Culture
Les sculptures d'Ikram Kabbaj : la beauté de l'oxymore – Par Rédouane Taouil
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La main infatigable de la sculptrice façonne, dans quantas de la poussière et ondes d'étincelles, des courbes et des lignes couplant des vides et des pleins, des fentes et cavités, pour dresser des portraits géométriques teintés d'une profonde sensibilité
« Les miracles ingénus » de cette sculptrice, à laquelle sied fort bien ce vocable employé par André Gide au sujet de poèmes du jeune Guillaume Apollinaire, se sont épanouis sur un terrain qu'elle a soigneusement cultivé en explorant avec patience et passion des techniques sur la pierre et le marbre.
« La préoccupation qui domine la phase actuelle de mon travail - affirme-t-elle- : continuer d'aller à la sculpture comme on vient à la vie, raconter les éléments dans tous leurs états » (Ikram Kabbaj, Sculptures, catalogue, 2024). A scruter notamment les ouvrages exposés dans le jardin de la villa Carl Ficke, à l'occasion de l'inauguration du musée de la Mémoire de Casablanca, il apparaît que cet élan scelle une alliance fantastique entre le matériau et son environnement, l'éternel et le gracile, l'immobilité et le mouvement, entre le silence et le sens qui se place sous le signe de l'oxymore.
« La sculpture donne de l'âme au marbre ». Bien que souvent citée, cette assertion de René de Chateaubriand est à convoquer ici tant elle apparaît à maints égards idoine. La main infatigable de la sculptrice façonne, dans quantas de la poussière et ondes d'étincelles, des courbes et des lignes couplant des vides et des pleins, des fentes et cavités, pour dresser des portraits géométriques teintés d'une profonde sensibilité. La densité de la matière métamorphique conjuguée à l'abstraction et la discrétion des formes confèrent à ces portraits des traits humains que peine à cacher l'apparentement commun au calcaire.
L'intrication des œuvres dans le paysage est emblématique de l'association de contraires. Le marbre noir ou gris ou blanc, signe d'éternité, pleinement animé par le souffle de la vie, porte des noms à caractère floral, « bourgeon », « floraison », « grain de vie », « éclosion » ou dénote l'éphémère, « entrelacement », « flot » ou « érosion ». A l'instar de « la feuille de route » élevée comme une vive invitation au voyage à l'orée de l'aéroport de Casablanca ou « Envol » qui sertit la teinte bleutée de la ville d'Assilah, ces nominations déclinent la fragilité. « Narcisse du marbre », « papillon de pierre », l'artiste a un beau parrain : Mahmoud Darwich, l'architecte de ces merveilleux couplages.
Le repos du marbre donne aux yeux du contemplateur à entendre la joie sereine et le soupir discret, l'amour entrouvert et la blessure tue, la rumeur du cœur et l'émoi contredit que décèle la poésie de la géométrie en exauçant le vœu ardent de Paul Celan : « il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir ». Dans la relation triangulaire entre le contemplateur, l'ouvrage et l'environnement, « Silence n'a pas de sens/Sens n'a pas de silence », ainsi que le clame Octavio Paz. Le marbre livre, grâce à ses rythmes et accents, sa parole marquée du sceau du regard et de l'espace et celui-ci profère ses mots sous le clair de lune, le nuage réticent ou le soleil mémorial. La symbiose entre espace et langage s'instaure à l'ombre du marbre et de l'arbre.
Voilà plus de trois décennies que la sculptrice poursuit « le chemin qui mène vers les étoiles » en participant à des symposiums internationaux en Europe (France, Espagne, Suède, Grande Bretagne), au Moyen-Orient, en Turquie, au Vietnam, en Chine et dans son pays natal. Avec une élégante persévérance, elle accomplit son projet d'insertion de la sculpture dans le paysage quotidien en mettant en exergue les échos entre l'œuvre et son ancrage esthétique. Sous ses dix doigts, son art emprunte à la géométrie sa pureté et à la poésie sa force d'éblouissement. Cet étoilement fait songer immanquablement à ces vers d'Apollinaire :
« Flambe flambe main ô ma flamme qui m'éclaire
Ma main illuminant les astres à tâtons ».