National
Décollage du Maroc : Le chainon manquant
Le Roi Mohammed VI à l’ouverture du Parlement. Au Maroc, la vision du Roi se déploie dans les orientations qu’Il adresse au gouvernement et qui fixent les priorités de son programme
La vocation du Maroc est un concept qui appelle aujourd’hui une réflexion critique. De par sa politique étrangère et le regard porté sur lui par les autres, depuis son voisinage oriental ou européen, voire continental, le Maroc est perçu comme une puissance régionale ou en voie de le devenir. De par les opportunités économiques disponibles, il réunit les mêmes conditions ayant favorisé le décollage et l’expansion du modèle turc.
Le constat de ces perspectives, vues de l’intérieur, ne peut se faire sans que l’on relève un rapport de l’Etat à la classe politique peu marqué par la sérénité. Il demeure fortement préoccupé par les interactions de cette classe, perçue comme politiquement indigente, avec les ambitions à long terme de l’Etat. Et il y a là certainement un déphasage que l’élaboration d’une réponse collective (le Nouveau modèle de développement) censé constituer le dénominateur commun qui encadre le programme de tout gouvernement à venir, ne peut résoudre. Il ne peut, non plus, à lui seul pallier le problème de l’aridité réelle du champ politique.
L’ambition du Maroc de devenir une puissance régionale, sa quête de mettre à profit les opportunités offertes par la pandémie du coronavirus et sa recherche à produire une réponse collective sont autant d’éléments qui façonnent les efforts et conditionnent les initiatives du spectre politique. Et c’est sans doute important. Mais lui fait défaut une réflexion sur le catalyseur de la vision commune que l’on peut avoir de l’essor du Maroc.
Une voie à mi-chemin
Des modèles émergents fondent leur succès sur un régime présidentiel à même de garantir la rigueur, la préparation et l’efficacité nécessaires. C’est dire qu’en comparaison la monarchie dispose naturellement d’atouts plus avantageux.
Les modèles émergents s’appuient sur un parti politique fort, adossé à une large base populaire qui érige la vision du président/parti en un programme démocratique populaire dont la mise en œuvre se décline à travers les mécanismes démocratiques.
Dans le cas marocain, la vision du Roi se déploie dans les orientations qu’Il adresse au gouvernement et qui fixent les priorités de son programme. Ceux qui critiquent la monarchie exécutive partent de la croyance que le Roi intervient dans les moindres détails, ce qui, selon eux, affaiblit les institutions et s’oppose à la praxis démocratique. Ceux qui, à l’opposé, défendent le rôle central de la monarchie vont jusqu’à considérer les partis politiques comme de simples outils d’exécution du «programme du Roi».
L’appréhension constitutionnelle correcte de ces approches se situe à mi-chemin de ces deux extrêmes en ce sens que la constitution précise ce qui est à Dieu et ce qui appartient à César. La Loi fondamentale confère au Roi le statut du chef de l’Etat et stipule que le chef du gouvernement est tenu de suivre les orientations du Roi, non seulement dans les domaines réservés (sécurité, défense, religion et politique extérieure), mais dans toutes les politiques publiques.
C’est ce qui fait qu’au Maroc la politique s’articule davantage sur «la confiance royale» que sur les rapports institutionnels. Et c’est probablement là la raison qui rend l’acteur politique – en principe moteur de tout développement-, paralytique, incapable d’assumer sa mission dans l’élaboration et la mise en œuvre de la vision de développement du pays.
Pour prendre la mesure de cet état des choses, il suffit de voir comment le Maroc gère aujourd’hui le conflit avec l’Espagne et l’Allemagne, manie avec intelligence tant de cartes majeures, joue un rôle axial en Libye, cherche peut-être à établir une médiation entre l’Ethiopie, l’Egypte et le Soudan, et œuvre à faire de son Sahara une plateforme pour le transit des gros investissements internationaux vers l’Afrique. Et de constater combien, à contre sens, le champ politique national souffre d’une forte anémie réduisant les partis à une compétition politique pratiquement sans objet, surannée et usant d’outils désuets, produits de l’ère pré-démocratique, et d’une époque antérieure aux questions du développement et de l’édification institutionnelle et constitutionnelle.
Certains avancent que le Maroc dispose déjà d’une vision, et que le pays peut en conséquence se passer des élites politiques pour mener la réforme d’autant plus que ses principaux chapitres sont connus. Ils pensent probablement ainsi que le Maroc n’a pas besoin d’une « bureaucratie démocratique », mais plutôt d’agents d’exécution axés davantage sur la démocratie formelle que sur l’essence de la démocratie. Ils en déduisent la nécessité d’évincer les élites politiques qui insistent sur la teneur démocratique et abuseraient dans leur prétention à conduire la réforme.
Le fait est que cette problématique ne peut être résolue ni par l’excès de demande sur la démocratie, ni par la réduction des élites à la figuration, ni même par une réforme constitutionnelle et une définition des responsabilités. Ces voies ont été largement essayées sans réussir à éviter qu’à chaque étape le conflit institutionnel finisse par ressurgir.
Pour remédier à cette situation, il faudrait concilier deux impératifs : soutenir la culture démocratique par le renforcement du champ partisan, et stimuler la communication directe entre la monarchie et la classe politique. Ce mécanisme est essentiel à une meilleure compréhension mutuelle des manières de réfléchir en présence. Il est tout aussi indispensable à la juste appréhension des défis présents et des modalités permettant à chacun d’exprimer sa vision dans le respect de l’esprit démocratique.
Malheureusement, la peu de considération pour la culture démocratique et la carence communicationnelle, un dilemme actuel, ont des répercussions négatives sous évaluées. Les élites politiques ne comprennent pas où va Maroc, ni la façon dont il défend ses intérêts. Ni d’ailleurs comment l’Etat pense sa politique intérieure. Elles ne comprennent pas non plus comment le Maroc définit ses intérêts vitaux, ni les implications de ses futures alliances et son positionnement dans le contexte international et régional.
D’élites pareilles, tenues à l’écart du processus décisionnel, on ne peut attendre la production de réponses en mesure de mobiliser l’opinion publique pour soutenir le pays, pas plus qu’on ne peut espérer d’elles l’agencement des tactiques politiques en fonction des échéances de l’Etat. Mais le plus dangereux dans cette situation est que la négativité et l’attentisme des acteurs qui en découlent, aboutissent à la transformation de certains pans de l’opinion publique en adversaires de la vision de l’Etat et de ses enjeux stratégiques.