Hicham Hanchane : la communion lumineuse – Par Rédouane Taouil

5437685854_d630fceaff_b-

Hichal Hanchane, qui a hérité son goût pour la science D’Adam Smith, se servait de la poésie chantée comme antidote. A témoin l'émotion qu'il manifestait lorsqu'il égrenait les vers tendrement mélancoliques de l'ode, « Fajr », de Ahmed Fathi que Riad Sonbati (sur la photo avec la diva Oum Kalthoum) a mis en musique et interprétés

1
Partager :

Hicham Hanchane (1970-2022), chercheur à l’Institut universitaire de la recherche scientifique, enseignant de macroéconomie, était fort apprécié pour son sens de la collégialité. Voici un hommage à un son goût pour la science héritée d’Adam Smith et à son bel engagement dans l’amitié.

C:UsersNaïm KamalDownloads1669327979772blob.jpg

"Rien n'est plus vivant qu'un souvenir" clame le chantre du soleil et du verbe incandescent, Frederico Garcia Lora. Cette maxime affleure dans la mémoire lorsque l'on songe à ce cher collègue et ami dont la compagnie s’est toujours avérée un double hommage à l'alliage du savoir et de la saveur et aux vertus de la complicité généreuse à travers une partition harmonieuse des rires et des vers. C'est dire que la conjonction, "collègue et ami", n'a rien à voir et ni à avoir avec son allure aussi prosaïque que coutumière.

Sous le signe de Barthes

Telle qu'il était professé naguère, le cours d'économie de la croissance consistait en une synthèse globale depuis la problématique de l’instabilité de Domar et Harrod jusqu'aux diverses variantes de la croissance endogène en passant par la causalité cumulative de Kaldor, la relation réciproque entre accumulation et profit de Robinson, le paradoxe de Pasinetti, la contribution de Solow, la règle d'optimalité de Cass et Phelps jusqu'aux modèles multisectoriels. Conjuguant langage formel et étayage conceptuel, cette matière dont le contenu était perçu comme étant hautement abstrait, décourageait certains, mais éveillait la curiosité d'autres plutôt prompts à faire leur l’adage de Roland Barthes : " un peu de savoir et le plus possible de saveur". Notre collègue faisait partie de ces derniers. Dès qu’il a eu l'opportunité de poursuivre des études doctorales, il s'est évertué à affiner sa connaissance de la problématique de l'endogénéisation de la croissance en explorant divers pans de la littérature sur l'innovation et les processus de convergences entre économies à niveaux de développement différents. Partant de là, il a entrepris, dans la lignée du modèle de Grossman-Helpman, une recherche sur le rôle de l'investissement direct étranger dans la diffusion de l'innovation. A cet effet, il considère une économie comprenant un secteur de la recherche dont la fonction est d'élargir la gamme de biens intermédiaires nécessaires à la production d'un bien final. Excluant l'obsolescence, il fait appel à l'hypothèse d'un différentiel de qualité entre inputs domestiques et inputs étrangers. Le changement technique dans ce contexte prend la forme d'une diversification de produits sous l'impulsion des entreprises étrangères et des complémentaires corrélatives avec les entreprises locales. Le taux de croissance à long terme dépend en définitive de l’effet combiné de l’amélioration de la qualité et de l’élargissement de la gamme des produits (1). Lors de discussions sur le renouvellement des thématiques de la croissance au cours du dernier quart du siècle dernier, notre collègue se montrait enclin à faire siennes les rigoureuses réserves sur la fonction de production agrégée. Cet instrument d'analyse essentiel a fait l'objet de critiques d'ordre logique faute d'une procédure appropriée d'agrégation des divers capitaux du stock de technologies. Cette limite, bien mise en lumière par la controverse sur le statut du capital, est littéralement confinée dans l'oubli. En dehors de l'exception d’Emmanuel Farhi, rarement cette célèbre controverse de la seconde moitié du XXème siècle, dont les protagonistes sont Samuelson, Patinette, Robinson, Harcourt et d’autres figures éminentes, est prise en considération. 

L'arpenteur du domaine de la croissance endogène fréquentait aussi le terrain des applications empiriques. Il a ainsi porté un intérêt insigne à l'étude de l'impact des transferts des migrants ou à la mesure de la fameuse productivité globale des facteurs en se souciant des divers biais que rencontre la construction des données. Il n'hésitait pas à cet égard à émettre des critiques sur les pratiques Iconométriques qui sont, la disponibilité des logiciels aidant, largement en vogue aujourd'hui ; pratiques où la puissance de calcul est vénérablement privilégiée au détriment de la question cruciale des conditions d’adéquation des techniques, des référents théoriques et du corps d’hypothèses avec l’objet d’étude.

Lors des sessions de l'École organisée par l'Académie Hassan Il des Sciences et techniques à destination des doctorants en Économie, notre collègue plaidait patiemment, à l'instar d'autres animateurs de ces sessions, en faveur de la thèse de la contingence des démarches en économétrie selon laquelle ces dernières sont tributaires des options théoriques, du choix des méthodes, des modalités d'élaboration des données comme de la hiérarchie postulée entre cadre conceptuel et énoncés observationnels. La prise en compte de cette diversité est, soulignait-il, un impératif, pour ne pas succomber à l'illusion dominante selon laquelle les données sont éloquentes. " Les faits sont muets, affirmait Mäki, ce sont les scientifiques qui parlent" 

« Ce soir à l’aube »

Convivialité chevillée au cœur comme au prénom, notre ami aimait avoir des échanges, dans la bonne humeur, sur le cours des jours et des saisons. Souvent à la tombée de la nuit, lorsque les étoiles s'épandent dans le ciel, nos séances étaient bariolées de souvenirs et de rires quant à « l'esprit des pieds » célébré par Jacques Perret, la belle chanson et la poésie. Dès qu'un convive parlait du football, l'initiative était aux exercices de mémoire sur un formidable gardien de but du Wac au corps ailé dont les élégantes prestations volantes étaient une fête des yeux et sur les reprises de volées d'un insaisissable ailier gauche du Raja et la cola de vaca avant l'heure de l'un de ses coéquipiers ou la Rabona d'un ailier droit des FAR, sur l'art de la dribble de l'incomparable George Best et sur le talent divin de Maradona,  ou sur le sens du jeu de Johan Cruyff auquel on doit également de surprenants jeux de mots,  sur le bruissement des joies dans les stades ou les chagrins nés de pénalties ratés ou de buts refusés.

Le rire ne manquait pas à ces remémorations. On ne se lassait guère de se rappeler ce gardien étourdi qui demandait à ses camarades le résultat du match disputé ou cet arbitre qui brandit, droit comme une statue, son portefeuille en lieu et place du carton jaune ou rouge.

En ces temps aussi prosaïques que désinvoltes, notre ami se servait de la poésie chantée comme antidote. A témoin l'émotion qu'il manifestait lorsqu'il égrenait les vers tendrement mélancoliques de l'ode, « Fajr », de Ahmed Fathi que Riad Sonbati a mis en musique et interprétés. Ce promeneur des rimes, qui aimait flâner à de hautes heures de la nuit aux temples du Karnak en quête d’objets d'inspiration, a signé un merveilleux cantique à l'aube où il peint ses idéaux déçus. Le poète dialogue avec son échanson qu'il invite à partager l'ivresse des rêves dans les paupières de la nuit, l'allégresse du chant et la promenade dans les méandres du temps pour ensuite lui demander, à la pointe du soleil, de le débarrasser de sa coupe et le délivrer ainsi de ses vagabondages le laissant à son destin d'infortuné. Sans aucune espérance d'évasion, il reste seul avec les larmes et le ressouvenir des déboires.

Évoquer avec notre ami ces sensations vives du parolier du « chant du Karnak » de Mohamed Abdelwahab, de « Causerie d’yeux » d’Asmahan et de « Histoire d’hier » de Oum Kalthoum n'était sans faire songer à ces aveux de Rimbaud, auteur lui aussi d'un poème intitulé… "Aube", tant il semble résumer le destin du flâneur éploré :

« Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer :

L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. »

« Il ne faut pas te laisser vaincre par les incompétents » aimait répéter, comme un testament, Pessoa au fils de son barbier à la veille de sa disparition. Notre ami et collègue semblait faire sienne cette exhortation. A ses yeux, bousculer   l’incompétence serait un devoir doublement vertueux : outre qu'il est à même de dévoiler l’impact délétère qu’elle exerce sur la transmission des savoirs et sur le profil du débat public, l’effort d’acquérir des connaissances et de les mobiliser à cet effet s'accompagne de la jouissance d'apprendre et de la joie de comprendre.

  1. Hicham Hanchane a brillamment coordonné, comme l’écrit Amina Aouchar directrice de l’Institut universitaire de la recherche, un numéro spécial du célèbre Bulletin économique et social, « Mélanges d’analyse économique » (2013).  Une synthèse de cette analyse y figure.

 

lire aussi