Islam et philosophie

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La dernière semaine de décembre 2016 a vu naître une polémique qui a opposé des professeurs de philosophie aux auteurs du manuel scolaire de l’éducation islamique (première année du baccalauréat). On peut y lireque la philosophie est une « une production de la pensée humaine contraire à l’islam » et  « l’essence de la dégénérescence ».

Dans le Quid, nous avons été prompts à réagir en assurant que ce manuel scolaire de l’éducation islamique ramène le débat au 12ème siècle lorsque le grand philosophe et théologien Ibn Rochd fut condamné pour hérésie et réduit au silence ainsi que sa pensée jusqu’à sa redécouverte par le mouvement arabe d’Annahda. 

Avons-nous été trop rapides à la détente ? Sans doute si l’on tient compte de l’analyse et du point de vue de Ali Benmakhlouf.

Ali Benmakhlouf est professeur de philosophie à l’université de Paris Est Créteil, Membre Senior de l’institut universitaire de France et de l’Institut International de Philosophie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, à travers lequel je l’ai découvert, POURQUOI LIRE LES PHILOSOPHES ARABES, l’héritage oublié publié chez Albin Michel. C’est dire qu’on n’a pas affaire à néophyte.

Dans le contexte des tensions que nous connaissons, son point de vue mérite d’être relu : « D’où vient alors la polémique actuelle ?écrit-il. Certainement pas des manuels de philosophie, ni du rayonnement de cette discipline, remarquable au Maroc, par la qualité de ses enseignants. Il vient d’une lecture ciblée sur des passages du manuel d’étude islamique. Là encore, il faut faire des distinctions importantes pour éviter quelques crampes mentales. »

Parmi ces distinctions, il signale qu’un « des passages contestés concerne la citation d’un ouvrage d’Ibn Salah Al Shahrazuri (1161-1245) qui fustige la pratique philosophique. Il s’agit précisément d’une citation et non d’un propos endossé par les rédacteurs du manuel. Ce passage est très critique à l’égard de la pratique philosophique. Mais la critique éveille le jugement, non la colère. Tout réside dans la qualité de l’enseignant : il attire l’attention sur la citation. Celle-ci figure d’ailleurs entre guillemets dans le texte. Le rôle de l’enseignant est de montrer que le travail de l’intellect (Al ‘aql) ne peut mener à aucun aveuglement. Il se met en position de répondre à l’élève (Al thilmida wa al thilmid, selon la terminologie nouvelle qui fait sa part à la parité scolaire), élève qui ne peut manquer de s’interroger sur les propos radicaux d’Al Shahrazuri. Nourrir la contradiction c’est nourrir le jugement. La censure, quelle qu’elle soit, qu’elle émane de ceux qui font l’éloge de la philosophie ou de ceux qui en font la critique, ne saurait être justifiée. Pascal disait bien que Descartes était « inutile et incertain ». Il ne vient à personne de censurer Pascal. En revanche, son propos doit être soumis à la discussion.

Nul ne peut contester la logique et la cohérence implacables de cette approche. Seulement, il ne s’agit pas là de professeurs de philosophie, capables des missions que leur définit Ali Benmakhlouf, mais de professeurs issus des départements des études islamiques, qui, même lorsqu’ils ne sont pas d’obédience islamiste, s’inscrivent dans le droit fil du traditionalisme musulman hostile à la raison, sachant qu’à travers l’histoire, les théologiens, démographiquement les plus forts, n’ont jamais fait, à l’exception peut-être de l’époque abbasside, bon ménage avec les philosophes.

J’adhère entièrement au principe irréfragable de ne pas censurer Al Shahrazuri, mais de le discuter. Sauf que l’environnement et les tendances lourdes sont tels qu’il faut impérativement rester vigilant.