chroniques
LOUIS MASSIGNON ET LAURENCE D’ARABIE -PAR MUSTAPHA SAHA
« Plus contradictoire encore si l’on compare les débouchés des deux aventures (de Lawrence et de Massignon). Pour (le premier), le constat désespéré des vicissitudes de la guerre, du pouvoir, de la fraternité promise et bafouée. Pour (le second), la découverte de la transcendance divine » (Jean Lacouture)
Louis Massignon témoigne : « Un jour, le 8 août 1917, nous sommes mis en présence, Laurence et moi, seul à seul, à l’Arab Bureau, pendant environ deux heures. Je vois, avec surprise, un anglais resté très jeune, dégagé de toute conversation, presque hors-la-loi, mais si discret, à la fois doux et amer, des timidités de jeune fille, puis des intonations dures, à voix basse, de détenu. Nous nous tâtons en français, puis en anglais, enfin en arabe, assez longtemps, non sans décalage. Depuis trois mois, j’ai retrouvé mon arabe de revue musulmane moderniste. Il me répond dans un dialecte dépouillé, véhément, pas très correct, heurté. Il contre-attaque, essayant de me faire retrouver ma mentalité d’archéologue nomade, masqué, mais neuf ans sont passés depuis Okheidir. Et dès ce jour, je sens que Lawrence se dérobe à toute tentative de vie commune avec les Arabes. « Vous aimez les Arabes plus que moi », dit-il » (Louis Massignon, Écrits Mémorables, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2 volumes, 2009).
Dans la préface qu’il dédie au livre Le Voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908 de Daniel Massignon, éditions du Cerf, 2001, Jean Lacouture écrit : « Détachés en Orient à des dates voisines, également chargés de missions archéologiques, le britannique et le français s’immergent, avec la même passion, dans l’univers arabe et musulman, font face au même pouvoir turc, découvrent la même hospitalité, la même identité pour l’autre. Le parallèle doit pourtant être vite interrompu. Plus contradictoire encore si l’on compare les débouchés des deux aventures. Pour l’un, le constat désespéré des vicissitudes de la guerre, du pouvoir, de la fraternité promise et bafouée. Pour l’autre, la découverte de la transcendance divine. Au surplus, si Louis Massignon admire l’extraordinaire courage et le génie de meneur d’hommes chez Lawrence d’Arabie, le soutien accordé aux aspirations du monde arabe, à l’unité et à l’indépendance des peuples du Moyen-Orient, il déplore son manque d’intérêt pour la civilisation et la culture arabes, base et ciment de cette grande entreprise. Lawrence n’a pas poussé sa pratique de la langue arabe au-delà de celle des parlers populaires ».
La discordance est consommée dès la première rencontre. Les deux hommes sont archéologues, belle couverture scientifique pour des missions militaires et diplomatiques. Trop aristocrates pour être traités de vulgaires espions. Thomas Edward Laurence (1888-1935) est formé au prestigieux Jesus College d’Oxford. Le journaliste américain Lowell Thomas façonne sa légende. Louis Massignon (1883-1962), philosophe et mathématicien, rédacteur d’un premier mémoire sur le géographe marocain du seizième siècle, Hassan al-Wazzan al-Gharnati, dit Léon l’Africain, le mythique auteur de Description de l’Afrique, commandée par le Pape Léon X, écrite en arabe, traduite en toscan, publiée à Venise en 1530. Laurence d’Arabie est recruté par le Bureau arabe du Caire. Il intègre le service de renseignement militaire britannique entre1916 et 1920. Il devient l’agent de liaison avec les tribus bédouines dans la région du Hedjaz sous domination ottomane. Il est chargé de fomenter les révoltes. Il conduit les troupes arabes soulevées jusqu’à Damas. Le projet promis de grand royaume musulman se disloque dans le partage colonial du Moyen-Orient entre français et britanniques. Le vœu de Louis Massignon et de Lawrence d’Arabie de libérer durablement la Syrie part en fumée. Louis Massignon, officier de l’armée française, expert diplomatique, et Laurence d’Arabie se voient régulièrement pendant cette année décisive de 1917. Ils assument des fonctions similaires avec des caractères antithétiques. Louis Massignon rédige les comptes-rendus des conférences stratégiques à bord du yacht Northbrooke. Le britannique est célèbre au-delà des mers. Le français récolte l’estime locale. Les deux ont cependant un point commun. Ils travaillent sincèrement, naïvement, pour la cause arabe. Ils sont instrumentalisés par leurs hiérarchies respectives dans des fausses manoeuvres.
Le mémoire de Louis Massignon, intitulé Tableau géographique du Maroc dans les quinze premières années du XVIème siècle d’après Léon l’Africain, s’inscrit dans le sillage de Reconnaissance au Maroc 1883-1884, éditions Chalamel, 1888, du Vicomte Charles de Foucauld (1858-1916), officier de cavalerie de l’armée française, devenu ermite chez les touaregs. Le Maroc est un pays mal connu. L’explorateur dresse des cartes pour la future colonisation. La Reconnaissance au Maroc relève 2 700 kilomètres de chemins et 3 000 cotes d’altitudes. 700 kilomètres de pistes sont répertoriés jusque-là. Louis Massignon voue un véritable culte à Charles de Foucauld. Avant de devenir, après la Seconde Guerre mondiale, l’Admirable Cheikh de la décolonisation, selon la formule de Jacques Berque, Louis Massignon est un enfant typique de la Troisième République, anticléricale et laïque, positiviste et colonialiste.
Louis Massignon, dans sa jeunesse, adhère complètement à la vision colonialiste, idéologiquement portée par Léon Gambetta et Jules Ferry, à laquelle Charles de Foucauld reste fidèle jusqu’au bout. Jules Ferry affirme en 1885 : « Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont des droits vis-à-vis des races inférieures ». La génération de Charles Foucauld, adepte des thèses islamophobes d’Ernest Renan, accorde aux colonisateurs une vocation civilisatrice. Hubert Lyautey apporte à cette conception une application concrète, une sécularisation urbanistique mariant les styles Art nouveau, Art déco et Mauresque, et une sanctuarisation des sites musulmans. Charles de Foucault, jusqu’à ses derniers jours, est au service de l’armée coloniale et du général François-Henry de Laperrine d’Hautpoul (1860-1920), fondateur des compagnies méharistes, commandant militaire des oasis sahariennes. Le prêtre traîne une schizophrénie optionnelle, une dissociation de ses convictions spirituelles et de ses choix politiques. Voir à ce propos Georges Gorrée (1908-1977), Les Amitiés sahariennes du Père de Foucauld, deux volumes, éditions Félix Moncho, Rabat, 1941. Le catholique marocain Jean-Mohammed Abdel-el-Jalil (1904-1979), baptisé en 1928 sous le parrainage de Louis Massignon, zélateur de la conversion des musulmans au christianisme, lauréat en 1945, du prix maréchal Louis-Hubert Lyautey décerné par l’Académie des sciences d’outre-mer, défend bec et ongles Charles de Foucauld. Autre fait patent, l’Académie des sciences coloniales demande, en 1949, au Pape Pie XII de consacrer Charles de Foucauld saint patron de la colonisation. Louis Massignon, en signe de protestation, démissionne de l’Académie des sciences coloniale en juin 1949. L’image de l’ermite exemplaire du désert partageant la langue, la culture, le us et coutumes des touaregs, occulte ses actions nationalistes, patriotiques, colonialistes, ses opérations militaires contre les tribus rebelles, ses rôles d’informateur et d’éclaireur dans les zones sahéliennes méconnues. L’ouvrage Charles de Foucault, frère universel ou moine soldat ? de Jean-Marie Muller, cofondateur du Mouvement pour une alternative non-violente, éditions La Découverte, 2002, fournit un utile éclairage. Charles de Foucault confond prouesses technologiques, chemin de fer transsaharien, transmission sans fil, toute logistique profitable à la pénétration coloniale, avec la volonté civilisatrice. Il insiste sur l’incompatibilité profonde de l’islam et de la modernité. Il assène, dans une lettre à son biographe et hagiographe René Bazin, « Si nous ne faisons pas des populations musulmanes des français, ils nous chasseront. Le seul moyen de les rendre français, c’est d’en faire des chrétiens ».
Louis Massignon, indéfectible partisan des indépendances maghrébines, croit, malgré tout, à une colonisation vertueuse. Le 25 avril 1961, il accorde un entretien à Jean Lacouture pour le quotidien Le Monde à l’occasion du transfert des cendres du maréchal Hubert Lyautey de son mausolée de Rabat aux Invalides : « C’est en 1906 que je prends contact avec Hubert Lyautey par l’intermédiaire de son ami Henry de Castries. Je lui remets mon premier livre sur le Maroc, parcouru en 1904, afin qu’il le fasse parvenir au père Charles de Foucauld dans sa retraite saharienne de Béni-Abbès. Hubert Lyautey vient d’être nommé à Aïn-Sefra. En 1923, Hubert Lyautey me demande de réaliser une enquête sur les corporations artisanales marocaines, structures traditionnelles qu’il souhaitait revivifier. Notre première rencontre à Rabat est un peu rude. J’évoque Charles de Foucault qui lui reproche de trop aimer l’islam. Hubert Lyautey se rend compte que la seule présence chrétienne possible dans l’empire chérifien est celle des monastères contemplatifs, des moines bénédictins par exemple. Il cherche à faire quelque chose pour les arts marocains, tombés en désuétude. Il est doué d’une intuition pénétrante. Ses idées économiques sont limitées. Son ouvrage sur le rôle social de l’officier est essentiellement inspiré d’Albert de Mun. Son coopérativisme vient de Charles Gide. Il est à l’aise dans la société musulmane. Il a le sens de l’hospitalité, de la dignité humaine. C’est pour cela qu’il a voulu rester l’hôte du peuple marocain jusqu’au-delà de la mort, à Chellah. Il est le seul français, après François 1er, à pratiquer une politique musulmane réelle. Celle de Napoléon Bonaparte, qu’il rejoint aux Invalides, est trop tactique. Il voit les intérêts conjugués de la France et du Maroc. Il a très utilement reconstruit, à cette fin unitaire, le pouvoir monarchique des alaouites. Son souvenir peut servir d’exemple pour une politique de coexistence fraternelle et une coopération fraternelle ».
Hubert Lyautey est un séducteur irrésistible. Il reçoit familièrement dans sa gentilhommière de Thorey les sultans Moulay Yousef ben Hassan et Sidi Mohammed Ben Youssef. J’ai visité la résidence, pompeusement dénommée château, en juillet 2024. Elle n’est qu’un détour touristique en pleine campagne. Elle est encombrée de centaines de selles brodées, de sabres ciselés, de céramiques laquées, de peintures orientalistes, de photographies défraîchies, de souvenirs dérisoires. Elle est couronnée, au dernier étage, d’un portrait en pied géant de Moulay Youssef et d’un salon marocain débringué. La fondation, dirigée par des grabataires pathétiques, des nostalgiques du colonialisme, est incapable de lui donner une épaisseur historique, une animation culturelle, une raison stimulante. Louis Massignon lui-même est tombé sous le charme du colonisateur machiavélique. Lawrence d’Arabie, après avoir traversé les cataclysmes de la guerre, est mort idiotement dans un dérapage de sa motocyclette. Son spectre est immortalisé par Peter O’Toole. Charles de Foucauld, un siècle plus tard, réussit de se faire béatifier, canoniser, sanctifier. La postérité se manipule aussi. L’histoire coloniale se banalise dans les marges honorifiques.
Mustapha Saha et Bérengère Massignon, petite-fille de Louis Massignon.