Le courage d’une femme

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Forte de sa famille influente dans sa région et de celle puissante de son mari, elle gère elle-même et au mieux le patrimoine familial.

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Des noms et des faits de mon bled (suite)

Le décès de son cher mari afflige et désespère Hniya. Elle ne veut pas croire à sa disparition, lui qui commence à peine à se remettre de sa maladie et de son deuil, et à profiter de son jeune fils qui accapare tous ses loisirs. Passer du temps avec Adil a été pour lui la meilleure des détentes. Leurs jeux irradient le bonheur autour d’eux. La maisonnée rayonne de joie pendant ces moments bénis. Ces souvenirs lui font  verser toutes les larmes de son corps. Elle parle à Belaïd, lui reproche de l’avoir abandonnée et l’implore de revenir. Elle lui chuchote qu’elle se consume d’amour pour lui. Elle gémit, mais ses complaintes restent inexorablement inaudibles. Elle se reprend et lui demande pardon. Mais elle recommence aussitôt. Parfois elle reste longtemps figée, livrée à des sentiments contradictoires à propos de l’histoire de son époux avec la jeune nasrania, qu’elle n’a jamais vue mais qui a partagé avec elle les pensées et peut-être le cœur de Belaïd. Elle sait qu’elle ne peut pas lutter contre la rivalité d’une morte et que leur compétition n’a d’ailleurs plus d’enjeu, mais le souvenir de cet épisode éveille chez elle une jalousie rageuse et cependant impuissante. Parfois elle en veut à son défunt mari de l’avoir trompée. Mais elle se ressaisit en se disant qu’à l’époque, ils ne sont liés que par une promesse tacite. En plus, il est inconscient lorsque l’acte blâmable est commis. Mais pourquoi a-t-il bu du vin et pourquoi a-t-il passé la nuit chez Jean ? Parfois elle est prête à partager, pourvu qu’il revienne. Ces pensées lui font quelquefois frôler la folie. Elle s’enferme dans sa chambre à ces moments de déferlement de la tristesse et du doute. Lalla Zohra s’arrange toujours pour occuper Adil. Elle a été pour la jeune veuve éplorée un soutien indéfectible. Elle comprend son abattement et son désespoir et partage ses sentiments. Mais elle est loin de se douter de tous les maux qui rongent Hniya.

Atterrée par la maladie et la douleur causée par cette double perte, la vieille femme va finir par lâcher. Même l’amour qu’elle a pour son petit-fils est incapable de la garder en vie. Elle meurt quelques mois plus tard, plongeant sa bru dans un deuil supplémentaire. Elle se sent orpheline, bien que ses parents soient encore en vie. Hniya se sent acculée. Cette perte l’incite à prendre en main son destin et celui de son jeune enfant.

Depuis l’enterrement de son mari, Hniya a l’habitude de se recueillir sur sa tombe qu’elle nettoie, et fait réciter des versets du saint Coran pour le repos de l’âme du défunt. Accompagnée de son fils, elle accomplit ce rituel plusieurs fois par an, en plus du pèlerinage de la grande journée des morts, le 27 de chaque mois de ramadan. Tous les ans, à l’occasion de l’anniversaire du décès de son mari, elle organise une veillée religieuse à la maison. A toutes ces commémorations, Hniya n’oublie pas de faire dire des prières pour le repos éternel de ses beaux-parents qui lui ont toujours témoigné un amour parental. Par la suite, la liste des prières inclura ses propres parents. Elle fait ainsi vivre son fils dans un véritable culte de ce père disparu beaucoup trop tôt et de ces grands-parents affectueux. Il n’y a pas de jour où elle ne lui parle de Belaïd. Elle lui dit qu’il a joué avec lui ici, qu’il l’a consolé lorsqu’il est tombé là. Elle essaie de lui rappeler les motifs de leurs fou-rires. Elle lui montre presque tous les jours le portrait de son père, lui demandant de dire « salam bba lahnine » (bonjour père affectueux) et de l’embrasser. Il lui demande où se trouve maintenant son papa ; elle lui répond inlassablement : « chez Allah ». Il décide de l’attendre. Il ne commencera à lui poser lui-même des questions de plus en plus ciblées que lorsqu’il commence son éveil aux choses de la vie. Il comprendra alors que son père ne reviendra jamais de l’endroit où il se trouve.

Au terme de sa période de viduité, elle commence par se défaire du voile qui cache habituellement le visage des femmes de l’époque. Sur ses vêtements féminins d’une grande sobriété, et avant l’apparition au milieu des années 60 de la djellaba féminine sans capuchon, elle a pris l’habitude d’en revêtir une en drap de laine fine et de soie blanche, comme celles que les hommes distingués mettent dans les grandes occasions. Le blanc est aussi la couleur du deuil chez les femmes au Maroc. Son déguisement masculin a pour particularité d’avoir un petit capuchon que Hniya ne rabat jamais sur la tête. En hiver, la feutrine remplace la laine, sans altérer la forme de cet affublement masculin. Elle se couvre la tête d’un châle de soie qui rehausse la beauté de ses traits et la gravité de son visage qui dissuade tout interlocuteur d’aborder des sujets autres que ceux qu’elle impose. Hniya a toujours été respectée et réputée pour son sérieux. Sa parole est donnée en exemple dans son milieu et bien au-delà. Elle s’inscrit dans la lignée rare de celles qui se sont tôt emparées du statut de femmes libres et respectables.

Forte de sa famille influente dans sa région et de celle puissante de son mari, elle gère elle-même et au mieux le patrimoine familial. Elle se fait aider par Mostafa qui habite désormais une aile de la grande maison avec sa femme Rkia. Il ne reste dans leur propre maison que l’aîné de leurs enfants, lui-même marié et plusieurs fois père, les autres sont partis travailler en ville. Elle a également fait appel à son neveu Bouchaïb, désireux d’être autonome par rapport à son père et cherchant à construire son avenir par la force de son travail. Il s’occupe des machines agricoles du domaine. Il lui sert, occasionnellement, de chauffeur. 

Son fils et elle sont à la tête d’un important héritage, composé du legs laissé par Belaïd et de la propre part de Hniya sur la succession de Si M’hammed, son regretté père. Cela les a mis confortablement à l’abri du besoin. Mais cette fortune et le prestige de sa famille et de sa belle-famille ont suscité beaucoup de convoitise de la part d’hommes en quête de riches veuves et de notoriété. Belle-fille du fameux cheikh Hmida ben Qacem et fille unique d’un ancien naïb du cadi, juge, la jeune et riche veuve est la candidate parfaite. Pendant les premières années de son veuvage, il n’y a pas une semaine où elle ne décline une offre de mariage.

Jusqu’à sa mort, environ un an après celle de Belaïd, le vieux fqih n’a jamais essayé d’influencer la décision de sa fille de demeurer fidèle au souvenir de son mari auquel il a lui-même été lié par une complicité intellectuelle qui a duré jusqu’à la disparition précoce du gendre. Il va même, dès le départ et à la demande de Hniya, dissuader ses fils de faire pression sur elle pour qu’elle se laisse marier. Il sait que ceux-ci sont désireux de voir leur sœur unique de nouveau mariée, et à l’abri de toute suspicion pouvant entacher l’honneur de la famille. Traditionnellement, on s’arrange toujours pour marier rapidement les femmes divorcées ou les veuves, de peur des qu’en-dira-t-on. Les frères de Hniya ont fini par accepter cette situation, voire par être fiers de cette sœur unique qui traite d’égale à égal avec les hommes, qui a su défendre et faire prospérer son domaine. Une femme courageuse qui force le respect de tout le monde.

Hniya n’oublie pas d’anticiper la préparation de la scolarité de son jeune fils. Jean et surtout Françoise, une ancienne institutrice, lui sont d’une aide précieuse. Ils lui conseillent d’apprêter Adil à la vie de la ville, parce qu’il est préférable de le mettre dans une école à Safi.

Elle y achète donc une belle maison, réalisant d’ailleurs un projet que son regretté mari n’a pas eu le temps de mener à terme. Safi est à une trentaine de kilomètres à peine du bled. Ceci lui permet d’y passer deux ou trois jours par semaine avec son fils qu’elle commence ainsi à initier à l’environnement urbain. Dans son enfance, Hniya a elle-même beaucoup fréquenté cette ville où elle a appris les tâches de future maîtresse de maison, avec l’aide d’une femme expérimentée de la ville, engagée à cet effet par son défunt père. En plus des larges connaissances scolaires acquises auprès de ce denier, elle a ainsi appris à cuisiner, à coudre, à broder et à tenir un ménage à la manière citadine. Sa famille possède une belle demeure dans cette ville. Les familles aisées de la campagne marocaine ont souvent un pied à terre dans la ville la plus proche de leur village.

Jean et Françoise sont aux côtés de Hniya à la veille de l’inscription de son fils au primaire. La veuve ne connaît pas le monde de l’école moderne. Le jeune Adil est inscrit à l’école musulmane Moulay Youssef, située sur la colline dite de Lalla Hniya al Hamriya, faisant face à la porte de la Casbah ou ce qu’on appelle à l’époque le « Bureau arabe », aménagé dans un ancien palais sultanien. L’enseignement est bilingue. L’établissement assure également un cours complémentaire du niveau du collège, à charge pour les élèves de passer l’examen du brevet à Marrakech. Safi ne sera doté de collèges et de lycées qu’après l’indépendance. 

Jean et Françoise décident de quitter le Maroc quelques mois après. Jean est de plus en plus outré par la tournure que prennent les événements dans le pays. Il est désappointé par le bras de fer entre le Sultan et le Résident général. Les répressions ayant suivi les manifestations de Casablanca de décembre 1952 décident le couple à retourner en France, définitivement fâché avec la présence française au Maroc. Durant l’année de son retour en France, il déplorera la déportation du sultan Mohammed V par les autorités françaises. Il est désormais un fervent partisan de l’indépendance de son ancien pays d’accueil, un pays où il a connu les meilleures années de son existence. Un pays où sa femme et lui ont tissé des amitiés sincères et durables. Le pays de Hmida, Belaïd, Hniya et Adil et d’autres encore. Françoise ne sait pas encore qu’elle y laisse le demi-frère de Bella, sa nièce qu’elle ne connaît pas encore ; les années de guerre et de crise ayant limité les contacts avec la France.

Jean reprend en main la gestion de l’affaire laissée par son père. Jusque-là, il s’est accommodé de l’entente avec son jeune frère qui s’est chargé de continuer à faire fonctionner l’entreprise familiale. Mais celui-ci se plaint de plus en plus d’être submergé par le travail. Le couple s’installe à Nancy dans un grand chalet sur le plateau de Malzéville où ils surplombent la ville et ses banlieues, et profitent de l’ambiance campagnarde toute proche.

Avant de partir du Maroc, le couple offre l’essentiel de son mobilier à Hniya qui l’installe dans sa nouvelle maison safiote. Jean lui cède également sa voiture, mais la veuve insiste pour payer le véhicule. Il n’accepte que lorsqu’elle consent à verser un prix symbolique. C’est Bouchaïb, le neveu de Hniya, qui est chargé de la conduire. Il accompagnera sa tante et son neveu, ainsi que tous les membres de la famille amenés à faire un déplacement en ville. Le jeune homme est un grand amateur de mécanique.

Après le primaire, Adil poursuit ses études sur place et obtient son brevet. Il continuera à améliorer sa connaissance du français au lycée à Casablanca, ce qui lui permettra de ne pas être dépaysé plus tard dans le système d’enseignement français, puisqu’il entend poursuive ses études en France.

Dès cette époque, les questions d’Adil sur son père se multiplient. Il veut tout savoir sur lui. Hniya s’évertue à lui répondre dans le détail, du moins sur ce qu’elle connaît de la vie de son mari. Belaïd lui a souvent parlé de son séjour à Marrakech, de la poésie, de la chasse, des cours de français sous la conduite de Françoise, de son point de vue sur le bled et ses gens, de son père et de la fonction de cheikh  dont il a décliné l’offre, de son amitié avec Jean dans le respect de l’altérité. Elle lui décrit ses manières, la fantaisie de ses accoutrements et son rôle pionnier en matière vestimentaire dans son bled et ses alentours. Elle lui énumère ses plats préférés, dont la r’fissa. Il ne cesse de regarder les quelques photographies laissées par le défunt, notamment celles où il figure aux côtés des de Chabord, ou d’autres où on le voit lors de certaines parties de chasse. Une seule le montre entouré de sa mère, lalla Zohra, et de Hniya. Les photographies ne sont pas courantes à l’époque dans les milieux populaires marocains. Beaucoup de gens résistent à se laisser prendre en photo, au motif de l’interdit religieux de toute représentation des personnes. L’existence de ces souvenirs iconiques est pourtant d’un grand secours pour Adil dans ses tentatives de connaître un père mort alors qu’il n’a pas encore deux ans.

Adil a toutes les raisons d’être fier. Il vient de décrocher avec brio son baccalauréat, option sciences mathématiques. Sa mention « très bien » lui ouvre de larges possibilités d’intégrer plus tard une grande école française d’ingénieurs. Sa professeure de mathématiques, Mme Daniel, a, dès le mois de mars, rassemblé une documentation qu’elle a présentée à Adil et sa mère ; sûre qu’elle est de la réussite de son poulain. Elle leur propose l’un des meilleurs lycées parisiens pour préparer le concours d’entrée aux grandes écoles. Mais Hniya, forte des aveux de Belaïd juste avant de succomber à l’amputation de sa jambe atteinte accidentellement lors d’une partie de chasse, insiste pour envoyer son fils dans la ville où habitent leurs amis les de Chabord. Elle sait, sans lui en avoir jamais parlé, que Jean est dépositaire du même secret qu’elle. Elle est fidèle à la promesse de réunir un jour les deux enfants de Belaïd. Elle doit incessamment révéler à Adil le secret que lui a confié son défunt père. Le garçon a dix-huit ans. 

Mme Daniel connaît bien ce beau et jeune homme, un peu timide, mais franc et travailleur. Elle a accompagné sa scolarité depuis qu’il a été admis à Al Khawarizmi en 1963. L’ancienne Ecole Industrielle vient alors de changer de statut pour devenir un grand lycée casablancais, peut-être même le plus grand. Elle se souvient encore de l’arrivée de cet élève dans l’établissement. Cette année-là, elle préside le groupe d’enseignants chargé de l’accueil des nouveaux internes. Adil est le seul garçon à être accompagné par une femme. Sa mère, une dame imposante par sa simplicité paysanne et sa détermination à obtenir ce qu’il y a de mieux pour son fils, a tenu absolument à parler aux professeurs, bravant son ignorance de la langue française. A l’époque, la plupart des cours portant sur les matières scientifiques sont assurés par des coopérants étrangers, français en particulier, souvent demeurés au Maroc après l’accession du pays à l’indépendance. Ce qui a le plus frappé Mme Daniel, c’est l’air amusé affiché par Adil face à l’entreprise hardie de sa mère. Contrairement à tous les élèves qu’elle a observés jusque-là, il n’est nullement embarrassé ni gêné d’être accompagné par un parent, et qui plus est une femme. Au contraire, on peut même lire dans ses yeux de la complicité et de la fierté de ce personnage hors du commun pour l’époque. C’est vraiment rare chez un adolescent de quinze ans. 

Depuis ce premier lundi d’octobre 1963, jour de l’inscription d’Adil au Lycée, Mme Daniel est captivée par le charisme de cette femme à l’allure noble et déterminée, au visage découvert et au regard franc et triste. En sa présence, on sait qu’on est devant une dame qui a le sens du commandement, mais qui ne cherche pas à écraser son vis-à-vis, se contentant seulement de défendre son périmètre. Aidée par un jeune enseignant marocain, qui a joué de facto le rôle d’interprète, Hniya a résumé la situation : elle désire que son fils puisse poursuivre ses études dans les meilleures conditions possibles, qu’elle est prête à consentir tous les sacrifices requis et que ce fils mérite tout l’intérêt qu’elle sollicite en sa faveur. Ses propos n’ont rien de vraiment nouveau par rapport aux demandes de toute mère normale, mais le corps enseignant est conquis par son plaidoyer sincère, devinant que le nouvel élève est orphelin de père et que sa mère joue un double rôle, celui du père et celui de la mère. Ils ont aussi compris qu’elle ne cherche pas à obtenir pour Adil des passe-droits. Connaissant l’instinct maternel, Mme Daniel compatit avec cette mère qui, en dépit de son air digne, est en proie à une grande angoisse à l’idée d’abandonner son fils unique à l’internat du lycée. Son regard trahit ce sentiment de déchirement interne. Hniya se déplacera très fréquemment à Casablanca pour voir son fils.

Durant ses trois années de lycée, Adil a montré des capacités insoupçonnées d’intelligence, de sérieux et d’entregent. Mme Daniel finit par l’adopter, le voyant souvent dans les intercours et l’invitant à passer certains week-ends en famille. Hniya contribue grandement à consolider cette relation. Elle comble la famille Daniel de cadeaux et les invite souvent à passer des vacances fabuleuses dans la ferme familiale florissante. Adil se retrouve ainsi avec deux mères qui l’aiment chacune à sa manière, avec une grande complémentarité. Mme Daniel occupe le terrain que Hniya n’a pu investir, celui de l’encadrement de son itinéraire scolaire.

En ce jour d’affichage des résultats du baccalauréat, tout le monde est là, chez les Daniel, y compris Mostafa, Rkia et les deux oncles maternels d’Adil, ainsi que Bouchaïb le neveu-chauffeur. Le lauréat n’a pas la joie d’avoir la présence d’un père. Tout le monde parle en même temps et l’ambiance festive domine. Mais personne n’ose aborder les démarches pratiques devant être entreprises à la fin de l’été pour l’installation du nouveau bachelier en France. On veut ménager Hniya. Mais le regard absent de celle-ci montre qu’elle y pense.

Absorbé par sa joie de nouveau bachelier, Adil ne pense pas à ces questions. Il sait que son entourage gérera au mieux l’étape suivante. Mme Daniel a même soufflé à Hniya l’idée d’aller ensemble pour veiller à l’installation du fils bien-aimé. Les protestations sans grande conviction de celui-ci, excipant de son âge et de sa capacité de s’en sortir seul, ne retiennent pas l’attention de ses protectrices. Il est d’ailleurs, au fond, content que sa mère connaisse ce grand pays. Il entend de plus en plus parler de Paris où les Daniel possèdent un luxueux appartement sur le boulevard Kléber ; sa professeure descend d’une famille parisienne bourgeoise. Personne ne lui a encore parlé de Nancy. Il sait que les amis de son père y habitent. Il connaît bien ce blond appelé Jean qui a comblé sa petite enfance de cadeaux, et qui est parfois revenu de France pour les voir. Il se rappelle aussi de Françoise, sa femme. Il a eu d’autres sons de cloche sur la France par l’intermédiaire de ses camarades de classe et d’internat. Ils colportent les informations les plus saugrenues sur les villes universitaires de ce pays. Beaucoup a été dit à propos du Paris chaud et tout ce qu’il promet aux jeunes gens venus de loin pour satisfaire la soif d’exotisme des jeunes françaises expertes en amour. Adil n’ose même pas imaginer la réaction de Mme Daniel si elle vient à savoir qu’il s’intéresse de près ou de loin à ces potins impudiques. Elle n’a jamais montré une quelconque sévérité à son égard, mais il lui voue un grand respect qu’il ne souhaite pas entacher par ce genre d’enfantillages égrillards. Il sait qu’elle fait preuve de grandes capacités d’ouverture d’esprit vis-à-vis de ses deux enfants. Mais, en ce qui le concerne, elle a toujours eu soin de lui rappeler qu’il se doit de respecter son identité et de ne rien faire qui chagrinerait sa mère. Elle n’a fait qu’appuyer des convictions profondes chez lui, en particulier l’amour et le respect absolus qu’il a pour Hniya. 

On est fin juin, septembre n’est pas loin. Adil et sa mère s’affairent d’ores et déjà à préparer le voyage, avec l’aide précieuse de Mme Daniel. Hniya compte accompagner son fils, sachant que les de Chabord feront le nécessaire pour faciliter son retour au pays le moment venu. Ils achètent valises et cantines, qu’ils bourrent de vêtements chauds, de pyjamas, de serviettes de toutes tailles et de livres. Mme Daniel dissuade Hniya de surcharger Adil de gâteaux, de thé vert et de menthe sèche. Cette dernière a d’abord pensé qu’il faut préparer ce long voyage comme on prépare le pèlerinage à la Mecque. Elle en a parlé à Adil qui a beaucoup ri sans toutefois chercher à vexer cette mère qu’il chérit de tout son être. Elle finit par s’en remettre aux conseils éclairés de Mme Daniel dont les deux enfants sont déjà partis, l’un à Toulouse et l’autre à Lyon, pour des études respectives de médecine et d’ingénierie. Elle lui conseille de ne pas acheter trop de vêtements intérieurs chauds, mais plutôt de chercher un gros manteau, car dans les villes froides comme Nancy, les salles de cours et de travail sont souvent surchauffées.

On a beaucoup parlé de moyens de transport. La perspective de voyager en avion terrorise Hniya. Il a fallu penser à une autre solution. En tenant compte des nombreux bagages, la plus pratique est la voiture. Hniya a toujours la voiture, une vénérable anglaise, cédée par Jean de Chabord au moment de son retour définitif en France. Il s’agit d’une vraie voiture de collection qui a défié les années et les modes. Elle est conduite par Bouchaïb, le jeune neveu de Hniya qui ne parle pas un mot de français. Mme Daniel leur dit que ce ne sont ni la voiture ni le chauffeur faits pour traverser toute l’Espagne et plus de la moitié de la France. En définitive, elle a convaincu son propre mari de prendre deux semaines de vacances pour les conduire à Nancy à la fin du mois d’août. Il n’a pas eu de difficulté pour ce faire, puisqu’il est son propre patron et que la famille va avancer son voyage à Paris pour revenir avant cette date.

C’est le moment que choisit Jean pour annoncer sa visite avec…Bella (à suivre).

Aziz Hasbi,

Rabat, le 24 octobre 2020

Les épisodes précédents de Des noms et des faits de mon bled :

Des noms et des faits de mon bled

Les retrouvailles

Une amitié singulière

Une rencontre fatale

Le drame

La cruauté du destin