chroniques
L’exemple tunisien - Par Naïm Kamal
Tout indique que Kais Saied se dirige vers un système autoritariste Le « pluralisme » pléthorique et fragmenté de la Tunisie, l’immaturité économique et sociale du pays, ont a été d’un grand secours dans cette entreprise.
De ‘’Dégage !’’ en bon français de décembre 2010 à « We shall never surrender » (nous ne nous rendrons jamais) dans l’exquise langue de Shakespeare de 2022, les Tunisiens n’en finissent pas de ne pas finir avec leur révolution.
Il en est ainsi avec toutes les révolutions qui ont ça de commun avec les guerres : On sait quand on y entre, mais on ne sait jamais quand on en sortira. Seule mutation, en une douzaine d’années, ils ont changé leur langue de protestation. Ça n’a l’air de rien, mais ça en dit quelque chose des évolutions qu’est en train de connaitre le monde.
Une faible résistance
Dimanche 15 mai, ils étaient quelque 2000 manifestants à Tunis à marcher contre la feuille de route que le très démocratiquement élu président Kais Saied propose au « débat » pour réformer la république tunisienne après s’être arrogé les pleins pouvoirs au nom de la constitution qu’il veut changer.
Les 2000 manifestants du dimanche représentent un vague Front du salut autour de l’éternel parti islamiste Ennahda de Rached Ghannouchi. A moins, dans les jours et les semaines à venir, d’un effet boule de neige, improbable, la résistance à ce que Kais Saied veut faire de la Tunisie, s’annonce plutôt faible. La déception des résultats socio-économiques du « printemps arabe » et de la révolution du jasmin est à tous les coins de rue.
L’exception tunisienne dans ce que l’on a abusivement et à dessein appelé le « printemps arabe », qu’ils étaient nombreux à montrer comme l’unique cas où la démocratie prenait forme, a atteint son plafond de verre. Comme quoi si l’on ne vit pas que de pain, on ne mange pas non plus à sa faim en ne consommant que la liberté.
Pour mener à terme sa réforme, Kais Saïed a décidé de former un Comité pour gérer un ‘’dialogue national’’ excluant les partis. Son objectif déclaré : élaborer une nouvelle constitution et proclamer la nouvelle république tunisienne conforme à ce qu’il a toujours pensé et déclaré. Une forme de république populaire fondée sur une sorte de démocratie directe où des comités populaires locaux et régionaux seront l’expression de la volonté du peuple. Un régime qui n’est pas sans rappeler la Jamahirya de Khaddafi en Libye.
Comment cela a-t-il été possible ?
Le cacique destourien issu des rangs bourguibistes, Beji Caïd Essebsi, élu président en 2014, a réussi un temps à faire illusion en rassemblant au sein de Nida’e Tounès (l’Appel de la Tunisie) tout ce que le pays comptaient de non islamistes et réussi à composer avec Ennahda. Mais dès son décès en 2019, la scène politique tunisienne, fragmentée et tiraillée, dont on voyait déjà toutes les manifestations dans les positions des uns et des autres, a vite repris ses droits, aidée en cela par un régime parlementaire hybride, ni tout-à-fait parlementaire, ni tout-à-fait présidentiel, sans doute séduisant mais inadapté.
Indépendamment de l’idée qu’on se fait de Kais Saied et de l’opinion qu’on a de lui et de son projet de société, il faut admettre que le parlementarisme, théoriquement le régime le plus représentatif des citoyens, ne pousse pas, et moins encore prospère, sur tous les terreaux. C’est un système qui nécessite un parcours historique spécifique et une maturité économique et politique solide. Même un pays comme la France en a connu tous les travers durant la première moitié du 20ème siècle avant que le général de Gaulle, du haut de sa gloire, ne lui impose un régime présidentiel en réformant la constitution et en proclamant la cinquième république en remplacement de la quatrième devenue ingérable. D’où la réticence constante de la France au scrutin à la proportionnelle.
L’autoritarisme buvable
La démocratie parlementaire, outre la maturité économique, ne fonctionne correctement que fondée sur un fort bipartisme qui peut tolérer à la limite à la marge un ou deux petits partis régulateurs susceptibles à l’occasion de compléter une majorité. C’est le cas, pour ne citer que deux grands exemples, du Royaume Uni et de l’Allemagne.
Naturellement, plus près de nous le modèle espagnol est lui aussi exemplaire mais n’a pas encore atteint l’équilibre des deux premiers ; et plus loin, le modèle américain, particulier et complexe, à la fois présidentiel et parlementaire, est hors de portée.
Kais Saied est un constitutionnaliste qui a certainement une idée précise sur tous ces systèmes et sur celui qu’il veut pour son pays. Et tout indique qu’il se dirige vers un système autoritariste. Le « pluralisme » pléthorique et fragmenté de la Tunisie, immaturité économique et sociale du pays, lui ont été d’un grand secours dans cette entreprise.
Faut-il le récuser d’emblée au nom des grands principes que nous a enseignés la démocratie occidentale ? Pas nécessairement. Bien déployé, fondé sur la rigueur, la rectitude, l’équité, l’égalité de tous devant la loi expurgée de tout ce qu’elle peut receler de scélérat, l’autoritarisme éclairé peut constituer une étape et un tremplin vers une Tunisie meilleure telle que la rêvent ses enfants. Dans le cas contraire, elle est promise à une autre révolution, dans un an, dans cinq ans ou dans dix ans…