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Institut Royal des Études Stratégiques : enseignement en français, économie et réseaux sociaux inquiètent les Marocains – Par Bilal Talidi
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Institut Royal des Études Stratégiques : enseignement en français, économie et réseaux sociaux inquiètent les Marocains – Par Bilal Talidi
L'Institut Royal des Études Stratégiques a publié la troisième édition de l'enquête nationale sur le lien social. Il s'agit d'une étude importante en raison de la taille de son échantillon (6000 citoyens marocains âgés de plus de 18 ans), de ses thématiques (la question de l'identité, la perception qu'a la société marocaine d'elle-même, la manière dont le citoyen marocain se définit par rapport à celle-ci, son avis sur la question linguistique, les règles de la coexistence et ses obstacles, ainsi que sa confiance dans les différentes institutions et dans l'avenir).
L’importance de cette étude réside également dans le fait qu'elle fait suite à deux éditions précédentes, réalisées respectivement en 2011 et en 2016, permettant ainsi d'accumuler un ensemble de données et d'analyses qui contribuent à une meilleure compréhension de la société marocaine et qui peuvent orienter la prise de décision politique et stratégique.
La pauvreté, l'injustice sociale et la corruption principaux obstacles à la coexistence
Les résultats de cette enquête confirment une tendance constante concernant les conditions de la coexistence. De 2011 à 2023, ces règles n'ont pas changé, les questions matérielles et de subsistance restant en tête des critères de la vie en commun. Ainsi, l'amélioration du pouvoir d'achat, l'accès à l'emploi pour tous, l'amour de la patrie, la solidarité, la sécurité et la stabilité représentent plus de 75 % des préoccupations. En revanche, la laïcité ne dépasse pas 0,01 % de cette étude.
L'enquête nationale explique l'augmentation des revendications liées aux conditions de vie entre 2016 et 2023 par l'effondrement des classes moyennes, qui rejoignent les classes défavorisées dans leurs demandes d'amélioration des conditions sociales. Elle relève également que la pauvreté, l'injustice sociale et la corruption sont perçues comme les principaux obstacles à la coexistence, surpassant les obstacles culturels traditionnels tels que l'individualisme et l'indifférence. Par ailleurs, l'extrémisme religieux, en tant qu'obstacle à la coexistence, a connu un recul constant entre 2011 et 2023.
L'enquête nationale ne fournit pas d'explication à cette diminution de l'extrémisme religieux. Or, selon la plupart des analyses sociologiques, l'extrémisme religieux tend à croître en période de crise sociale. Cette contradiction pourrait signifier l'une des deux choses suivantes : soit le citoyen marocain se sent plus en sécurité grâce à l'efficacité des politiques de sécurité, soit la culture de l'extrémisme religieux a considérablement reculé dans la société marocaine pour diverses raisons.
L'Islam, premier fondement de l'identité marocaine
Selon les conclusions des trois éditions de l’enquête, l’identité des Marocains se définit par leur attachement à l’Islam, à l’amour de la patrie et à l’intégrité territoriale, selon l’ordre suivant : le Marocain se définit d’abord comme musulman, puis comme Marocain, ensuite comme Arabe, puis Maghrébin, puis Africain, et enfin comme citoyen du monde. Paradoxalement, l’identification en tant qu’Amazigh arrive en avant-dernière position et a enregistré un recul entre 2016 et 2023.
L’Institut Royal analyse ces résultats en expliquant que le Marocain construit son identité autour de trois piliers fondamentaux : Le pilier national, qui regroupe trois liens identitaires : l’Islam, l’identité marocaine et l’identité arabe.
- Le pilier régional, qui reflète la diversité identitaire au sein de l’identité marocaine (arabe, amazighe, sahraouie-hassanie).
- Le pilier universel, qui englobe l’identité maghrébine, africaine et mondiale.
Si la prédominance du pilier national semble logique, plusieurs questions se posent quant à la hiérarchie des appartenances : pourquoi l’identité arabe prime-t-elle sur l’identité maghrébine ? Pourquoi l’identité africaine et universelle précèdent-elles l’identité sahraouie et amazighe ? Si le retard du lien maghrébin peut être compris à travers les contraintes que connaît la région du Maghreb et l’absence d’une réelle intégration régionale, l’émergence de l’identité africaine semble davantage liée à la politique africaine adoptée par le Maroc depuis 2004, qui a réalisé des avancées majeures et convaincu les citoyens de l’importance du volet africain dans leur identité. En revanche, la place marginale de l’identité amazighe, et sahraouie, qui ne manquera pas de susciter la controverse, nécessite une analyse approfondie.
Attachement à la langue arabe comme langue d'enseignement
L’enquête révèle que les Marocains penchent vers la consolidation du bilinguisme (50,8 %), mais elle ne met pas en évidence la baisse de cette tendance entre 2016 et 2023, qui a diminué d’environ quatre points. Cette évolution pourrait s’expliquer par l’abandon, en 2021, de la politique de l’alternance linguistique prévue par la loi-cadre, au profit d’une francisation de l’enseignement.
Il n’existe pas d’études scientifiques prouvant cette relation de cause à effet, mais cette hypothèse figure parmi les explications possibles du déclin de l’adhésion au bilinguisme entre 2016 et 2023.
Bien que la question de l’enseignement des langues suscite des débats et différentes interprétations, les résultats de l’enquête montrent un choix clair : trois quarts des Marocains préfèrent que l’enseignement se fasse en arabe classique comme première langue. Bien que le taux de préférence pour la darija ait triplé depuis 2016, il ne dépasse toujours pas 11 % en 2023.
Le recul du français
Concernant l’ouverture linguistique, malgré l’adoption de la langue française comme première langue étrangère au Maroc, son taux de préférence chez les Marocains est passé de 63,5 % en 2016 à 36,9 % en 2023, au profit de l’anglais qui est passé significativement durant la même période de 12% à 22%.
e phénomène mérite une analyse approfondie, notamment à la lumière de l’orientation des politiques publiques qui privilégient l’enseignement des matières scientifiques en français.
La confiance dans les institutions représentatives (Parlement) en recul
L’enquête nationale met en évidence une contradiction déjà relevée par de nombreux centres de recherche spécialisés dans l’étude de la confiance institutionnelle : alors que la confiance dans les institutions souveraines progresse, celle envers les institutions représentatives, politiques, civiles et médiatiques diminue.
Si la confiance dans les institutions souveraines peut être expliquée, il est plus surprenant que le système éducatif, malgré sa situation jugée catastrophique, bénéficie d’un niveau de confiance supérieur à celui des institutions souveraines elles-mêmes. Cette contradiction est renforcée par l’augmentation de la confiance dans l’efficacité des forces de sécurité, avec une diminution des craintes des citoyens concernant la sécurité, qui sont passées de 23 % en 2016 à 15,3 % en 2023.
Les réseaux sociaux sous surveillance
Les réseaux sociaux ont également fait l’objet d’une analyse à plusieurs niveaux. Deux résultats principaux retiennent l’attention :
Et tandis que l'étude enregistre une augmentation de l'utilisation d'Internet dans la vie sociale et professionnelle des Marocains, elle constate en parallèle un net recul de l'impact de la radio et de la télévision (médias officiels) dans le renforcement des liens sociaux.
Dans le même temps, 71 % des Marocains considèrent que le monde virtuel représente un danger pour la cohésion sociale, tandis que 85 % estiment que les réseaux sociaux contribuent à la diffusion de fausses informations.
Motivations et usages des réseaux sociaux
Concernant les raisons et la nature de l'utilisation des réseaux sociaux, l'étude nationale indique que les principales motivations des Marocains sont :**
- **Rester en contact avec la famille et les amis,
- Combattre l'ennui,
- Se tenir informé des événements culturels**.
En revanche, l'usage politique des réseaux sociaux resterait relativement faible, selon l’étude, limité aux minorités actives animées par la volonté d’organiser des événements politiques. L'étude révèle également que les questions politiques sont marginales dans les interactions sur les réseaux sociaux, loin derrière les préoccupations sociales, professionnelles, culturelles et religieuses.
Deux observations sur la méthodologie de l'étude
- La formulation des questions sur les dangers des réseaux sociaux
- De nombreuses questions utilisées dans l’enquête sont fermées (réponses par "oui" ou "non"), ce qui peut constituer un biais pour les résultats et ne pas refléter pleinement la complexité des usages réels du public.
- Le choix des catégories proposées aux répondants
- Les thèmes soumis au choix des participants et la formulation des questions influencent fortement leurs réponses, ce qui oriente l’état d’esprit général du public.
- Une approche plus rigoureuse consisterait à utiliser une méthodologie similaire à celle du Digital Global Report, qui repose sur une sélection plus représentative des tendances numériques mondiales.
- L’enquête n’a pas non plus portée sur les taux d’utilisation des réseaux sociaux ni de types de réseaux.
Une confiance troublée en l’avenir
L’étude a abordé la question de l’avenir dans l’imaginaire des Marocains sous trois angles principaux :
- Leur opinion sur la situation économique.
- Leur perception du rôle de la diplomatie marocaine dans le rayonnement régional et international.
- Leur inquiétude face aux répercussions des crises mondiales sur l’avenir du Maroc.
- 1. La confiance dans l’économie : un optimisme nuancé
L’étude révèle que la majorité des Marocains se montrent confiants quant aux perspectives économiques du pays à moyen terme (cinq ans).
- 37 % sont optimistes,
- 18 % sont pessimistes,
- 45 % adoptent une position neutre.
Toutefois, ce constat est à relativiser : la neutralité ne peut être assimilée à l’optimisme, car elle peut aussi refléter un manque de visibilité, des indicateurs économiques incertains ou une hésitation face aux résultats.
- Un optimisme marqué pour la politique étrangère
Contrairement à l’évaluation de l’économie, la perception du rôle du Maroc sur la scène internationale est nettement plus positive.
87 % des Marocains se disent confiants dans le rayonnement régional et international du pays. Ce fort taux de confiance s’explique par le fait que l’évaluation de la politique étrangère repose sur des degrés de confiance (très confiant, confiant, relativement confiant).
- L’inquiétude face aux crises mondiales
Paradoxalement, alors que la confiance dans la politique étrangère est élevée et que la perception de la situation économique reste floue, les Marocains expriment une grande anxiété quant aux répercussions des crises mondiales sur leur avenir.
- 84 % se déclarent fortement préoccupés par l’impact des crises internationales sur le futur du pays.
Si cette contradiction peut s’expliquer par la distinction entre la confiance dans la gestion nationale des défis et l’incertitude face aux dynamiques internationales, la véritable cause de cette inquiétude semble être la détérioration des conditions sociales, aggravée par les crises mondiales.
En particulier :
- La pandémie de COVID-19
- La guerre en Ukraine
L’étude elle-même souligne cette contradiction : bien que les Marocains expriment un optimisme relatif sur l’économie à moyen terme, elle indique en parallèle que l’effondrement de la classe moyenne a renforcé les revendications des classes populaires pour une amélioration des conditions sociales.