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Tebboune face à Paris : entre recul diplomatique et calculs politiques – Par Bilal Talidi

Le président algérien Abdelmadjid Tebboune, nostalgique des postures de familiarité avec son homologue français Emanuel Macron, cherche à l’amener à éjecter des relations franco-algériennes le ministre algérien Bruno Retailleau
Après des mois de tensions avec Paris, le président algérien Abdelmadjid Tebboune envoie des signaux d’apaisement en direction de la France. Derrière cette posture conciliante, une stratégie oscillant entre soumission aux pressions, contradictions internes et instrumentalisation du passé colonial. Entre le dossier du Sahara et celui de la mémoire, l’Algérie peine à imposer sa voix dans un environnement géopolitique en mutation. Bilal Talidi revient sur ce que l’entretien du président algérien renferme en filigrane.
Le président algérien est apparu devant les journalistes, dans une sortie impromptue, pour envoyer des messages d’apaisement à la France, après plus de trois mois d’escalade entre Alger et Paris.
Bien que ses propos aient été cadrés — ce qui est inhabituel chez ce président algérien qui accorde généralement une grande place à l’improvisation, même sur des questions diplomatiques sensibles — ils ont suffi à confirmer que l’Algérie avait cédé aux pressions, qu’elle ne souhaitait pas aller plus loin dans les réactions agressives, et qu’elle recherchait une solution au différend directement avec le président français.
Oublié le Maroc et la France de "deux États coloniaux qui savent comment s’entendre entre eux
Le président algérien a ainsi adressé trois signaux essentiels pour faire baisser la tension entre les deux pays. Le premier consiste à reconnaître le président français, comme seuls interlocuteurs légitimes pour le dialogue. Le deuxième est que les relations entre la France et le Maroc — y compris les visites de responsables français dans les provinces sahariennes marocaines — bien qu’elles aient été à ses yeux ‘’ostentatoires’’ ne constituent plus un sujet de provocation ou de gêne pour l’Algérie. Le troisième est que le canal du dialogue entre les deux pays doit passer par les seuls canaux des ministres des Affaires étrangères respectifs.
L’analyse de ces trois signaux est importante, car l’origine des tensions et de l’escalade — que le président algérien qualifie dans certaines de ses manifestations françaises de "chaos et tumulte politique à Paris" — remonte à une position algérienne ayant dépassé toutes les normes diplomatiques, en qualifiant le Maroc et la France de "deux États coloniaux qui savent comment s’entendre entre eux et se prêter main-forte", simplement parce que Paris a choisi, librement et dans l’exercice de sa souveraineté, de soutenir la marocanité du Sahara. Pire encore, le communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères a dépassé ce constat pour adopter un ton menaçant, affirmant que l’Algérie "tirera toutes les conséquences découlant de cette décision et tiendra le gouvernement français seul, pleinement et entièrement responsable de cela".
Il y a lieu de relever en premier lieu dans cette déclaration est que l’Algérie a admis la nécessité de dépasser l’obstacle que représente la position de Paris sur le Sahara, et que ses pressions n’aboutiraient à aucun changement de cette position, tout comme elle a échoué auparavant à infléchir la position espagnole. Elle a ainsi définitivement tourné la page de son précédent communiqué, et a complètement changé de position, au point que la question des relations entre le Maroc et la France — même les visites de responsables français au Sahara — ne constitue plus aujourd’hui un facteur impactant les relations algéro-françaises, ni sur leur reprise de la normalisation. C’est là un tournant majeur. On peut se demander comment "le chaos et le tumulte politique", que le président algérien prétend ignorer, ont pu à eux seuls suffire à enterrer un communiqué incendiaire rédigé à l’encre du ministère algérien des Affaires étrangères, auquel le président confie encore aujourd’hui la tâche de réparer les relations avec Paris, le qualifiant de "mains sûres".
Tebboune à la quête d’une légitimation française
Un autre élément, non moins significatif réside dans la désignation du palais de l’Elysée comme point de repère du palis Al Mouradia. Le président algérien tente apparemment ainsi de souligner que la crise réside dans la gestion du dossier par le ministère français de l’Intérieur, essayant de faire porter la responsabilité de la tension à une composante de l’appareil d’État français et cherche par la même occasion à indiquer que l’éloignement du ministère de l’Intérieur du dossier serait la clé de la réconciliation entre l’Algérie et la France. La crise n’est donc pas aussi dramatique que l’imaginent certains médias ; selon lui, la tension entre Paris et Alger est "artificielle", et sa résolution est simple : il suffirait de se référer à l’autorité du président Emmanuel Macron. Autrement dit, une invitation douce à retirer la pression des visas, qui semble avoir particulièrement dérangé les hauts responsables algériens, incapables de "respirer" en dehors de leurs fréquentes visites à Paris, alors que parallèlement cette carte n’avait pas porté ses fruits avec le Maroc, au plus fort de la crise de tension sourde qu’avaient connue les deux pays auparavant.
Dans un langage politique, le président Abdelmadjid Tebboune adresse une supplique à la France pour une visite du président français dans son pays, dans l’espoir de répéter le scénario d’août 2023. Peut-être même espère-t-il que Paris l’invite à son tour, ou, à tout le moins, qu’un signe soit adressé par le président français à son ministre des Affaires étrangères pour engager un dialogue diplomatique sérieux avec l’Algérie, en écartant le ministre de l’Intérieur du dossier. Et puisque "la tension est entièrement fabriquée", l’affaire Boualem Sansal ne mérite, elle non plus, pas tant d’importance, et sa résolution est facile : il suffirait, en retour, que la France reconnaisse la prééminence du président Abdelmadjid Tebboune, qui pourrait régler le problème en quelques minutes en activant la procédure de grâce.
Un projet de loi criminalisant le colonialisme français re-re-déterré
C’est à ce stade que Abdelmadjid Tebboune décline les cartes que l’Algérie possède dans la négociation. Si les signaux précédents relèvent davantage d’une politique de soumission à la pression et du recours à un ton de supplication, ce qu’il a déclaré sur le dossier de la mémoire et son impact sur les relations avec la France, marque une grande contradiction. Alors même que Tebboune affirme que ce dossier est fondamental, exempt de toute instrumentalisation politique, le Parlement algérien se met officiellement, et au même moment, à préparer un projet de loi criminalisant le colonialisme français.
En réalité, l’historique de ce projet dans la mémoire politique récente de l’Algérie raconte tout autre chose que ce qu’affirme le président algérien. Il a vu le jour pour la première fois en 2001, proposé par Mohamed Arezki Ferrad, député du Front des forces socialistes (FFS), mais il n’a jamais été soumis à la séance plénière. Il avait alors vivement critiqué l’élite politique algérienne, affirmant que certains intellectuels français dénonçaient davantage les crimes coloniaux que les Algériens eux-mêmes. En 2005, des députés du Front de libération nationale (FLN) ont repris ce projet en réponse à une loi française adoptée la même année sous la présidence Jacques Chirac, tendant à glorifier la colonisation française en Afrique du Nord au XIXe et au XXe siècle. Mais l’entourage du président Abdelaziz Bouteflika est alors intervenu pour bloquer le projet sous prétexte qu’il n’était pas complet. Les élites politiques algériennes ont interprété cette décision comme visant à ne pas nuire aux relations économiques avec la France ni aux intérêts de la diaspora algérienne dans ce pays.
Ce qui est étonnant, c’est que le premier mandat du président Tebboune a connu la même tentative de relance de ce projet : en février 2020, 50 députés l’ont à nouveau ressuscité, mais il a été de nouveau évacué de l’ordre du jour par le président lui-même. En 2021, 100 députés l’ont reproposé, sans résultat non plus.
Cette chronologie, de 2001 à 2025, contredit les propos du président algérien. Ce projet est systématiquement enterré dès que les relations avec la France s’améliorent, ou lorsqu’il existe un risque de les détériorer. Il est ensuite ressorti comme une carte de pression à chaque période de tension avec Paris, avant que le président n’intervienne à nouveau pour le retirer ou le laisser sombrer dans l’oubli, en échange d’un retour à de bonnes relations avec l’Élysée.
De manière générale, ce que le Maroc peut retenir d’important de ces messages la sitaution actuelle c’est que l’Algérie, malgré les cartes stratégiques qu’elle détient pour faire pression sur la France et sur l’Europe dans son ensemble — notamment dans le domaine énergétique — a échoué deux fois, avec Madrid et avec Paris, sur un même dossier : celui du Sahara. Cela signifie qu’elle est consciente de la faiblesse et de la fragilité de sa position dans son environnement international et régional. Son ambition la plus grande, désormais, est de ne pas perdre le soutien d’un voisin européen qui l’a aidée à se soustraire aux pressions américaines, au moment même où elle rendait des services stratégiques et logistiques à son alliée Moscou, au détriment des intérêts stratégiques occidentaux.