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JUSTICE ET JUSTICIABLE AU Maroc PRÉCOLONIAL - Par Mustapha HMIMOU
Ahmed Toufiq est l’auteur de « La société marocaine au XIXe siècle ‘(cas Inoultane 1850-1912) », publié en arabe par la faculté des sciences humaines et des lettres de Rabat.
Partout au monde on ne peut bien évaluer le présent d’un pays sans le comparer avec son passé. A ce sujet le journal Quid a bien voulu publier mon article intitulé Témoignages d’Européens du passé précolonial marocain. Ces témoignages couvrent divers aspects de la vie terre à terre du peuple dans l’ancien régime. Afin de montrer leur pertinence, voyons ce qu’il en fut de la justice, selon une étude académique marocaine qui cite cette fois-ci deux témoins marocains de la même époque.
Il s’agit de l’étude de Mr. Ahmed Tawfiq, l’un des tous premiers chercheurs marocains de la nouvelle génération en histoire. A la justice au Maroc précoloniale, il a réservé un chapitre dans son précieux ouvrage « La société marocaine au XIXe siècle ‘(cas Inoultane 1850-1912) », publié en arabe par la faculté des sciences humaines et des lettres de Rabat.
Il n’a pas manqué, comme il se doit, d’y démystifier l’mage de la justice dans le monde musulman. Il a précisé que l’image du juge exemplaire n’est que l’image idéale que l’on ne retrouve que dans les ouvrages des érudits de notoriété publique en théologie. Dans la réalité vécue, elle n’était que partielle dans certaines grandes villes et aux belles époques.
Il convient de dire qu’il en fut de même de l’image idéal du régime politique musulman dans de tels ouvrages, qui n’avait nulle réalité dans la vie des gens, et que les musulmans en général et par méprise ont pris la mauvaise habitude de croire que telle était sa réalité le long de l’histoire. Illusion cultivée et consolidée par l’endémique omission d’enseigner l’histoire telle qu’elle est, et sans nulle complaisance, dans les nombreux ouvrages des chroniqueurs et des historiographes musulmans. Omission qu’il est grand temps d’abandonner.
J’en veux pour preuve, en matière de justice au Maroc précolonial, la réalité qui prévalait dans ses campagnes et ses montagnes, rapportée par le témoignage du chroniqueur El-Kiki, cité par Mr. Tawfiq. Il dit dans son propre ouvrage, qu’à cause de ses moyens matériels limités, l’Etat marocain se contentait de laisser ses sujets engager à leur frais des enseignants en théologie et en jurisprudence et ne supportait d’une manière régulière que les charges des juges officiels dans certaines grandes villes. D’où la crise en matière de justice surtout dans les campagnes, conclue-t-il.
Il dit en l’occurrence, que pour obtenir son droit ou juste une partie de son droit, le simple justiciable devait dépenser le double de sa valeur sinon plus, du fait de l’injustice des gouvernants, du peu de probité, des faux témoignages, de la corruption, de la falsification des actes en plus de l’alphabétisme qui ne permet pas de les confondre, des juges et des notaires qui, sans patrimoine immobilier destiné à générer des revenus pour les rétribuer, se sont habitués à se rabattre sur les pauvres gens qui demandaient leurs services, pour les soudoyer en échange de verdicts commandés sur mesure et d’actes falsifiés. Et ils se donnaient bonne conscience pour gruger la populace quand ils estimaient qu’en l’absence d’autre source de revenu de la part de la communauté, ce fut un juste retour des services dont ils détenaient le monopole … Et ce au point que les gens ont fini par préférer s’en passer, quitte à renoncer à leurs droits légitimes spoliés.
Dans cette atmosphère judiciaire corrompue, il existait à coup sûr, des juges officiels et officieux, vertueux et intègres. Mais comme le choix du juge était libre et dépend de la bonne volonté consensuelle de toutes les parties, on ne recourait à leurs services que lorsque celles-ci étaient toutes à la recherche d’un jugement équitable. Elles doivent être peu nombreuses, car de telles parties s’arrangeaient souvent entre elles pour régler leur différend à l’amiable.
De tels juges justes et honnêtes se sentant oisifs ou inutiles par rapport aux autres, devaient préférer se retirer pour se consacrer plutôt à l’enseignement, et s’éloigner d’une justice si corrompue afin de ne pas la cautionner par leur présence. Le très célèbre cas de l’imam Abou Hanifa, qui mourut en prison, est édifiant. L’une des traditions voulut qu’il fut ainsi puni par le second calife abbasside pour avoir refusé le poste de juge qu’il lui a offert après avoir montré son hostilité contre sa politique qu’il jugeait inique.
A y voir de plus près, ce témoignage de ce marocain Al-Kiki au sein de sa communauté à la campagne à cette époque, ne diffère pas de ceux des témoins étrangers en ce qui concerne la justice rendue par les caïds et les pachas, un peu partout au Maroc et rapportés dans mon ouvrage précité.
D’ailleurs, après avoir rappelé que le caïd dans la campagne rendait aussi la justice tout azimuts, avec en plus l’autorité nécessaire pour l’imposer, Mr. Tawfiq dit dans son étude, que le fait qu’il a étendu son pouvoir judiciaire au détriment des prérogatives du juge civil, ne veut nullement dire qu’il sévissait en juge inique contre les justiciables par méconnaissance du droit en la matière. Car il était souvent pourvu d’un certain savoir, si rudimentaire soit-il, comme il était en plus entouré dans ses audiences d’étudiants et d’érudits.
Il ajoute qu’en matière pénale qui relève de sa seule compétence, le caïd ne fut pas lié dans ses verdicts par des lois codifiées. Et quand il le voulait il pouvait consulter un kadi ou un mufti. Puis il précise que l’injustice du caïd, quand elle eu lieu, n’était pas due seulement à l’absence d’un code pénal en bonne et due forme, mais plutôt à son pouvoir absolu, à son parti pris pour un justiciable au détriment d’un autre en échange d’un dessous-de-table et d’autres motifs rapportés par le même chroniqueur Al-Kiki.
Mr. Tawfiq dit que l’injustice du caïd s’avérait plus flagrante quand il se trouvait lui-même partie prenante dans toute affaire à juger. Sans nuls scrupules il se permettait d’y être juge et partie. Il agissait ainsi comme représentant du pouvoir central ou comme le plus grand propriétaire terrien dans son territoire afin d’accroître davantage sa richesse au détriment de ses modestes sujets, voire des notables parmi eux et d’asservir la populace pour effectuer des corvées dans ses terres et accroitre ainsi et toujours plus sa fortune.
Cette justice que Mr. Tawfiq qualifie de politique, profitait surtout aux notables, vu leur statut distingué auprès du caïd et leur capacité pour le corrompre. Ils exerçaient la même influence sur les notaires accrédités auprès du juge. De ce fait les actes notariaux furent fustigés et discrédités, au point qu’une fatwa stipulait aux notaires de n’en prendre comme rémunération que ce qui équivalait au prix du temps requis pour les rédiger.
En ce qui concerne le système carcéral, et selon cette fois, Mohamed Al-Ghoujdami, l’autre chroniqueur de l’époque, cité par Mr. Tawfiq, la prison de la kasbah de Demnate fut pleine de détenus. Sans espoir d’en sortir un jour par mansuétude, un grand nombre d’entre eux ont décidé de s’en affranchir par la force. Ils ont cassé la porte, tué le gardien et prirent la fuite. N’y sont restés que ceux qui ne supportaient pas de vivre à jamais fugitifs loin de leur pays.
Mr. Tawfiq trouve que notre chroniqueur fut si sévère envers ce dur système pénitencier, car les peines d’emprisonnement infligées à tort ou à raison, n’étaient pas comme de nos jours codifiées par des lois pour en déterminer la durée exacte à purger pour chaque sorte de crime. Ce qui le pousse à qualifier ce genre de prison de «tombe pour vivants». Il faut dire que bien des fois, même les plus grands dignitaires du régime n’y échappaient pas.
Pour expliquer tout cela sans le cautionner bien sûr, Mr. Tawfiq dit dans un autre passage de son ouvrage, que vu la faiblesse des moyens du pouvoir central pour bien asseoir son autorité dans le territoire de chaque caïd, celui-ci devait nécessairement y être le plus riche parmi tous ses sujets, afin de pouvoir leur imposer son autorité.
Façon judicieuse et pertinente pour dire, et à très juste titre, que ce n’était la faute de personne, ni gouvernants ni gouvernés. A leur place on ne pouvait faire moins pire. De ce fait, il est donc injuste de les déjuger dans un régime politique archaïque qui, par sa faiblesse intrinsèque, ne pouvait s’empêcher de laisser faire ses représentants ici et là sans risquer de perdre le contrôle de leur territoire à la faveur du chaos et de l’anarchie plus destructrice et plus nuisible pour tout le pays.
Très bonne raison, une fois de plus, pour enseigner l’histoire du pays telle qu’elle est dans les ouvrages des anciens historiographes et chroniqueurs marocains et musulmans, afin de démystifier le passé glorifié tous azimuts à tort comme à raison.
Et c’est de cette façon que les générations actuelles et à venir puissent évaluer et apprécier à bon escient le régime politique moderne par rapport aux faiblesses intrinsèques du régime ancien qui permettaient tous ces regrettables excès dans tous les domaines.
Le régime politique post-colonial moderne et puissant n’est pas l’œuvre du colon comme on risque de le croire. Bon nombre d’ex-colonies libérées depuis si longtemps sont toujours aussi exsangues qu’elles ne l’étaient au moment de l’indépendance. Si le protectorat a été obligé de concéder aux Marocains le bienfait de jeter les bases de l’Etat moderne qu’ils appelaient de leurs vœux en échange de la suspension temporaire de la résistance qu’il appelait pacification, il n’avait nullement l’intention de bien former une génération indigène à même de compléter sa construction et le mener à bien. Pour cela il a suivi une politique discriminatoire en matière d’enseignement. Un enseignement de très bonne qualité pour les futurs maîtres étrangers et une formation professionnelle pour la future main d’œuvre exclusivement indigène.
Mais c’était faire fi de la grande fierté des Marocains et surtout celle de leur élite bourgeoise éclairée et savante qui a hérité de ses ancêtres un brillant et solide patrimoine culture qui ne demandait qu’à s’enrichir davantage pour bien instruire et éduquer les générations du futur proche. Générations nouvelles à même de relever le défi de bien s’occuper d’un Maroc postcolonial puissant et moderne. Et c’est ce qui fut bien accompli, n’en déplaise au colon. Ceci pour dire que le Maroc moderne est plutôt le fruit du génie marocain. De nos jour ses cadres de très grande qualité, des deux sexes et dans tous les domaines, sont tous, à cent pour cent marocains. Et comme partout au monde le Maroc post colonial moderne n’est pas parfait et ne le sera jamais, nature humaine oblige. Mais ses défauts, qu’il tente en permanence d’y remédier, sont infiniment moindres que ceux de l’ancien régime.
Toutefois, ce qu’il y avait de glorieux dans notre passé, qui n’y manquait pas sûrement et dont nous devons être à très juste titre assez fiers, ne doit pas pour autant être l’arbre qui cache la forêt. Il ne doit pas nous cacher les travers de l’ancien régime dont nos ancêtres pâtissaient et ne demandaient qu’à le changer par ce qu’il y a de mieux. Ceci afin de ne plus retrouver parmi nous des extrémistes qui par méprise et par ignorance des travers de régime archaïque aspirent à le reproduire au nom de l’islam, alors qu’à vrai dire, et à l’aune de ses nobles valeurs et ses finalités il était bien en deçà.