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L’Etat, au-dessus des lobbies - Par Bilal TALIDI
Au Maroc, on a une conscience aigüe des répercussions de la pandémie et des retombées de la guerre russe en Ukraine, mais l’on a également une forte demande sur le rôle de l’Etat, afin que les citoyens ne cèdent pas à l’obsessionnelle existence supposée de lobbies au-delà de l’Etat
L’expérience des peuples a forgé des modèles institutionnels et des formules qui encadrent les rapports entre l’Etat et les groupes de pression.
L’expérience américaine, par exemple, a définitivement opté pour l’économie de marché et l’éloignement de l’Etat de toute intervention dans la dynamique du capital, tout en limitant l’initiative privée, à travers la prise en compte des principes de la concurrence et le démantèlement des concentrations créées par les lobbies aux dépens des intérêts des citoyens.
Dans certains pays européens, le rôle de l’Etat consiste à maintenir l’équilibre en s’arrogeant le droit d’intervention, ou en confiant ce droit à certaines de ses institutions pour maintenir les équilibres pour que l’Etat ne succombe pas aux caprices des groupes de pression.
Dans certains pays d’obédience socialiste, l’Etat a fini par créer des lobbies sous formes d’oligarchies qui dominent les sources de production et les leviers de l’économie.
Dans tous les cas, il existe une conscience sociale que l’Etat, à travers ses institutions, sa Constitution ou ses lois organiques, à un rôle important dans la gestion des groupes de pression pour les brider et les empêcher de prendre possession de ses leviers.
Le modèle marocain
Au Maroc, la situation se présente différemment en raison du caractère binaire et hiérarchisé de l’échafaudage institutionnel. Ici, le gouvernement est certes soumis au modèle démocratique, mais il a au-dessus de lui une institution supérieure qui veille aux équilibres stratégiques du pays dans leurs dimensions sécuritaire, politique, économique et religieuse.
Le Roi est le représentant suprême de la Nation et assure la mission d’arbitrage en cas de conflits institutionnels. Ce statut constitutionnel et institutionnel confère au Roi, en tant que Chef de l’Etat, un rôle axial dans le maintien des équilibres et d’intervention en cas de dysfonctionnement. Mais pour importante qu’elle est et en dépit de sa centralité, cette fonction, pour préserver sa transcendance, n’est activée que quand toutes les autres institutions épuisent leurs capacités et aptitudes à régler et résorber les litiges.
Les institutions de gouvernance, de par leurs statuts et leurs attributions constitutionnelles, assument une partie importante de cette mission, particulièrement face aux velléités hégémoniques des groupes de pression économique et commerciale. En principe, elles sont censées garder un œil vigilant sur toute sorte de concentrations, d’entente et de compromis que tissent les lobbies pour contourner les instances de veille sur la libre concurrence, les vidant de leur substance en exerçant à leur ‘’insu’’ des monopoles préjudiciables aux citoyens.
Un conseil qui peine à trouver ses marques
Depuis sa consécration constitutionnelle, le Conseil de la concurrence a enchaîné une série de revers, certains d’ordre institutionnel en lien avec ses structures (absence de nomination de son président), d’autres liés au conflit entre ses composantes (l’épisode survenu sous la présidence de Driss Guerraoui), d’autres encore liés à son inefficience et à son inaptitude à répondre et à prioriser les défis et risques auxquels le Maroc est appelé à faire face.
Le dossier des carburants et du conflit politique ayant éclaté autour a révélé les limites des pouvoirs dont disposent les institutions face aux groupes de pression. Ces institutions ont, en effet, été minées de l’intérieur sur fond du différend autour de la manière de gérer ce dossier, ce qui a provoqué au bout du compte une intervention royale qui a jugé que le limogeage du président du Conseil constituait un prélude au désamorçage du conflit qu’a suscité son intervention mal concoctée et mal menée dans l’affaire des carburants.
En 2020, l’ANRT a imposé à la société Itissalat Al-Maghrib (IAM) une amende de 3,3 milliards de dirhams pour «comportements constitutifs d’abus de position dominante». Pour le grand public, cette sanction a été perçue beaucoup plus comme un rééquilibrage du jeu entre les opérateurs télécoms qu’une mesure visant à défendre les intérêts des citoyens. Car, c’était la société Wana qui a déposé plainte et réclamé le partage de l’exploitation de l’infrastructure télécom créée par l’Etat et exploitée par l’opérateur historique.
Au début de cette année scolaire, un large débat a eu lieu autour de la suspension de la scolarité en septembre sur fond de la propagation de la pandémie du Covid. Les lobbies de l’enseignement privé ont réclamé au ministre de l’Education nationale d’assurer leurs intérêts en raison du refus des parents d’élèves de s’acquitter des frais d’écolage du mois en question, en application de la règle «salaire contre travail». Résultat : le ministre a publié une circulaire stipulant que l’année scolaire devait s’allonger jusqu’à fin juillet, assurant par la même les intérêts de ce lobby. En cours de route, le ministère a abrogé ladite circulaire en décidant de mettre fin à l’année scolaire avant fin juin, à l’exception des examens de rattrapage du baccalauréat qui se déroulent, initialement déjà, dans les établissements publics. Pour certains établissements du secteur privé la poursuite de l’année en juillet se révèle une fumisterie réduisant les cours à de la garderie dans la canicule de ce mois.
Le Conseil de la concurrence a produit ces jours-ci un avis intéressant sur la compétitivité du secteur des transports urbains. Les conclusions de ce rapport ont révélé que deux sociétés monopolisent le secteur dans son ensemble avec un taux de concentration qui dépasse les 80%.
Un Conseil sous pression
Le sujet est certes d’actualité, mais le Conseil devait se prononcer également sur un autre sujet pas moins important, celui des prix des carburants qui focalise les débats sur fond de divergences et de surenchères politiques antagonistes.
L’opposition dénonce une forte concentration dans ce secteur qui ferait l’objet d’une entente entre les sociétés des hydrocarbures, d’où un affichage de prix qui ne reflètent pas les fluctuations des cours des carburants sur le marché mondial.
Le gouvernement, lui, assure que la marge de gain supposée de 17 milliards de dirhams illégalement engrangée par les sociétés des hydrocarbures n’est que pure affabulation, que les cours de pétrole sont connus et que ce sont bel et bien les fluctuations du marché mondial qui expliquent la hausse croissante des prix des carburants.
Dépités par ce trend haussier, les citoyens suivent au quotidien le mouvement des cours de pétrole sur les marchés internationaux, d’autres s’interrogent sur la transparence du mécanisme d’indexation, alors que sur les réseaux sociaux on ergote sur ce paradoxe qui consiste à annoncer rapidement la hausse des prix des carburants chaque fois que le cours du pétrole augmente sur le marché mondial, contre un atermoiement incompréhensible en cas d’une chute significative des cours des hydrocarbures.
Jusqu’ici, le Conseil de la concurrence se tient à l’écart de ce dossier, quoique le prix des carburants soit, aujourd’hui, le nerf de l’économie et constitue de ce fait LE déterminant fondamental du pouvoir d’achat des citoyens. Tout juste le président du Conseil Ahamed Rahou a déclaré dans une interview à Medias24 qu’ils allaient ‘’reprendre le dossier de façon propre. Sachant que s'il y a eu un dysfonctionnement, il est survenu dans la phase finale de la procédure, celle de la décision, pas la phase initiale (instruction)’’, ajoutant qu’ils vont ‘’voir à quel niveau il faut mettre le curseur pour reprendre les choses proprement".
L’Etat au-dessus de la mêlée
La politique, on le sait, s’invite partout et risque d’altérer les faits, mais les institutions de l’Etat ont l’obligation de révéler la vérité sur d’éventuelles concentrations et leur impact supposé sur la hausse des prix.
Au Sri Lanka, la hausse des cours de pétrole a entièrement soufflé la stabilité politique du pays, alors que dans des pays aux économies similaires, voire dans des pays arabes comme l’Egypte et la Tunisie, les indicateurs virent au rouge quant aux répercussions éventuelles de la hausse des cours des hydrocarbures sur la stabilité sociale et politique.
Au Maroc, on a une conscience aigüe des répercussions de la pandémie du coronavirus et des retombées de la guerre russe en Ukraine, mais l’on a également une forte demande sur le rôle de l’Etat, afin que les citoyens ne cèdent pas à l’obsessionnelle existence supposée de lobbies au-delà de l’Etat ou que la distance entre l’Etat et ces groupes se serait estompée. Ceci est d’autant plus vrai que la hausse des prix ne touche pas uniquement les produits impactés par la guerre russe en Ukraine, mais d’autres produits locaux qui ne devraient normalement pas en subir sensiblement les conséquences.
Ceux en mesure de comprendre l’équation politique au Maroc savent pertinemment bien qu’aucune partie ne pourrait être au-dessus de l’Etat et qu’aucun groupe n’est en mesure hypothéquer l’Etat, ou de mettre ses institutions et ses lois au service de ses propres intérêts. Toutefois, la performance des institutions d’équilibre suscite nombre d’interrogations quant à l’aptitude de l’Etat à brider et à démanteler ces lobbies et sa capacité de dissiper les doutes sur la distance entre l’Etat et les lobbies.