Kaddour Youssfi, le ''Confesseur'' des ''années de plomb'' - Par Abdelaziz Tribak

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Le commissariat du Derb, un « cadeau » français datant de la fin des années 50, œuvre du fameux architecte Michel Ecochard

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Kaddour Yousfi vient de rendre l’âme dernièrement. Pour le Marocain lambda, ce nom ne signifie rien. Par contre, pour ceux qui ont fait partie des organisations politiques clandestines de la gauche radicale UNFP (Tendance fqih Basri) ou de l’extrême gauche marxiste-léniniste des années 70 (surtout, mais pas exclusivement), ce nom ne les laisse point indifférents.

J’ai lu plusieurs commentaires à l’occasion, à gauche et à droite, enfin plus à gauche qu’à droite. Certains très « revanchards », quasi personnels. Je comprends tout le monde, bien sûr, car j’ai goûté pendant sept longs mois (une éternité en horaire « derbien ») aux « joyeusetés » du Derb Moulay Chrif, le « Derb ». 

Mais, je le dis d’emblée, je n’ai rien de personnel contre K. Youssfi. C’était un fonctionnaire chargé d’une des missions les plus ingrates, et les plus sales, celle d’assurer « la sécurité de l’Etat » en traquant ce qui s’apparentait à des « subversifs ». Ceci durant une période de grande polarisation du monde entre des blocs qui s’affrontaient par « sous-traitance » (« contre-révolutionnaires » contre « révolutionnaires » ; armées contre guérilleros ; « extrême-gauche » contre « extrême-droite » …), les deux blocs se contentant d’armer leurs « fans » et de leur assurer l’impunité de tous les actes commis. 

On a torturé au Vietnam (Français et Américains), les Viêt-Cong n’étaient pas des manchots non plus, avant et après la libération. L’Angleterre a torturé en Irlande, la France (et sa fameuse « gégène ») en Algérie. L’Espagne sous Franco avec des tortionnaires qui rendraient tout petits les tortionnaires du « Derb » ; et après, dans l’Espagne démocratique sous Felipe Gonzalez, par l’invention des « GAL » (Tuant sans procès ni sommation) … On a torturé en URSS (Depuis Lénine, déjà, jusqu’à la chute du mur) et on empoisonne les opposants en Russie, On a torturé dans les républiques aux noms pompeux de «démocraties populaires» … En Amérique Latine, aussi, sans distinction de langues ni d’ethnies. On a torturé en Syrie, en Iraq, en Egypte, au Golfe, en Lybie, en Algérie, en Tunisie, au Soudan, au Maroc… Bref, un peu partout ! C’était l’air du temps, une étape révolue pour de nombreux pays… Si ce n'était Abou Ghraib pour nous rappeler combien ces acquis sont fragiles… 

C’est un constat de ces années tumultueuses nommées « années de plomb », en référence au plomb (des balles) servi à profusion par le camarade Renato Curcio et ses « Brigades Rouges », célèbres exécuteurs de Aldo Moro chantre d’un « compromis historique » tué avec lui, et par la bande à Bader en Allemagne (La Fraction Armée Rouge). Et au « plomb » reçu en retour et dont l’ensemble des sociétés concernées ont pâti… 

K. Yousfi était plutôt, pour moi, le symbole de la déconfiture totale de notre ligne politique suicidaire. On ne fait pas la « lutte des classes » avec des tracts et une poignée de militants sincères (certes) mais isolés socialement (malgré leurs élucubrations théoriques sur les « masses populaires ») et jetés sans défense dans « la gueule du loup » qui faisait, aussi, sa « lutte des classes » muni de toutes ses dents. Et le passage au « Derb » nous a, tous, montré nos limites propres que notre propagande « révolutionnaire » interne avait dopées concernant le devoir d’un militant de « résister » face à la torture. La belle affaire ! Notre organisation, qu’on croyait infaillible et impossible à déraciner s’est effondrée comme un château de cartes…

K. Yousfi était un « professionnel de l’information ». Pas celle « sacrée » (Autrefois du moins) du journaliste, mais celle dite renseignement qui menait à la destruction de toute organisation de gauche radicale ou extrême constituant une « menace » (réelle ou exagérée pour le régime politique en place). Yousfi n’était pas Béria, ni « Douch » le khmer rouge, ni un tortionnaire latino-américain ou même égyptien du temps du « grand Nasser »… Non, c’était un gars « pragmatique » qui n’avait d’ouïe que pour l’information utile. Et cela torturait ferme pour l’obtenir, sans frein. Après, il s’en fichait pas mal de détruire son vis-à-vis ou de le retourner. Une fois l’information obtenue, le détenu vaincu pouvait moisir à loisir dans l’attente d’un éventuel et incertain transfert en prison. 

Impossible d’éviter K. Yousfi quand on était un « cadre » de l’organisation fraichement arrêté. Il n’attendait ni minuit, ni l’aube, il était là dès l’arrivée du détenu pour lui soutirer l’information qui permettrait de poursuivre les arrestations. Un premier round qui commençait dans son propre bureau au fond du couloir principal où un accueil « chaleureux » est réservé au militant menotté et portant un bandeau, l’empêchant de voir où il était, et entouré d’une bonne dizaine d’autres gars vociférant et allongeant des claques et coups de poing imprévus, sans parler de ces « morsures » avec un engin électrique terrible qui coupait le souffle…. Ce premier round pouvait se prolonger par l’envoi du militant, « coriace », en bas dans des lieux réservés pour ces « délicatesses »… Falaqas, « teyara », électricité dans les parties sensibles, plongées dans des seaux d’eau et de désinfectant (« Grésil »)…bref une grande panoplie du « manuel » des tortures en « vogue », un peu partout, à l’époque… Jusqu’à ce que le détenu crache le morceau où dans le cas des regrettés Zeroual, en 1974, et de Tahani, en 1985, jusqu’à ce que mort s’en suive… 

En présence de Yousfi, on se rendait vite compte que c’était lui « le grand Manitou » des lieux, le « Maâlem », une voix spéciale de stentor avec une façon appuyée (naturelle ou « recherchée » ?) de rouler les « R », la « dernière parole » parmi la meute, un parfum fort… et des velléités de discussion « politicointellectuelle », avec certains détenus « cadres », quand les dossiers sont pliés (exercice que personne d’autre ne faisait à part un autre « grand ponte » qui se prévalait d’un « doctorat ès-criminologie »)… 

Ensuite, le détenu brisé physiquement et moralement - ( « donner » les noms de ses camarades, même sous la torture, est l’une des plus grandes « blessures » souffertes par les militants) - est livré aux « Hajs » du « Derb », pour un séjour de durée indéterminée où il devait se battre et puiser dans ses plus profondes ressources en tant qu’être humain, pour ne pas sombrer «psychiquement » (quelques-uns y ont laissé leur raison ou bien ont quitté le « Derb » avec des fissures profondes qui éclateraient plus tard…). Bien sûr avec les avertissements de « grand Manitou » qui expliquait au détenu qu’il était entre leurs mains le temps qu’il fallait (Plus d’une année pour certains), en cas de découverte future de « lacunes » dans ses aveux. Il y en a, même, qui ont été ramenés de prison pour un « supplément » d’enquête… 

Livré par Yousfi aux « Hajs » (policiers triés sur le volet pour cette mission, sadiques sauf de rares et téméraires exceptions), le détenu se trouvait totalement à leur merci. Il devait se faire le plus « discret » possible pour ne pas subir leur foudre… 

Au « Hajland », c’étaient les menottes et le bandeau sur les yeux en permanence (même pour manger ou faire ses besoins…) sous les yeux des « Hajs ». Uriner devenait un besoin vraiment « pressant » parce que permis trois fois seulement par 24 heures. Se faire surprendre à parler à un camarade de chambrée, ou même rêvant la nuit à voix haute, entraînait une raclée mémorable à base de « milègue » (Des cordes tressées et endurcies…). La nourriture juste potable (par la force des choses) était à base de féculents, des pâtes, des soupes indéterminées… La plupart des détenus étaient étendus, à même le sol, sur une minuscule couverture pliée en quatre, avec une autre pour se couvrir. Couvertures animées par toutes sortes d’insectes (Poux noirs et blonds, morpions…). Ils avaient droit, aussi, à un uniforme kaki de provenance et âge indéterminés, avec des poux blonds dans les coutures, qui auraient résisté à Hiroshima… 

Mais, ce qui était le plus dur pour le détenu, c’était de se savoir là, « disparu », sans aucune garantie légale, dans un lieu de détention clandestin, sans autre défense que ses propres ressources internes, et d’ignorer pour combien de temps il en avait… A l’époque, même Amnesty International était aux abonnés absents, et les organisations marocaines des droits de l’homme n’existaient pas encore… De plus, l’extrême-gauche marxiste-léniniste était plombée par ses positions antinationales sur le Sahara. 

De l’eau a coulé sous les ponts depuis. Le Maroc, grâce à la sagesse politique de ses composantes (Etatiques comme politiques, notamment des anciens de la gauche radicale et marxiste-léniniste) a choisi sa propre voie vers la réconciliation et la page fut tournée sagement (Sauf pour quelques-uns qui semblent en faire un dada, mais c’est leur problème). 

K. Yousfi eut la vie qu’il a eu, et il est mort de vieillesse (Il eut des enfants et l’on ignore s’il vécut heureux), comme certains de ses collègues dans d’autres pays ayant choisi de tourner la page et d’avancer (Espagne, Afrique du Sud notamment) … 

Entretemps, le Maroc a changé de manière notable au niveau des droits de l’Homme, selon son propre génie historique. Beaucoup reste à faire, certes, mais c’est un projet de société de longue haleine… 

Je rigole souvent quand je lis où j’entends certains nous annoncer, tous supports confondus, que les « années de plomb » sont revenues, dernièrement. Ils ne savent pas de quoi ils parlent pour les néophytes, ou ils le font de mauvaise foi pour les anciens d’entre eux… 

Le 14/08/202

 

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