Les eaux stagnantes – Par Seddik Maaninou

5437685854_d630fceaff_b-

Captures d’écran de l’émission Fi Al Wajiha- De G à D: Mohammed El Gahs, Malika Malak et Abdallah Laroui

1
Partager :

Un ami m'a envoyé un lien dont la couverture affichait une image du penseur et historien Abdallah Laroui. J’ai immédiatement ouvert le lien pour en connaître le contenu. Dès les premières images, il est apparu clairement qu’il s’agissait de l’émission « Fi Al Wajiha » (Au-devant de la scène), qui était diffusée à l’époque par la chaîne 2M et animée par la regrettée journaliste Malika Malak.

 Le Journaliste et le penseur

L’enregistrement a commencé avec une intervention de Mohammed El Gahs, journaliste et figure familière de la gauche marocaine, qui sera nommé plus tard secrétaire d’Etat à la Jeunesse. Avec calme, il a soumis à Abdallah Laroui une problématique adressée pour recueillir son avis, ajoutant, en tant que rédacteur en chef du journal Libération :

« … Il y a des élèves qui trichent aux examens et considèrent cela comme un droit, des décrocheurs scolaires au niveau secondaire qui exigent un emploi dans la fonction publique et estiment que c'est leur droit. Il y a ceux qui travaillent dans l’édition et considèrent la rumeur, la diffamation et la provocation comme un droit… »

Sur le même ton et dans le même crédo, il a ensuite évoqué les parlementaires, les hommes d'affaires et d'autres, ajoutant :

« Il y a ceux qui s’en prennent à la religion, à la culture, à l’art et à la créativité et considèrent cela comme un droit. Mais la question est : où est l'autorité et que lui est-il arrivé ? Je ne parle pas de l’autorité du caïd ou du gouverneur, mais de l’autorité de la raison, de la loi, de la justice et de l’éducation. Ces règles sont essentielles pour que l’homme puisse vivre dans un cadre de liberté responsable. »

Abdallah Laroui s'est empressé d’adhérer à cette analyse, mais il a ajouté :

« Ce n’est pas une question d’éducation ou de culture, mais une question d’État, qui doit généraliser l’enseignement de l’éducation nationale dès l’école primaire, en s’appuyant sur la notion d’État et d’économie. C’est ce manque qui a probablement conduit à l’appel à un gouvernement d’alternance. »

Le roi et le dialogue

Cet échange a eu lieu dans les premières années du gouvernement de l’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi, dont l'Union socialiste des forces populaires (USFP) constituait la colonne vertébrale. Avant cela, 2M avait ouvert ses portes et fenêtres pour traiter les questions fondamentales de la société marocaine et a vu sur ce terrain d’échanges parfois houleux mais fécond, défiler un groupe d’intellectuels, de penseurs, de spécialistes de la culture, de la politique ou encore de l’économie.

Le ministre de l’Intérieur et de la Communication de l’époque, Driss Basri pour ne pas le nommer, se trouvait parfois dans l’embarras, car certains invités et certains participants étaient perçus par les autorités comme des conspirateurs contre la sécurité de l'État et la stabilité du pays. Mais il ne pouvait pas intervenir dans les choix de 2M car Hassan II le lui interdisait.

Je peux même aujourd’hui confier que le roi suivait l’émission et commentait certains des sujets abordés. Il repérait à l’occasion des personnalités issues de l’opposition qui faisaient preuve d’un grand calme, d’une sagesse notable et d’une volonté de résoudre les problèmes.

Je me souviens qu'il a nommé Khalid Naciri directeur de l'École nationale d'administration et lui a dit qu’il ne le connaissait pas personnellement, mais qu’il avait suivi une de ses interventions sur 2M et avait vu en lui des compétences et une intégrité qui l’avaient convaincu de lui confier la formation des générations d’administrateurs qui assumeront des responsabilités au sein de l’État.

Le droit des femmes

Mohammed El Gahs est revenu avec une question sur la situation des femmes, notant que la société semblait reculer, hésiter et parfois même s’agenouiller devant certaines forces. Il demanda alors à Abdallah Laroui :

« Comment percevez-vous cette opposition hystérique de la part de certains ? »

Laroui a rappelé alors ses positions sur le sujet et a insisté :

« Chaque organisation politique doit comprendre que la politique est un domaine d’intérêts et non un domaine de croyances. Sinon, nous nous éloignons de la démocratie et de la modernité. Ainsi, le débat doit porter sur la politique, c'est-à-dire sur les intérêts, et non sur les croyances. La question des femmes est une question d’intérêt et non une question de croyance. »

Il ajouta :

« Je considère que le gouvernement, en tant que gestionnaire des intérêts publics, doit traiter la question des femmes sous cet angle, en laissant de côté les valeurs et les croyances. Le mariage, comme un contrat de vente, est basé sur l’équilibre et la coexistence. »

La bande vidéo s’est arrêtée à ce moment-là. En la visionnant, j’ai remarqué parmi les invités plusieurs amis, dont certains nous ont quittés, d’autres ont disparu, et d’autres encore ont changé de voie. C’est la loi de la vie.

Il est important de souligner que la première chaîne de télévision (Al Aoula) excellait également à cette époque avec un programme captivant, suivi par un large public, animé par Mustapha Alaoui. La télévision marocaine était alors à son apogée, interrogeant sans filtre les figures influentes des divers domaines de la vie nationale.

 Où sont passées les chaînes de télévision ?

Aujourd’hui, il y a lieu de se demander pourquoi les deux chaînes de télévision ne rouvrent-elles pas aujourd’hui des débats sur les grands dossiers en invitant des experts qualifiés à échanger dans un climat serein, franc   et à la portée de tous ? Cela permettrait de rectifier certaines fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux, qui dominent aujourd’hui les mentalités de la société. A trop laisser les réseaux sociaux configurer et reconfigurer l’opinion publique sans une ‘’force attack’’ en constante veille, réactive en permanence, il y a de forts risques de voir s’incruster puis s‘installer des normes et des formes de pensée qui pourrissent autant le lien social que le liant national.

Une histoire triste

Permettez-moi de vous raconter à ce sujet une anecdote qui m’a été rapportée… Un homme demande à son ami : 

« Quand te marieras-tu ? » 

Il lui répond : 

« Je chercherai une femme qui a déjà des enfants et une maison, qui soit divorcée et dont l’ex-mari prenne en charge ses dépenses… Ainsi, j’aurai une femme, des enfants et une maison sans aucune charge financière, et je vivrai heureux aux frais du premier mari ! »

Ce genre de propos circule largement. Pire encore, certains influenceurs ont tissé des récits humoristiques autour du Code de la famille (Moudawana), et d’autres affirment que les hommes refuseront désormais de se marier, ouvrant grande-ouvertes les porte au célibat féminin. On prétend même que les femmes devront payer une dot aux hommes pour les inciter à les épouser. C’est une campagne soutenue et orchestrée quotidiennement pour braquer la société. Les pouvoirs publics réagissent par l’opération "تسديد التبليغ" (traduction approximative :ajustement de la transmission), et pour servir cette opération des prêches du vendredi pour en expliquer la teneur et les objectifs en arabe classique. Est-ce réellement la bonne façon et le meilleur moyen d’en encrer les idées dans la société.

Ne serait-il pas temps pour les deux chaînes de télévision et les radios de se souvenir de cette période florissante des médias et de rouvrir des débats sur des sujets essentiels comme la question des femmes, la Moudawana, les grèves, la régionalisation, la sécheresse, le dessalement de l’eau, les répercussions du séisme d'Al Haouz, la situation de la presse et des journalistes, l’impact des réseaux sociaux et des fausses informations, ainsi que la situation et les défis des partis politiques ? 

Des vagues déchaînées

Nous devons élever le niveau du débat en le simplifiant et entreprendre une opération de sauvetage pour des générations perdues, troublées et sans repères. Chaque année, les écoles expulsent des centaines de milliers de jeunes qui se retrouvent sans emploi et sans perspectives. Ils constituent une force humaine qui pourrait être exploitée pour la déstabilisation du pays. 

De même, des centaines de milliers de diplômés universitaires ont épuisé toutes les voies pour trouver un emploi et ressentent, eux aussi, un profond sentiment de frustration et d’exclusion ; Ces jeunes sont les victimes d’influenceurs simplistes, de fausses informations et de rumeurs malveillantes. Ils ont besoin d’un "vaccin" pour renforcer leur esprit contre ces maladies et périodes de tourmente.

La situation actuelle de la société impose un dialogue, un effort d’analyse et l’invention de nouvelles méthodes pour apaiser les esprits, améliorer les conditions sociales et ouvrir des portes à l’espoir.

Je ne suis ni désespéré ni pessimiste, mais je préfère agir à mon échelle pour contribuer à remuer les eaux stagnantes plutôt que d’affronter des vagues déchaînées qui pourraient en sortir.

lire aussi