L’Anfa hôtel, ces murs qui ne peuvent plus parler

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De loin, l’Anfa hotel pourrait passer pour un paquebot de croisière, un lieu de mémoire réduit au silence.

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Jbel Anfa, à Casablanca, avec le quartier Souissi à Rabat, a longtemps connoté le pouvoir politico-économique du Royaume avant que ne se diversifient les espaces d’accueil de la grande bourgeoisie marocaine. Lorsqu’en 1996 Driss Basri, tout puissant ministre de l’Intérieur à l’époque, déclenche la « campagne d’assainissement », c’est cette colline qu’il a en point de mire. 

Anfa, c’est aussi la conférence éponyme, un Yalta avant terme qui décida en partie ce qu’allait être le partage du monde dans l’après deuxième guerre mondiale.   A la fin de la conférence, le Premier ministre britannique Winston Churchill aurait dit au président américain Franklin D. Roosevelt qu’il ne pouvait pas repartir sans visiter Marrakech et goûter à sa magie. Une photographie d'époque les montre admirant ensemble depuis la villa Taylor le coucher de soleil sur le panorama qui inspirera le tableau « la tour de la Mosquée Koutoubia » qu’Angelina Jolie vient de céder à Londres pour près de 8 millions de dollars. Churchill l’avait offert à Roosevelt.

Anfa, son nom est donc à jamais lié à cette Conférence qui s’est tenue à l’hôtel qui porte son nom, du 14 au 24 janvier 1943. Il est ainsi le témoin qui ne peut plus témoigner d’une page, et quelle page, d’Histoire. Ses murs ont abrité les secrets d’Etat comme les secrets d’alcôve de Franklin Roosevelt, président des États-Unis ; Winston Churchill, Premier ministre britannique ; de Mohammed V, Roi du Maroc, du général de Gaulle et du général Giraud, à l’époque à la tête de l’Afrique du Nord et de l’Afrique occidentale française. Une dizaine de jours en tout qui ont inscrit Casablanca et son appendice Anfa dans les annales de la grande histoire.

C’est dans ce lieu mythique que fut scellé le sort de la seconde guerre mondiale puisque c’est à ce moment que furent prises d’importantes décisions stratégiques qui permirent aux Alliés de remporter la guerre. 

Le Matin - La Conférence d'Anfa de 1943, une étape décisive dans le  processus d'indépendance du Royaume

De g à d : Le Roi du Maroc Mohammed V, le Président américain Franklin D. Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill. Juste derrière le Souverain marocain, le Prince Moulay Hassan, futur Roi Hassan II à Dar Essaada, villa d’Anfa.

La petite histoire raconte que les espions allemands, informés de la tenue de cette conférence au sommet, auraient traduit Casablanca par « Maison Blanche », la confondant avec la résidence présidentielle des États-Unis. Par cette confusion heureuse, la Ville blanche aurait échappé au bombardement de l’aviation nazie.

Mais Anfa, c’est tout autant l’histoire d’un hôtel emblématique de Casablanca pendant le protectorat qu’une histoire propre qui a traversé les temps et les ères. « Anfa est un de ces noms prestigieux qui bravent l’oubli à travers les siècles. Déjà connu des Romains, il n’est pas un habitant du Maroc qui l’ignore, pas plus d’ailleurs que les innombrables touristes ayant parcouru ce beau pays. Car on ne vient pas au Maroc sans voir Casablanca, et toute visite de cette ville comporte Anfa sur son itinéraire. Dans la douce vie de l’avant -guerre, on allait à Anfa pour jouir de l’incomparable panorama qu’on découvre du haut de sa colline... On allait aussi à Anfa pour séjourner dans son hôtel-palace : l’été pour s’y reposer sous la fraîche brise marine, l’hiver pour jouir sur ses terrasses du beau soleil marocain. Et la bonne société casablancaise s’y rendait plus simplement pour déjeuner ou dîner à son restaurant panoramique, d’où l’on domine l’océan, l’infini de l’azur des flots qui se confond avec l’azur des cieux» écrit en 1947 le journaliste Raymond Lauriac, auteur de Le Maroc des agrumes, dans le quotidien La Vigie* fondé par des colons français à Casablanca dès 1908 . 

Construit au sommet de la colline d’Anfa face à l’océan Atlantique et face à la ville, l’Anfa-Hôtel fait partie dès ses origines d’un vaste projet immobilier de villas développé à partir du milieu des années 1910 à l’écart de la ville pour faire de cet espace un lieu de villégiature pour la haute société casablancaise. Cette butte face à la mer est baptisée « Anfa-Supérieur » par les premiers lotisseurs français, les Marocains l’appelaient avant l’Ers el-kebir, « la grande colline ». Le lotissement est donc projeté au début du premier conflit mondial : Selon Joseph Goulven, ancien chef du Bureau des services civils du Maroc « certains voient là le futur « quartier chic » de Casablanca, assurés que les favorisés de la fortune ou les gros industriels du pays aimeront à venir prendre le frais sur les hauteurs d’Anfa-Supérieur aux journées chaudes de l’été. » Prémonitoire, il ajoute : « Au fait, pourquoi, dans quelques années, tous ces terrains aujourd’hui incultes et non lotis ne seront-ils pas recouverts de coquettes villas perdues dans des jardins enchanteurs ? » 

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Winston Churchill et Franklin D ; Roosevelt à Marrakech

Dès 1914, pour cette ville de plaisance et de luxe, une grande salle de spectacles et un Palace-Hôtel sont déjà imaginés. L’acquéreur initial des terrains est un certain Léonard Julien d’origine algéroise. C’est lui qui va donner le nom d’ « Anfa Supérieur au lotissement. La réclame du lotisseur Léonard Julien* en dit long sur les ambitions du quartier projeté en termes de situation et d’équipements promis : « Terrains de villas soignées dans un parc planté avec panorama splendide sur la mer et sur toute la ville. Hôtel, restaurant, chalet, buvette, jeux divers, tennis, jardin avec pièce d’eau. Service de transports par autobus et omnibus, distribution d’eau dans tout le lotissement, construction de guinguettes et de cabarets interdits, […] ristournes pour les acquéreurs construisant et plantant de suite ». Ainsi, le quartier se met en place au début des années 10 et les voies circulaires qui épousent les formes de la colline d’Anfa-Supérieur apparaissent sur le plan Prost de 1915. 

De type manifestement néo-classique, la première version de l’hôtel Anfa nous est encore assez mystérieuse, l’architecte et sa date exacte de construction nous sont inconnus. Le Palace-Hôtel était prévu dès la création du lotissement avec d’autres équipements de loisirs et de plaisance qui devaient donner de la valeur au quartier. Dans la 2ème moitié des années 1920, lorsque les propriétaires de l’hôtel viennent chercher l’architecte Marius Boyer, ils décident d’agrandir nettement leur établissement et de lui donner un nouveau cachet dans le nouveau style à la mode dans les constructions du centre-ville, le style architectural art déco. La transformation essentielle réside dans l’ajout d’un niveau supplémentaire ouvert de manière panoramique sur l’océan grâce à une loggia qui s’étend sur trois façades. Le 1er étage existant a été renforcé d’une série de piliers surmontés de chapiteaux à redents. Toutes les fenêtres sont protégées de balcons dont certains sont courbés, en aplomb des tourelles pour donner de la verticalité à la composition. Enfin, l’entrée principale de l’hôtel a été retravaillée. Outre la thématique des tourelles présente avec les tours Plumet, Boyer reprend également les redents dans la décoration des chapiteaux des colonnes extérieures au premier étage de l’Hôtel. Cette décoration tire son origine dans les anciennes bâtisses marocaines, comme par exemple les medersas de Fès du XIVème siècle. On retrouvera plus tardivement cette structure mais de manière plus simplifiée dans de nombreuses réalisations des années 10 à l’inspiration néo-marocaine, comme l’Immeuble du Petit Poucet à Casablanca, ou l’hôtel Lincoln sur le boulevard Mohammed V. Pour la décoration intérieure, les rares documents nous permettent en effet de retrouver les grands classiques du moment : fauteuils club à la Ruhlmann et vasques lumineuses façon Degué, Muller ou Lalique. Néanmoins la touche locale est apportée par les tables polygonales marocaines en bois marquetées ainsi que des tapis de différentes régions du Maroc et de différentes tailles sur le sol composé de grands carreaux à deux tonalités. Au plafond les poutres de béton semblent avoir une couverture de stuc également travaillée en sobriété avec de rares frises et sculptures en bas-relief, touches décoratives qui s’inscrivent dans la pure tradition marocaine. 

Conférence d'Anfa : Quand Roosevelt et Churchill échangeaient sur la  Seconde guerre mondiale à Casablanca

F. D. Roosevelt et W. Churchill dans le jardin de la villa Dar Es Saada

À l'heure même où l'Allemagne nazie s’apprête à rentrer en guerre, Marius Boyer de nouveau, va signer un bâtiment qui sort totalement de la lignée de ce qu’il a l’habitude de faire. Dans d’autres réalisations il a marché sur les pas de l’architecte et designer français Mallet Stevens en termes de volumes cubistes : ici c’est précisément sur ceux du Bauhaus, chef de file d’un courant artistique dans l’architecture et le désigner qui a vu le jour en Allemagne, qu’il va dessiner l’ultime version de l’Anfa Hôtel. Paradoxalement, il va ériger sur l’un des plus hauts points de Casablanca, une architecture dédiée à l’origine au mouvement social et à l’établissement de cités-jardins selon les concepts mis en œuvre par de nombreux partisans du Bauhaus et plus largement par le courant moderniste. Boyer va donc chercher la source même de cette architecture épurée que l’on surnommait « streamline moderne » et plus largement « architecture paquebot », assez caractéristique des années 30- 40 et initiée probablement dans ses formes par Erich Mendelsohn à la fin des années 20. En effet, la décoration intérieure de l’Anfa Hôtel dans sa troisième version nous rappelle la sobriété du style architectural qu’est le streamline moderne. Outre les grands damiers du sol, on retrouve les arrondis extérieurs sur les bords des maçonneries intérieures. Un alignement de petits hublots virtuels sur le muret de l'îlot central confirme le style « paquebot ». Comme dans la version précédente, Boyer a retenu un jeu de miroir pour accentuer volume et luminosité. Des appliques murales suffisent manifestement à l’éclairage nocturne de la pièce. Le Bar à l’américaine est dans la même philosophie et n’est pas sans rappeler les bars des paquebots de la Transatlantique qui font régulièrement escale dans le port de Casablanca. Petit clin d’œil également à ces navires avec les ferronneries façon Raymond Subes qui perdureront jusqu’aux années 50. 

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Les style Erich Mendelsohn dont s’est inspiré Boyer

Personne ne pouvait alors prédire que dans l’Anfa-Hôtel, mais également dans d’autres lieux de la colline d’Anfa comme Dar es-Saada qui accueille Roosevelt, allait se jouer l’avenir du monde. L’établissement est choisi par l’armée américaine pour accueillir l’ensemble des délégations anglo-américaines et françaises lors de la conférence. Le site du palace-hôtel est privilégié car il permet, outre la proximité de l’aérodrome d’Anfa, une sécurisation plus facile et une réquisition de quelques somptueuses villas pour les personnalités essentielles de la conférence dont les plus importantes, le président des Etats-Unis Roosevelt et le Premier ministre britannique Churchill. Ce dernier raconte ainsi dans ses Mémoires de Guerre son arrivée à Casablanca et sur les lieux de la conférence : « En arrivant à Casablanca, nous constatâmes que tout avait été somptueusement préparé. Un grand hôtel du faubourg d'Anfa avait amplement de quoi loger les délégations britanniques et américaines, tout en étant pourvu de vastes salles de conférence. Autour de cet hôtel se trouvaient un certain nombre de villas extrêmement confortables, l'une étant réservée au président, une autre à moi-même, une troisième au Général Giraud, et enfin une quatrième au Général De Gaulle, pour le cas où il viendrait ; le tout était clôturé d'un réseau de barbelés étroitement surveillé par des soldats américains. Arrivé avec mon état-major deux jours avant le président, je fis quelques jolies promenades sur les rochers comme sur la plage, avec Pound et les autres chefs d'état-major. Des vagues magnifiques déferlaient en projetant d'énormes embruns, ce qui amenait à s'émerveiller du fait que nos hommes aient réussi à prendre pied lors du débarquement. Il n'y eut pas un seul jour d'accalmie. Des rouleaux de 4 m 50 de haut se brisent en mugissant sur de redoutables rochers. Rien d'étonnant à ce que tant de péniches de débarquement et de chaloupes aient chaviré avec tout leur équipage. Mon fils Randolph était venu du front tunisien ; les sujets de réflexion ne nous manquaient pas, et les deux jours passèrent avec rapidité. Entre-temps, les chefs d'état-major tenaient chaque jour de longues conférences ». Ainsi, Winston Churchill réside dans la villa Miranda , Harry Hopkins, principal conseiller diplomatique de Roosevelt dans la villa Pierre Mas de l’architecte Abella construite en 1937 et déjà occupée par Patton, et Franklin Delano Roosevelt dans la villa Dar es-Saada de l’architecte Erwin Hinnen terminée en 1935. C’est d’ailleurs cette dernière qui devient le véritable cœur battant de la conférence où s’effectueront les principales discussions et négociations puisque Roosevelt, malade de la polio, se déplace très peu et sa maladie doit rester secrète. La plupart des photographies conclusives de la conférence sont ainsi prises dans les jardins de la villa Dar es-Saada. 

La conférence de Casablanca | Histoire et analyse d'images et oeuvres

F. D. Roosevelt, W. Churchill et les généraus français Ch. de Gaulle et H. Giraud dans les jardins de l’hotel Anfa.

L’hôtel s’agrandit une nouvelle fois au lendemain du second conflit mondial. On opte cette fois pour la construction d’une annexe, l'Anfa Résidence. Les travaux sont une nouvelle fois confiés à Marius Boyer. C’est l’architecte Emile Duhon, dont le séjour au Maroc durera de 1945 à 1975, qui achèvera le chantier en 1948. L’annexe est édifiée en respectant la ligne architecturale « streamline » tracée par Marius Boyer en 1938 mais en structurant le bâtiment sur deux ailes en assemblage cordiforme. Après la fin du conflit : « entièrement restauré, l’Anfa-Hôtel a rouvert ses portes … le 15 mars 1947, écrit encore Raymond Lauriac. Toute l’agitation née de la guerre a cessé et c’est le retour de la paix ; ses jardins luxuriants, ses terrasses ensoleillées, ses salons douillets ont repris leur douce quiétude de jadis. On apprécie à nouveau le luxe et le confort, ainsi que sa situation incomparable sous le plus beau ciel du monde. La tourmente a passé sur Anfa-Hôtel, mais elle n’y a laissé d’autres traces que le souvenir enivrant du premier coup d’aile de la Victoire ». 

L’Anfa Hôtel avec ses trois versions résume à lui seul l’histoire architecturale de Casablanca. Plus tardivement, les architectes vont pouvoir magnifier leurs créations dans des espaces et un cadre toujours préservés. Anfa devenant un véritable musée architectural à ciel ouvert que l’on pouvait découvrir en empruntant les rues larges et calmes de la colline. La colline d’Anfa va donc progressivement connaître une urbanisation importante tout en conservant son cadre privilégié de  as et jardins. 

C’est compter sans la spéculation immobilière importante, marquée ces dernières années par la disparition progressive de cette cité jardin au profit d’un quartier de villas ou seule l’optimisation de l’espace est recherchée au détriment des réalisations architecturales. L’Anfa Hôtel va rapidement en subir les conséquences. Il est rasé en 1964 selon l’architecte Rachid El Andaloussi, ancien président de Casa Mémoire, malgré la valeur historique de cette bâtisse, d’autres villas exceptionnelles disparaîtront dans la foulée. Des murs qui ne pourront plus parler, parce que personne au Maroc n’a su les écouter, vestiges d’une histoire à jamais perdus dont seules les rares mémoires de ceux qui les ont faits ou vécus témoignent encore. Par chance ou par miracle, par les deux sans doute, ne reste de ces lieux et de leur esprit que la villa Dar Es Saada, voisine de l’hotel, qui a accueilli le président américain, et dont l’enceinte, transformée en musée, pourrait peut-être un jour faire revivre le souvenir. 

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  • Éditions de la Vigie marocaine, 1914, Casablanca, cité dans Jean-Louis COHEN, Monique ELEB, Casablanca. 

  •  André ADAM, Essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident, Paris, Ed. du CNRS, 1968 

  •  Réclame de Léonard Julien, in Léon GUIGUES, Guide de l’Exposition franco-marocaine, 1915, J.L. COHEN, M. ELEB

  •  André ADAM, Histoire de Casablanca: Des origines à 1914,  Éditions Ophrys, 1968

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