La CSMD prise au piège du dogme libéral

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Les temps modernes, le dernier muet de Charlie Chaplin, 1936, une satire du travail à la chaîne et un réquisitoire contre le chômage et les conditions de vie d'une grande partie de la population occidentale.

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Je suis à la fin de ma deuxième lecture du rapport de la CSMD. La première était un survol pour me familiariser avec la structure du texte et pour repérer les passages les plus pertinents pour y revenir le cas échéant lors de la deuxième lecture, et ceci pour mieux m’imprégner de la philosophie d’ensemble et des démarches intellectuelles qui fondent les conclusions.

J’avoue que je me trouve face à un document remarquable, bien charpenté et bien structuré. Il s’apparente davantage à un travail académique qu’aux rapports habituellement servis par des organismes publics, privés ou ceux des institutions internationales. Des rapports souvent indigestes car truffés de chiffres, et le laïus qui les accompagne vise uniquement à forcer leur validation par le lecteur. Le rapport de la CSMD rompe avec cette tradition surannée et donne l’impression de lire une thèse de doctorat tant par la rigueur méthodologique du texte que par la précision de la sémantique.

Le diagnostic, un sport national

Mais... car il faut toujours...un mais, un mais qui surgit pour questionner un travail, fusse-t-il parfait. Il serait présomptueux de dresser ici, en si peu de temps, une critique complète du travail de 18 mois d’une commission regroupant quelques-uns des meilleurs cerveaux du pays. Tout esprit brillant ne se réalise que dans le débat et la critique constructive. Ceux de la CSMD souffriraient à l’idée que leur rapport connaisse le sort de celui du Cinquantenaire. La meilleure manière d’enterrer un document c’est de ne pas en parler. M. Benmoussa et consorts seront récompensés pour leurs efforts si et seulement si le rapport ne laisse personne indifférent. Qu’il soit critiqué, malmené, bafoué même, ce ne sera jamais une vindicte contre les auteurs, mais l’expression de la passion que le texte aura soulevée. 

La seule partie qui m’est apparue complète et ne nécessitant aucun rajout est celle consacrée au diagnostic des maux qui rongent le pays. C’est une compilation méthodique et exhaustive de tous les écrits qu’on a vu circuler depuis une quinzaine d’années sur ce qui fait crise au Maroc.

Diagnostiquer est devenu le sport national favori de nos compatriotes. On n’a aucune peine à tendre une oreille attentive dans les rencontres familiales ou amicales pour mesurer la concordance des diverses litanies sur les raisons du mal-être du Marocain. Bien entendu chacun y va de sa hiérarchisation des blocages, d’autres y vont de leurs explications des raisons de ces blocages, mais ils sont tous d’accord sur ce qui nous a fragilisés, abîmés !

Même si le rapport de la CSMD n’apporte rien de nouveau en termes de diagnostic, il a le mérite d’esquisser des explications à certains maux endémiques qui plombent notre développement. Autant en prendre acte et dire que les pouvoirs publics adhèrent enfin au diagnostic que tous les Marocains font.

Il serait fastidieux dans cette chronique de passer en revue chacun des obstacles qui entravent notre développement. Le rapport a réussi la gageure de les citer tous, mais ici on se contentera de mentionner ceux qui sont perçus comme prioritaires par l’écrasante majorité de nos compatriotes.

Où l’argent n’est pas la seule solution

Il y a tout d’abord l’école. À juste titre, de très longs développements lui ont été consacrés dans le rapport qui fait de la faillite de l’enseignement la raison principale de la faillite du pays sur bien des plans. Croire qu’on peut inverser la tendance rien qu’en augmentant considérablement les budgets n’est pas une solution, loin s’en faut ! Les membres de la commission savent très bien que la crise de notre système éducatif ne résulte pas du seul manque de moyen. La dégradation du système s’est poursuivie des décennies durant pour aboutir aujourd’hui à une défiance généralisée qui affecte l’école et l’enseignant. Ce n’est pas en doublant ou triplant le salaire d’un enseignant qu’on en fera du jour au lendemain un meilleur enseignant. 

Restaurer la confiance dans l’école, lever la défiance qui la frappe n’est pas juste une question d’affectation de points du PIB supplémentaires, mais relève d’une véritable révolution culturelle dont le rapport à toutes les peines du monde à en donner l’esquisse

Même préconisations pour la santé : doter généreusement son budget pour généraliser les soins au plus grand nombre tout en améliorant la qualité de ces soins. Si la mobilisation d’importantes ressources financières peut constituer un élément nécessaire pour l’amélioration du système, elle reste insuffisante au regard du déficit flagrant en personnel soignant. Quelle baguette magique allons-nous actionner pour combler à la fois le déficit antérieures du nombre de médecins, et les besoins futurs pour accompagner l’accroissement de la population d’une part et pour atteindre la qualité escomptée d’autre part ? La réponse n’est pas évidente, et comme la CSMD ne fait pas dans la magie, elle ne brandit donc pas la baguette magique !

Cette propension à vouloir tout régler en affectant davantage de ressources a montré ses limites dans le cas de la Justice. De l’avis de certains justiciables les augmentations successives des salaires des magistrats n’ont pas apporté, semble-t-il d’amélioration notable à l’appareil judiciaire.

Tout régenter par l’argent obéit à la logique libérale, une logique dont la perversité est de plus en plus décriée par de nombreux économistes. Les rédacteurs du NMD sont piégés par l’axiomatique libérale, tellement prégnante que nul ne songe à la remettre en cause. Déjà dans une de mes chroniques ( https://bit.ly/2LKCw23) datée du 26 juillet 2019 j’attirais l’attention sur ce risque et j’ai écrit :

«Il est notoire qu’aucune réflexion sur le développement économique ne se conçoit aujourd’hui en dehors de l’axiomatique libérale. Cette approche castratrice réduit le champ de la réflexion. (...) Le mariage incestueux entre démocratie et libéralisme ne semble déranger personne alors qu’il gangrène les fondements même de nos sociétés et constitue une menace permanente à leur cohésion. (...) J’ose espérer que personne ne songe à reproduire chez nous le modèle occidental, car notre société fragilisée par la misère et abîmée par l’ignorance, n’en survivra pas. S’affranchir de l’axiomatique libérale, ne signifie pas pour autant qu’il faille ressusciter les modèles socialistes de triste mémoire. Du socialisme, il s’agit de ne retenir aujourd’hui que les idées humanistes et particulièrement son principe fondateur : la justice sociale ».

La «démarchandisation» du travail

J’ai été assez séduit par l’insistance des rédacteurs du rapport sur le rôle et la place centrale de l’homme dans le NMD. Cette profession de foi est martelée fréquemment et il me plait de croire à la sincérité de ladite profession de foi, et à la sincérité de la plupart des membres de l’équipe de M. Benmoussa. Faire de l’homme la finalité du projet de société qui nous est proposé, est tout à leur honneur.

Mais une fois de plus, le piège du libéralisme se referme sur eux. Dans certains développements du texte, j’ai relevé que l’homme apparaît plus comme un simple acteur dans le mécanisme de production des richesses, ou il est réduit à une ressource utile pour booster les richesses qui sont censées devoir améliorer au passage son quotidien. On revient à la perception mercantile du travail ce qui suppose la marchandisation non avouée de...l’homme, ce qui est en contradiction avec le rôle qui lui est prétendument dévolu.

L’assignation de l’homme au rôle de ressource dans le système productif a de moins en moins d’adeptes parmi les économistes qui estiment que le creusement des inégalités provient de ce malsain jeu de rôle. Dans une autre chronique publiée l’année dernière, j’ai alerté sur la question en écrivant ceci :

«Dans le schéma actuel le capital perçoit le travail comme une simple ressource, au même titre que l’énergie, les matériaux ou les équipements dont il a besoin. Une marchandise comme une autre ! La marchandisation du travail est une forme insupportable de l’avilissement de l’Homme. (...). Avec le personnel soignant la marchandisation de leur travail s’inscrit dans la rentabilisation forcenée de la Santé. La société va-t-elle leur permettre de recouvrir enfin leur dignité d’êtres humains, ou bien resteront-ils à jamais les prestataires de services au travail tarifé ? (...) .

Apparemment l’individu ne peut s’épanouir que dans un environnement démocratique. La démocratie dans l’entreprise passe nécessairement par la «démarchandisation» du travail ! Condition sine qua none pour changer le regard sur le travailleur qui, du coup va intégrer le statut de partenaire et pourvoir ainsi décider du devenir de son entreprise. (...). Pour y parvenir il est non moins nécessaire de ne plus relier la législation du travail aux lois du marché. Ce sont ces dernières qui, impitoyablement imposent une perception mercantile du travail, sans le moindre souci ou considération pour celui-là même qui fournit ce travail. 

La logique de rentabilité qui régit toutes les lois du marché est à l’origine de la déstructuration des sociétés qui peinent à concilier capital et travail. L’antagonisme entre ces deux composantes de la production est exacerbé par la concurrence, qui nourrit le risque de conflagration sociale à tout moment. Renoncer à la marchandisation de la valeur travail va dissoudre l’antagonisme et partant, désamorcer les risques de conflits». 

Impossible que tout cela ait pu échapper à la sagacité des membres de la CSMD. Mais impossible pour eux de s’affranchir du dogme libéral qui impose à l’homme d’être au service du marché alors que du point de vue de leur éthique ça devait être l’inverse, c’est l’homme qui doit être la finalité du marché. 

Mission de taille, normal que l’accouchement du NMD se fasse dans la douleur. Il faut cependant rendre hommage à M. Benmoussa et consorts pour cette belle construction intellectuelle qui ne donnera certainement pas satisfaction à tout le monde, mais qui réussit la gageure de concilier parfois l’inconciliable.

La mise en œuvre sera d’une toute autre difficulté, mais on aura la chance de disposer au moins d’un canevas offrant bien des cohérences.

 Bouznika le 31 mai 2021