Egypte, Algérie, Tunisie : les dessous des appels à un dialogue national - Par Bilal TALIDI

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Abdelfattah al-Sissi, Kais Saïed etAbdelmadjid Tebboune : Les trois régimes anticipent la crise économique et les graves répercussions de la guerre russo-ukrainienne sur la sécurité alimentaire et cherchent donc à résorber toute éventuelle convulsion susceptible d’être exploitée pour raviver la contestation populaire et lui donner un nouveau souffle de nature à ébranler les fondements de la stabilité et menacer la légitimité du régime politique.

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L’Egypte, la Tunisie et l’Algérie ont annoncé quasi-concomitamment, des initiatives appelant à un dialogue politique national sur fond de défis politiques variables selon les contextes propres à chaque pays.

Du dialogue à tout bout de champ

En Egypte, le président Abdelfattah al-Sissi a annoncé à l’occasion de «l’Iftar de la famille égyptienne», avoir chargé la direction du Congrès national des jeunes de coordonner avec les courants politiques, partisans et de la jeunesse pour amorcer un dialogue politique dans le pays. Il a également annoncé la réactivation du Comité de grâce présidentielle et l’élargissement de son champ d’action, les autorités politiques ayant déjà libéré, en gage, un certain nombre de détenus parmi les militants des droits de l’homme et les activistes des droits civiques. 

En Tunisie, le président Kais Saïed a décidé de former un Comité chargé de gérer le dialogue national en vue de préparer l’instauration de la nouvelle république tunisienne et d’élaborer une nouvelle Constitution pour le pays. Le cas tunisien présente le paradoxe d’exclure de ce dialogue les partis politiques de l’opposition, sous prétexte qu’ils sont responsables de la crise et que la sortie de l’impasse politique où se trouve le pays requerrait une rupture totale avec les partis et avec la Constitution de 2014. Du point de vue du président Kais Saied, l’instauration d’une nouvelle république avec une nouvelle Constitution passe par une nouvelle légalité et d’autres élites qui n’ont pas participé au processus précédent.

En Algérie, l’agence de presse officielle APS a annoncé l’initiative de «Rassemblement» sans l’attribuer à la présidence, en fixant pour le 5 juillet prochain, jour-anniversaire de l’Indépendance, la date de lancement de ce projet qui, selon la dépêche de l’APS, vise à « rassembler les personnes et les parties qui n’étaient pas en accord avec le passé». L’APS n’a pas précisé les parties concernées par la réconciliation politique. S’agit-il des élites de l’ancien régime, de certaines ailes du pouvoir hostiles à la reconduction de Abdelmadjid Tebboune pour un nouveau mandat présidentiel, de mouvements qui revendiquent l’autonomie de la Kabylie (MAK), du mouvement «Rachad» proche du Front islamique de salut (FIS, interdit), ou encore de certains opposants à l’étranger ?

La prise simultanée de ces initiatives dans trois contextes politiques arabes différents pose de profondes interrogations sur les défis communs auxquels ces trois régimes sont confrontés, et sur les raisons qui ont présidé à la préparation et au lancement de ce genre d’initiatives, au moins en Algérie et en Egypte, dans le cadre d’une démarche partielle s’inscrivant dans le contexte d’un apaisement politique (libération d’activistes des droits de l’Homme).

Les raisons d’un dialogue biaisé

Certains estiment que ces trois régimes anticipent la crise économique et les graves répercussions de la guerre russo-ukrainienne sur la sécurité alimentaire et cherchent donc à résorber toute éventuelle convulsion susceptible d’être exploitée pour raviver la contestation populaire et lui donner un nouveau souffle de nature à ébranler les fondements de la stabilité et menacer la légitimité du régime politique.

Toutefois, les raisons de ces initiatives, en dépit de leur pertinence, n’est pas identique dans les trois contextes. Il est certes sérieux dans le cas de l’Egypte exposée à court terme à une grande crise économique et probablement à des répercussions inquiétantes sur sa sécurité alimentaire en raison de sa grande dépendance des importations en céréales de la Russie et de l’Ukraine (près de 80 %). Le constat est plus ou moins similaire pour la Tunisie qui traverse une période de faillite économique et de soumission totale à la politique du plan d’ajustement structurel dictée par le FMI. Mais il est différent pour l’Algérie. Grâce à la hausse des prix de l’énergie, elle réalise tout au long de ces mois une manne financière inédite et conserve un stock de céréales qui lui permet de répondre aux besoins jusqu’à la fin de l’année et continue de s’approvisionner régulièrement en importations des marchés mondiaux, particulièrement auprès de la France, pour assurer ses besoins en cette denrée vitale.

L’appel au dialogue politique dans le cas algérien n’est donc pas motivé par les impacts de la crise économique ou les répercussions de la guerre russo-ukrainienne, mais participe d’autres raisons propres au jeu des arcanes politiques particuliers de ce pays.

La situation en Egypte ne nécessite pas une profonde immersion dans ses détails. Le régime qui a monopolisé la politique, les médias et la parole, verrouillé tous les canaux de la libre expression, jeté dans les prisons toutes les voix dissidentes (islamistes, gauchistes, libérales, activistes des droits de l’Homme, acteurs civils...), et bâti sa légitimité sur «le génie du président à conduire le peuple égyptien vers la renaissance», est conscient de sa performance économique limitée. L’Egypte d’al-Sissi est désormais incapable de fournir une réponse satisfaisante aux attentes des populations. Elle a échoué dans la réalisation de la promesse minimale de son programme, celle d’«assurer le pain des Egyptiens». Elle n’a plus devant elle que l’anticipation sous la pression du temps des scénarii catastrophes par le truchement d’une initiative politique qui, précédée par des mesures de confiance, s’articule autour de libération partielle de certains détenus et la promesse d’une réconciliation politique globale, en vue d’épargner au régime le pire.

En Tunisie, la situation est complètement différente. Le président tente de parachever les étapes de sa vision politique qui émane d’un diagnostic particulier. Selon ce constat, la crise trouverait ses sources dans les partis et la solution consisterait en conséquence à rompre totalement avec leur legs. Dès lors il ne restait à Kais Saied qu’à confier au dialogue national son dessein personnel d’instaurer la nouvelle république tunisienne à travers l’élaboration d’une nouvelle Constitution, la création de nouvelles élites, et l’édification de nouvelles institutions et d’un nouveau régime politique dont le président serait l’épicentre.

Des interlocuteurs indéfinis et une issue incertaine

Dans leur forme, les trois initiatives ont en commun de ne pas spécifier les parties concernées par le dialogue. 

En Algérie, la présidence n’a même pas osé prendre à son compte l’initiative de peur de réactions hostiles et de l’embarras que cela pourrait lui induire, à tel point que de l’APS a laissé des blancs notables sur la puissance invitante au dialogue, les parties conviées, et les raisons de cette initiative. 

En Egypte, chacun aura remarqué le changement de ton du président al-Sissi à l’égard du président défunt Mohamed Morsi. Pour la première fois dans un discours, il a eu recours à «paix à son âme». Sachant aussi que les médias officiels n’ont jamais présenté de condoléances suite au décès de Morsi, la nouvelle attitude du président est à interpréter comme un appel du pied aux «Frères musulmans». 

En Tunisie, le dialogue promis par Kais Saïed se drape dans un brouillard d’un autre type, puisque nul n’en connait la forme et les modalités de gestion. On ne sait s’il sera électronique et factice, ou s’il prendra une forme institutionnelle. On ne sait, non plus, qui y prendra part, ni s’il sera ouvert uniquement aux élites loyales, ni comment ses conclusions seront élaborés.

Tout porte à croire que le dénominateur commun entre les trois initiatives tient à la conscience des régimes politiques en Tunisie, en Egypte et en Algérie de leur crise de légitimité aigue. Ils cherchent, donc, à anticiper l’explosion par des initiatives politiques qui justifieraient leur maintien et leur permettraient de se reconstruire une légitimité.

L’indicateur de la performance politique et économique des trois régimes ne leur sert plus à rien si ce n’est à approfondir la congestion politique dans le contexte de crise que connaissent les trois pays. C’est la raison pour laquelle ils cherchent une quelconque initiative de dialogue, de manière floue et sans vision claire et définie, n’ayant pour finalité que de poser les fondements de la reconstruction ou du renouvellement de leur légitimité.

La crise du régime algérien ne réside pas seulement dans la faiblesse de sa performance politique et économique, mais se rapporte également et de façon dramatiquement existentielle à l’inanité de son action diplomatique. La diplomatie algérienne que le président Tebboune promettait à une nouvelle ère de gloire, en rupture avec sa dégringolade face aux avancées de la diplomatie marocaine, n’a fait en définitive qu’enchaîner les déboires sur tous les fronts. Il n’a réussi ni à maintenir des relations fortes avec la France et l’Espagne, ni à réaliser des acquis conformes à sa vision de la question du Sahara, ni dans ses rapports avec les Etats-Unis, ni dans son rôle potentiel dans le dossier libyen, ni dans sa médiation promise entre l’Egypte et l’Ethiopie. 

Même la carte sur laquelle comptait le régime algérien (le sacre à la CAN et la qualification au Mondial 2022), censée servir d’exutoire et de moment d’enivrement des foules algériennes, s’est évaporée comme ri*osée du matin pour se transformer en boomerang dans un délire collectif qui en dit long sur la déprime du peuple algérien. Ne restait au président Tebboune qui rêve de renouveler sa légitimité en perspective un nouveau mandat présidentiel, que d’essayer de se réconcilier les élites de l’ancien régime et les sphères récalcitrantes du pouvoir pour créer les conditions d’une vague stabilité politique.

L’Egypte comme la Tunisie comme l’Algérie tentent donc aujourd’hui, en raison d’une crise de légitimité politique, de se rabattre sur la carte du dialogue national. Mais c’est une carte peu fiable et si peu sûre qu’elle pourrait se retourner contre les régimes en place, surtout en l’absence d’un climat interne favorable (refus d’adhésion des partis politiques de l’opposition) ou du soutien externe (opposition des puissances internationales en raison de leur nature exclusive de ces trois régimes)