Professeure de sociologie politique japonaise, le Dr Kei Nakgawa* analyse l’Appel royal à l’abstention du Sacrifice de l’Aïd Al-Adha en 2025

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Le Dr. Kei Nakagawa également Professeure de sociologie politique du Maghreb est Présidente de l’Université Hagoromo des Études Internationales, Osaka.

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Dans le cadre des échanges entre l’Académie du Royaume du Maroc et le Dr. Kei Nakagawa en vue de l’organisation de séminaires sur ‘’l’horizon japonais’’ du Maroc, le Quid.ma a reçu cette analyse pertinente du Dr Kei Nakagawa intitulée Repenser la Tradition à l’Aune du Réalisme : Réflexion sur l’Appel Royal à l’abstention du Sacrifice de l’Aïd Al-Adha en 2025. Le Dr. Kei Nakagawa, également Professeure de sociologie politique du Maghreb, est Présidente de l’Université Hagoromo des Études Internationales, Osaka. Parmi ses travaux majeurs figure “Le Sultan Chérifien et la Gestion de la Relation entre l’Asabiyya et le Sharaf chez les Sultans Alaouites”, une analyse approfondie du rôle du Makhzen dans la gestion des équilibres entre légitimité politique, religieuse et sociale au Maroc.* 

Repenser la Tradition à l’Aune du Réalisme : Réflexion sur l’Appel Royal à l’abstention du Sacrifice de l’Aïd Al-Adha en 2025

Par Dr. Kei Nakagawa* 

La décision du Roi Mohammed VI d’appeler à s’abstenir d’accomplir le sacrifice rituel de l’Aïd Al-Adha pour l’année 2025 s’inscrit dans une dynamique où la gestion des impératifs religieux se conjugue avec les réalités socio-économiques. En tant qu’Amir Al-Mouminine (أمير المؤمنين) et garant de la protection spirituelle et matérielle du peuple marocain, le Souverain a pris cette mesure en réponse à une conjoncture marquée par une sécheresse sévère et des difficultés économiques pesant sur de nombreuses familles. Cette orientation ne remet pas en question la dimension spirituelle de l’Aïd, mais elle repose sur une lecture éclairée des principes du fiqh (فقه), où la capacité (الاستطاعة) et l’intérêt général (المصلحة العامة) sont des fondements majeurs de l’application des rites.   

Dans la tradition islamique, le sacrifice d’un mouton / bélier en général lors de l’Aïd Al-Adha est considéré comme une "Sunnah Mu’akkadah" (سنة مؤكدة), c’est-à-dire un acte recommandé mais non obligatoire. Il est conditionné par la possibilité matérielle et financière de celui qui l’accomplit, un principe fondamental inscrit dans la jurisprudence islamique. La charia établit clairement que lorsqu’un acte cultuel entraîne des difficultés excessives pour les fidèles, son report ou son aménagement devient légitime. Dans un contexte où la baisse significative du cheptel et l’augmentation des prix pèsent lourdement sur les familles marocaines, le maintien de cette obligation aurait introduit une pression économique considérable sur de nombreux foyers. 

L'application du principe d'"Al-Istita’a" (الاستطاعة ) la capacité ou l'aptitude à accomplir un acte religieux) ne se limite pas uniquement à une dimension individuelle, mais s’étend également à une échelle plus large, englobant les réalités collectives des nations et des États. Traditionnellement, ce concept est interprété dans un cadre personnel : un fidèle est tenu d’accomplir un rite religieux dans la mesure où il en a les moyens matériels et physiques. Toutefois, une lecture plus approfondie permet d’élargir cette notion aux capacités d’un État et à ses responsabilités stratégiques, en particulier en ce qui concerne la gestion de ses ressources et la préservation de ses équilibres économiques et environnementaux.   Dans le contexte de l’Aïd Al-Adha et du sacrifice, la capacité d’un individu à accomplir ce rituel dépend de sa situation économique personnelle, mais celle de la nation repose sur des paramètres beaucoup plus complexes. L’élevage et le cheptel, par exemple, ne constitue pas seulement une source d’approvisionnement pour un événement religieux ponctuel, mais représente un élément clé du capital productif national. Il s'agit d'une ressource essentielle pour la sécurité alimentaire, l’agriculture et l’économie, nécessitant une gestion rationnelle et préventive.   

Ainsi, lorsque l’on parle de la capacité d’un État à permettre ou non l’accomplissement de ce rite, il ne s’agit pas seulement d’une considération religieuse, mais d’un arbitrage stratégique. Le maintien du sacrifice dans un contexte de baisse du cheptel pourrait entraîner une pression excessive sur l’économie agricole, augmentant le risque de déséquilibre dans le marché de la viande et provoquant une inflation durable sur les prix des denrées alimentaires. Par conséquent, l’application du principe de l’"Istita’a" au niveau national implique une prise en compte des capacités structurelles de l’État à garantir la pérennité de ses ressources, bien au-delà de l’impact immédiat sur les fidèles en tant qu’individus.   

Cette approche met en lumière une distinction essentielle : ce qui est perçu comme une difficulté pour l’individu peut, à une échelle nationale, se traduire par une menace structurelle à long terme. L’État, en tant que garant du bien commun, se doit d’anticiper et d’éviter une exploitation excessive de ses ressources naturelles, au risque d’affecter la stabilité économique et alimentaire du pays. La préservation du cheptel n’est donc pas simplement un enjeu conjoncturel, mais un objectif stratégique relevant des politiques publiques, qui dépasse la seule signification religieuse du sacrifice. 

Dès lors, la décision du Roi Mohammed VI d’appeler le peuple à s’abstenir cette année d’accomplir le sacrifice de l’Aïd Al-Adha ne doit pas être comprise uniquement comme une mesure de soulagement économique pour les citoyens, mais aussi comme un acte de gouvernance préventive visant à assurer la durabilité du capital animalier national. En d’autres termes, le bien-être collectif et la sécurité alimentaire du pays priment sur une pratique religieuse conditionnée par la capacité individuelle et collective à la réaliser sans nuire aux équilibres économiques nationaux.   

Cette lecture élargie du concept d’"Istita’a" (الاستطاعة) démontre que la jurisprudence islamique est capable de s’adapter aux réalités économiques et aux impératifs stratégiques des États. Elle conforte également l’idée selon laquelle l’Ijtihad (الاجتهاد) l’effort d’interprétation religieuse) permet de concilier la préservation des rites religieux avec la nécessité de protéger les ressources essentielles d’un pays. Loin d’être une exception, cette approche pourrait inspirer d’autres nations musulmanes confrontées à des défis similaires, notamment dans la gestion durable de leurs ressources naturelles. 

L’ijtihad (الاجتهاد), qui désigne la réflexion jurisprudentielle permettant d’adapter les pratiques religieuses aux circonstances contemporaines, confère aux autorités légitimes la capacité d’interpréter la loi en fonction des réalités. Loin d’être une rupture avec la tradition, la décision royale s’inscrit pleinement dans cette approche. En effet, les principes fondamentaux de la charia privilégient la levée des contraintes (رفع الحرج) et la prévention des difficultés qui pourraient nuire à l’équilibre social. Le Daf’ Al-Mafasid (دفع المفاسد) prévention des préjudices) est un principe fondamental du droit islamique qui autorise la suspension d’un rite si son maintien cause un tort certain. 

 Le rôle du Commandeur des Croyants (أمير المؤمنين) ne se limite pas à la préservation des pratiques religieuses dans leur forme, mais implique également la prise de décisions assurant l’harmonie entre la foi et les exigences de la vie quotidienne. En cela, la posture du Roi Mohammed VI illustre une gouvernance où l’éthique islamique se conjugue avec une responsabilité pragmatique. Loin de supprimer l’essence spirituelle de l’Aïd, cette mesure réoriente son observance vers des valeurs essentielles : la prière collective, l’aumône, la solidarité et le renforcement des liens familiaux.   

La symbolique du sacrifice royal, où le Souverain se substitue à la communauté en réalisant l’abattage en son nom, s’inscrit dans la tradition prophétique, notamment dans le geste du Prophète Muhammad qui, selon les hadiths, sacrifia deux béliers, l’un pour lui-même et l’autre pour sa communauté. Cet acte renforce l’idée que le rite sacrificiel ne se réduit pas à une obligation individuelle, mais peut être accompli par délégation, conférant ainsi à la décision royale une portée à la fois spirituelle et sociale.   

Cette décision met en lumière un équilibre subtil entre tradition et adaptation aux contraintes contemporaines. Elle témoigne de la capacité du Royaume à conjuguer fidélité aux préceptes religieux et prise en compte des enjeux socio-économiques. Elle réaffirme également le rôle du Roi en tant qu’autorité religieuse et politique, dont la mission ne se limite pas à préserver les formes du culte, mais consiste à en garantir la pertinence et la faisabilité au service du bien commun.   

Au-delà de son aspect religieux et économique, cette décision révèle la solidité institutionnelle et spirituelle du Commandeur des Croyants. Elle illustre la place indiscutable qu’occupe le Roi Mohammed VI, à la fois dans la Constitution, dans les structures de l’État et dans le cœur des Marocains. Cette mesure traduit un acte de sagesse et de courage, fondé sur une confiance mutuelle entre le Souverain et son peuple, et reflète la maturité du lien entre l’Islam en pratique au Maroc et son autorité religieuse suprême.   

En parallèle, elle met en évidence la lucidité du Roi face aux enjeux stratégiques liés aux ressources du pays. La préservation du capital animal du Maroc, menacé par les conditions climatiques et économiques, démontre une anticipation responsable, évitant un épuisement irréversible du cheptel national. Cette approche ne se limite pas à l’urgence de l’année en cours, mais inscrit le Maroc dans une gestion rationnelle et durable de ses ressources.   

 

Au-delà du cas spécifique de l’Aïd Al-Adha, cette décision offre un exemple éclairant de gouvernance religieuse intelligente, où la rationalité et la modération permettent d’adapter la pratique islamique aux défis contemporains. Dans un monde marqué par des crises économiques et des transformations profondes, l’Islam au Maroc, sous l’égide du Roi Mohammed VI, démontre sa capacité à évoluer tout en restant fidèle à ses principes. Ce modèle, fondé sur l’équilibre entre tradition et modernité, entre foi et pragmatisme, constitue une source d’inspiration pour l’ensemble de la Oumma islamique, lui permettant d’affronter les mutations du XXIᵉ siècle avec sagesse et résilience. 

*Qui est le Dr. Kei Nakagawa 

Le DR ; Kei Nakagawa est une éminente spécialiste en sociologie politique du Moyen-Orient. Elle est actuellement présidente de l’Université des Études Internationales de Hagoromo à Osaka et chercheuse principale à l’Institut des Affaires Mondiales de l’Université de Musashino à Tokyo. Elle est également membre du conseil d’administration de Japan Global Network 21 et membre fondatrice du Centre Japonais des Études Marocaines, témoignant ainsi de son engagement profond envers les dynamiques politiques et sociétales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Ses recherches portent principalement sur les transformations politiques, la gouvernance et les dynamiques sociologiques et politiques dans la région MENA, avec un accent particulier sur l’histoire politique marocaine. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages et articles académiques. Parmi ses travaux majeurs figure “Le Sultan Chérifien et la Gestion de la Relation entre l’Asabiyya et le Sharaf chez les Sultans Alaouites”, une analyse approfondie du rôle du Makhzen dans la gestion des équilibres entre légitimité politique, religieuse et sociale au Maroc. Grâce à son expertise, Dr. Nakagawa joue un rôle clé dans le dialogue académique et stratégique entre le Japon et les pays d’Afrique du Nord, contribuant à des recherches interdisciplinaires sur l’histoire politique, la démocratisation, la politique religieuse et la coopération sécuritaire dans la région.

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