Décès d’une figure exceptionnelle, Mohamed Benaïssa, ministre, diplomate et intellectuel marocain

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Mohamed Benaïssa, alors ministre des Affaires étrangères (à droite) aux côtés du Roi Mohammed VI lors de la visite de l’ex-Roi d’Espagne Juan Carlos. A gauche, l’ancien ministre des Affaires étrangères espagnol Miguel Ángel Moratinos

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Mohamed Benaïssa, ancien ministre, diplomate et intellectuel marocain, qui vient de nous quitter, est une personnalité exceptionnelle dotée d’une vision avant-gardiste. Il réunit en lui des qualités dispersées chez d’autres.  

Dès ses premières années d'études à Asilah, où il est né en 1937, Benaïssa s'est distingué par son ambition, sa passion et sa détermination à s'affirmer. Il croyait fermement que chaque individu est le produit de son époque, de ses circonstances et de ses capacités personnelles.  

Sur plus de six décennies, il a occupé plusieurs fonctions et responsabilités, accumulant des expériences tant au Maroc qu'à l’étranger. Son nom est étroitement lié au Moussem Culturel International d’Asilah, à travers lequel il a démontré que la culture peut apporter un changement positif dans la vie des gens. Il a ainsi toujours défendu l'idée que l'action culturelle et artistique est un levier de développement et un moyen d’encourager l’homme à exploiter sa créativité et son imagination pour se transformer. Il était également convaincu qu’aucun changement personnel ou environnemental n’est possible sans une réelle volonté et une préparation à cet effet.  

Un riche parcours académique et professionnel   

Grâce à son engagement, il a joué un rôle essentiel dans le développement et la transformation d’Asilah, une ville longtemps marginalisée. Il s'est également imposé comme une figure incontournable du champ culturel, en tant que ministre de la Culture, ainsi qu’en tant que diplomate chevronné, après avoir été ambassadeur du Maroc à Washington, puis ministre des Affaires étrangères et de la Coopération.  

Il a commencé son éducation dans une école coranique, à l'instar des enfants de sa génération, avant de rejoindre une école proposant un programme bilingue en arabe et en espagnol, Asilah étant alors sous protectorat espagnol. Il se souvient de son enfance dans cette ville côtière, où la mer et le soleil confèrent aux habitants une certaine poésie. Il décrit une enfance paisible et une éducation marquée par le soufisme, dans un environnement familial empreint de sincérité et de pureté.  

En 1952, il quitte Asilah pour poursuivre ses études secondaires à Fès, puis à Larache et enfin à Tétouan. Durant cette période, il se passionne pour le théâtre et joue dans plusieurs troupes à Larache et à Tanger. Il part ensuite en Égypte pour poursuivre ses études, mais doit rentrer au Maroc après l'agression tripartite (1956). Il fait alors ses premiers pas dans le journalisme en devenant animateur à la radio la Voix de l'Afrique à Tanger. En 1957, il couvre la première visite du roi Mohammed V dans le nord du pays après l’indépendance.  

Il retourne ensuite en Égypte en 1960 pour étudier le journalisme à l'Université du Caire, avant de partir aux États-Unis, où il obtient en 1963 une licence en communication à l'Université du Minnesota. Il bénéficie ensuite d’une bourse de la Fondation Rockefeller pour mener des recherches en communication à l’Université Columbia de New York en 1964.  

Un diplomate et acteur du développement international  

Aux États-Unis, Benaïssa découvre un monde nouveau, avec une culture différente. Grâce à sa persévérance, il travaille entre 1963 et 1965 comme attaché de presse à la mission permanente du Maroc auprès des Nations Unies à New York. Puis, entre 1965 et 1967, il occupe un poste similaire au Département de l’Information des Nations Unies à New York et à la Commission économique pour l’Afrique à Addis-Abeba. Entre 1967 et 1971, il devient conseiller régional en communication pour la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) en Afrique, basé à Accra, au Ghana.  

Cette période l’a profondément marqué, lui permettant de découvrir de nouvelles cultures et de mieux comprendre l'Afrique subsaharienne. Ces expériences ont renforcé sa conviction de l'importance du développement local et du service public, ainsi que de la culture comme moteur de changement.  

Entre 1971 et 1974, il travaille à Rome comme chef du département de la communication au siège de la FAO, puis directeur du département de l’information (1974-1976). En 1975, il est nommé secrétaire général adjoint de la Conférence mondiale sur l’alimentation des Nations Unies.  

Durant cette période, entre les États-Unis, l’Afrique et Rome, il bâtit un important réseau de relations et se lie d’amitié avec de nombreuses personnalités marocaines et internationales.  

Le renouveau d’Asilah et la création du Festival culturel  

Lorsqu'il retourne au Maroc en 1976, il est choqué par l’état désastreux d’Asilah, sa ville natale. Il décide alors, avec son ami et artiste peintre Mohamed Melehi (1936-2020), de se présenter aux élections municipales. Il est élu conseiller municipal d'Asilah jusqu’en 1983, et devient également député en 1977.  

À la fin des années 1970, alors que le Maroc traverse une période de transformation, notamment après la Marche Verte, Benaïssa contribue en 1978 à la création de l'Association Al-Mouhit qui deviendra la Fondation du Forum d’Asilah et lance le Moussem Culturel International d'Asilah, une initiative non lucrative visant à promouvoir le développement socio-économique par l’échange culturel.  

Au fil des éditions, ce festival acquiert une réputation internationale, attirant intellectuels et décideurs du monde entier, notamment des pays du Sud. Il devient un espace unique de débat sur des questions culturelles, politiques et sociales majeures.  

Le festival a su résister aux défis de l’époque marquée par la Guerre froide et des tensions politiques. Grâce au soutien du roi Hassan II et de son fils, le roi Mohammed VI, ainsi qu’à la conviction grandissante des intellectuels que cette initiative n’était dirigée contre personne mais visait à promouvoir le développement par la culture, l’événement s’est imposé comme un rendez-vous incontournable.  

Benaïssa dira : "Asilah a commencé son festival avec une vision à long terme", accueillant des figures intellectuelles et politiques de renom, faisant de la ville une sorte de Hyde Park arabe, comme l’avait souhaité Hassan le roi II.  

Parcours ministériel et diplomatique  

Entre 1983 et 1992, il préside le conseil municipal d’Asilah et est réélu député. Il est nommé ministre de la Culture (1985-1992), puis maire d’Asilah (1993-2008). En 1993, il devient ambassadeur du Maroc aux États-Unis, poste et le reste jusqu’en 1999, année où il est nommé ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, poste qu'il occupera jusqu'en 2007.  

Il défend l’idée que l’association entre culture et politique n’est pas négative, affirmant que les intellectuels qui s’engagent en politique le font avec hauteur de vue et créativité, loin de la politique politicienne. Il est fier de son passage au ministère des Affaires étrangères, soulignant que sous le roi Mohammed VI, le Maroc a affirmé sa souveraineté et gagné le respect des grandes puissances, y compris les États-Unis.  

Mohamed Benaïssa n’oublie pas d’évoquer les principaux dossiers et questions sur lesquels il a travaillé, notamment les relations avec l’Algérie. À ce sujet, il rappelle ses visites à la voisine orientale du Maroc, qui se sont élevées à 11 rencontres, dont 10 avec le défunt président Abdelaziz Bouteflika**, sur une période de **8 ans**. Il affirme avoir découvert que le différend entre le Maroc et l’Algérie n’était pas simple, car « Bouteflika n’était pas le seul à décider ».  

Benaïssa souligne que l’essentiel résidait dans l’ouverture du roi Mohammed VI vers le sud et le rapprochement afro-africain. En parallèle, les relations avec l’Occident suivaient leur propre dynamique, tout en veillant à défendre, avant toute chose, les intérêts du Maroc et de son peuple, sans aucune concession politique.  

Engagement politique et contributions culturelles  

Sur le plan partisan, Benaïssa est un membre fondateur du Rassemblement National des Indépendants (RNI) en 1978 et a été élu membre de son comité exécutif en 1984. Il a également dirigé et édité les journaux Al-Mithaq Al-Watani (en arabe) et Al Maghrib (en français), entre 1985 et 1998. En 2003, il est nommé membre du Bureau exécutif du RNI. Il est ensuite réélu en 2009 et 2015 à la tête du conseil municipal d’Asilah, avant d’être reconduit en 2021 pour ce poste, ainsi qu’au Conseil des Conseillers marocain (Chambre haute du Parlement), mais cette fois sous la bannière du Parti Authenticité et Modernité (PAM) qu’il a rejoint bien plus tard.  

En plus de ses engagements politiques, Benaïssa est le secrétaire général de la Fondation du Forum d’Asilah. Il est aussi conseiller international en communication et développement, membre du Prix Isa pour le service de l’humanité (Bahreïn), ainsi que du Conseil d’administration du Centre des études stratégiques, internationales et énergétiques de Bahreïn ("Draassat"), et du **Forum de la pensée arabe à Amman (Jordanie).  

Publications et distinctions internationales  

En 1976, il coécrit avec l’écrivain et poète marocain Tahar Ben Jelloun un ouvrage intitulé Masamat. En 1998, il remporte le Prix Aga Khan d’architecture islamique, en reconnaissance de son travail de réhabilitation d’Asilah, transformant cette petite ville portuaire oubliée en un modèle de développement économique et social fondé sur l’art et la culture.  

Il reçoit également plusieurs distinctions prestigieuses et grands prix dont, en2008 l’Ordre du Trône – Grand Commandeur qui lui a été décerné par le roi Mohammed VI.  

Il est également décoré par plusieurs pays, notamment le Danemark, l’Espagne, la France, l’Italie, le Mexique, le Pérou, le Chili, l’Argentine, le Brésil, le Japon, l’Inde et la Malaisie.  

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