L’entrelacement des racines… miroir d’une pensée troublée
Le tableau révèle un éclatement de la scène en éléments superposés et instables, où les troncs, les branches et les racines s’entrelacent en un amas confus, sans horizon défini ni point d’ancrage où le regard pourrait se fixer. Dans ses œuvres précédentes, même les plus tourmentées, Van Gogh laissait transparaître une forme d’ordre intérieur, où la nature conservait sa structure essentielle. Mais dans Les Racines, tout est différent : il n’y a ni organisation ni construction, seulement un enchevêtrement visuel évoquant un paysage en proie à sa propre désintégration.
Le tableau ressemble à un mouvement circulaire perpétuel, où les formes se répètent dans un tourbillon de racines. Cette abstraction ne rappelle pas ses autres œuvres, mais s’approche, de manière étonnante, du langage de l’art moderne, comme s’il pressentait une époque à venir, dépassant toutes les formes de représentation réaliste pour plonger dans une expression mentale intense.
Les couleurs de cette toile sont plus éclatantes qu’on ne pourrait l’attendre d’un dernier tableau peint par un artiste dans un état psychologique fragile. Le bleu profond, le vert éclatant, le jaune lumineux et les touches cramoisies tranchantes confèrent à la scène une sensation de vie ardente, tout en portant en elles une contradiction tragique. Ainsi, le contraste frappant entre l’agitation des lignes et la vivacité des couleurs génère une tension interne, donnant à l’ensemble une impression de crépitement avant l’extinction.
Dans de nombreuses œuvres précédentes, Van Gogh utilisait la couleur comme un vecteur d’expression émotionnelle, mais ici, elle semble marquer une séparation définitive d’avec le monde matériel, devenant une énergie sans contours définis. Peut-être que la couleur, dans ce tableau, est un dernier écho d’un regard tremblant entre clarté et dissolution, où l’œil ne perçoit plus les objets comme des entités distinctes, mais se laisse emporter dans des éclats de lumière successifs, où les couleurs vibrent entre vie et disparition. L’image devient alors une expérience sensorielle pure, transcendant la forme pour plonger dans l’émotion de la lumière et de ses ombres.
Les racines… métaphore d’un être déraciné
Quelle est la portée symbolique de ces racines ? Van Gogh ne se contentait-il que de représenter un simple paysage, ou traduisait-il à travers elles une expérience intime et profondément émotionnelle ?
Dans l’imaginaire culturel, les racines sont un symbole complexe : elles renvoient à la stabilité et à l’appartenance, mais peuvent aussi suggérer l’impuissance et l’enracinement forcé dans une réalité insoutenable. Pour Van Gogh, dont la vie fut marquée par l’errance et la quête incessante d’un foyer, ce tableau peut être lu comme une ultime image de son impasse existentielle. Les racines y apparaissent excessivement entremêlées, incapables de s’étendre librement, traduisant un sentiment d’étouffement et de perdition intérieure. De plus, l’absence de ciel et d’horizon suggère un monde clos, sans issue ni espace pour le mouvement.
Il n’est pas anodin que Les Racines ait été la dernière vision de Van Gogh : cette toile semble exprimer un sentiment existentiel d’impasse et d’absence d’avenir, comme si le monde se résumait à un labyrinthe de complexités insolubles.
Van Gogh a-t-il peint sa propre fin ?
Bien que Van Gogh soit généralement rattaché à l’expressionnisme, Les Racines dépasse cette classification pour s’aventurer dans une abstraction qu’il n’avait encore jamais atteinte. Ici, le sujet du tableau importe moins que le ressenti du mouvement et de la désintégration. Cette œuvre s’apparente à une expérience sensorielle absolue : il ne s’agit plus d’un simple reflet du monde extérieur, mais d’une traduction purement intérieure de l’émotion.
D’un point de vue existentialiste, Les Racines peut être interprété comme une image condensée de l’angoisse absolue, lorsque le monde perd toute cohérence et que l’existence elle-même devient un enchevêtrement chaotique dénué de sens. La toile se transforme ainsi en métaphore d’un moi perdu dans l’incertitude, sans attache ni certitude.
Ce tableau pourrait être perçu comme une déconstruction ultime de tout ce que l’on connaissait du style de Van Gogh. Il semble être une dernière tentative de réduire la vie à des coups de pinceau fébriles, où l’individu et le monde fusionnent dans un tourbillon de couleurs et de mouvements entrelacés.
Si Van Gogh a vraiment peint *Les Racines* le dernier jour de sa vie, alors cette œuvre devient un témoignage visuel exceptionnel de l’agonie d’un génie qui n’a pas terminé son parcours par un coucher de soleil paisible ou un autoportrait méditatif, mais par une scène de chaos, où les racines s’entrelacent en un mouvement désordonné, prolongement direct d’une angoisse intérieure qui ne trouvait aucun apaisement.
C’est comme si, dans ses ultimes instants, Van Gogh ne peignait plus la nature, mais traduisait son propre tourment en couleurs et en mouvements, laissant derrière lui une œuvre magistrale témoignant de l’agonie d’un artiste qui ne connut jamais le repos, pas même à l’approche de l’adieu.
Comme s’il disait :
"Voilà le monde tel que je le vois, voilà le trouble qui m’habite, et je n’ai d’autre place que parmi ces racines entrelacées."
Réfléchissons-y… et à une prochaine conversation.