L’ailleurs des souffrances émerveillées de Abbas Saladi – (5ème partie)

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Si l’ailleurs de Saladi est dérangeant, il est surtout attachant, d’une richesse sémantique intrigante, énigmatique, irrésistiblement attirant et obsessionnellement divertissant.

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Voilà qu’on s’approche de la fin. La lecture dans la création de Abbas Saladi, une immersion en apnée entamée dans l’hésitation et le doute, entre de pied ferme dans le décryptage d’une toile qui peut valoir décodage de toutes l’œuvre saladienne. Dans cette cinquième chronique, à travers une peinture, Abdejlil Lahjomri piste les indices, recoupe les signes et en reconstitue l’environnement. L’entrée ainsi sans ordonnance dans l’univers tumultueux de Saladi n’est pas sans risque. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume n’en est pas inconscient, mais la tentation a été plus forte. Contre toute attente, dans l’intrigue agitée de Saladi, il découvre de la sérénité et débouche sur une forme d’apaisement paradoxal. Il est sur ce point, comme sur le pitch de la création, sur la même ligne de lecture que Laila Belhaj, une spécialiste du peintre, même s’ils ne perçoivent pas dans les tableaux de l’artiste la même scénographie. Néanmoins Abdejlil Lahjomri reste sceptique, que ce soit face à sa propre lecture ou par rapport à celle de L. Belhaj. C’est que sa peur est de mettre dans les pinceaux de l’artiste un imaginaire, ses lieux et ses personnages, que le peintre ne reconnaitrait pas. Car, ne l’oublions pas, Saladi est un esprit tourmenté, voire torturé, qui entend des voix inaudibles aux autres, voient des formes perceptibles que par lui, tellement que mêmes les meilleurs des psychiatres hésiteraient à poser un diagnostic. Et c’est finalement la prudence du doute, après moult délibérations, qui retient le jugement de Lahjomri sur un peintre dont il a perçu l’être en souffrance, quêtant la délivrance dans l’expression des personnages et les décors qu’il confie à ses toiles. 

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J’ai longtemps hésité à consacrer une chronique à la « lecture » d’un des tableaux de Saladi. Je m’y suis hasardé, malgré les difficultés inhérentes à ce genre de quête, pressentant qu’en fin de parcours je n’aurai rien défraîchi du tableau ni rien éclairci du mystère de ce peintre perturbant.  Je donnais curieusement raison, au fond de moi-même, à mon ami l’artiste clairvoyant, Fouad Bellamine, qui dans sa sagesse évite de fréquenter ce genre de toiles. Tout en étant convaincu, surtout, qu’aucune investigation ne sera satisfaisante ni pour moi, ni pour les lecteurs qui me font l’amitié de me lire. Si j’ai fini par ne plus hésiter c’est parce que, si l’ailleurs de ce peintre est dérangeant, il est surtout attachant, d’une richesse sémantique intrigante, énigmatique, irrésistiblement attirant et obsessionnellement divertissant (dans le sens pascalien du mot divertissement).  Je vous proposerai cette toile et solliciterai votre indulgence parce qu’il y aura deux lectures, la mienne et celle de L. Belhaj qui, spécialiste de ce genre de créativité, est déroutante. Celle d’un spectateur qui comme moi n’a aucune prétention que celle de dire ce que cette toile lui « dit », et celle de l’universitaire qui a rédigé une thèse sur la folie et l’art, la créativité et la transe, sur les artistes médiums et spirites, sur la trans-art, enfin a beaucoup travaillé sur Saladi. 

On remarque dans cette toile [qui figure en couver

ture de cet article] presque tous les éléments qui peuplent l’univers de Saladi : le Mausolée du Wali Sidi Bel Abbas Es Sebti, les oiseaux ou paons, le dallage noir et blanc, les bougies disproportionnées, les palmiers ou la palmeraie, les personnages de type égyptien, habillés uniquement d’un pagne, dont on ne voit que le profil, la femme-arbre, ou simplement végétale, (ses bras finissant en feuilles), le coffre des offrandes qui apparaît dans plusieurs de ses tableaux.  On sait que l’écriture plastique de Saladi est dense et cette toile est pleine. Il n’y a aucun vide. Elle est d’une précision délicatement maladive. Elle ne déroge pas à cette règle. Nous sommes dans la cour du Mausolée et le jardin qui l’entoure serait comme le paradis promis mais non perdu. Les bougies illuminent cet espace et l’on sait que les bougies constituent une offrande. L’atmosphère qui y règne aurait été une atmosphère de paix, si au fond un drame ne se jouait pas en arrière-plan qui peut se résumer ainsi : Nous avons trois entités qui délimitent la toile, dont une grimpe sur le toit du Mausolée, enlace le Jamor, ou y est enchainée (on ne sait). Je suppose que c’est une fille puisque comme les bras de la femme, les siens finissent par des feuilles vertes. Les deux autres êtres sont au centre de l’enceinte intérieure du Mausolée, l’un en face de l’autre, la femme offrant un coffre dont on ignore le contenu à l’autre entité qui peut être l’intercesseur auprès du Saint. Que demande-t-elle ? Que sa fille soit libérée du mal qui l’enchaine, de l’être maléfique qui a pris possession d’elle, au point qu’elle prend le risque d’escalader le toit du Mausolée dans un équilibre précaire, qu’elle puisse retrouver la paix dans le paradis qu’elle entrevoit, (que nous entrevoyons au-delà des remparts).  Les oiseaux sont témoins de cette offrande et témoins aussi de cette sensation d’incertitude qui plane sur l’ensemble de la scène. C’est que les regards de la femme à la chevelure noire et ceux de « sa fille » se dirigent à droite du tableau vers le ciel dans une espérance inquiète et l’autre entité chauve, comme le sont les prêtres égyptiens, elle, tourne la tête à gauche, ne regarde pas le ciel, regarde vers un lointain indéfinissable, ignorant les prières des deux autres malheureuses entités. Moment d’incertitude d’avant le jugement : « la fille » sera-t-elle libérée ? Restera-t-elle enchainée ? Sa mère devra-t-elle renouveler la visite au wali et son offrande ? Le temps est suspendu et le jugement aussi. Le « Partage », étant le fondement de la doctrine du Wali Sidi Bel Abbas Es Sebti, la visite, dans mon interprétation, ne peut être un échec et comme l’entrée au paradis est promise à tout pécheur repenti, la femme et la fille ne repartiront pas déçues, mais soulagées, en paix avec elles-mêmes et avec Dieu. L’incertitude, à la fin de la lecture du tableau, se dissipera pour laisser place à une impression de sérénité, un instant de bonheur, plutôt que d’attente inquiète. 

Voilà, en revanche, ce que nous dit l’universitaire, spécialiste de l’art spirite, et médiumnique L.Belhaj : « Nous sommes dans l’enceinte d’un marabout, qui serait le marabout de Sidi Mimoun à Ksar El Seghir, plus précisément dans une salle qui serait un hammam. (C’est une vieille femme qui ayant vu ce tableau l’aurait mise sur cette piste). Les femmes y viennent faire leurs offrandes, dans un rituel codifié. Les deux entités seraient Sidi Mimoun et Lalla Aicha qui, mariés ont eu des enfants (l’un d’entre eux serait l’entité enchainée au Jamor). Les niches où on voit les bougies seraient les niches de Lalla Aicha. La femme végétale porte la Sebnya Chamalia et en effet dans ce hammam les femmes entrent en portant ce pagne du nord du Maroc. Le coffre est le coffre de Sidi Mimoun et les richesses qu’il peut offrir, essentiellement spirituelles, le bain étant synonyme de purification. Pour justifier son interprétation, l’universitaire affirme que « Saladi semble nous mener dans ses toiles au grès des rituels, après l’étape de Sidi Moumen, il y a celle de Moulay Brahim de Marrakech et celle de Sidi Slimane Moul El Kifane de Meknes. Cette scène conclut-elle dégage la sérénité et la paix ».

Deux lectures et aucune n’est convaincante tant les toiles de Saladi échappent à toute interprétation et à tout éclaircissement. Elles ont pourtant un point commun. Toutes deux font ressortir l’impression de paix et de sérénité qui finalement se dégage de cette toile. Se contenter de cette sensation aurait été sage. Se hasarder dans des lectures qui ne pouvaient être que divergentes était prendre le risque de dire à Saladi ce qu’il n’a jamais voulu dire. Je crois en fin de compte qu’il peignait et c’est tout, qu’il n’avait aucun message à transmettre et peut-être ne cherchait-il, même pas, à échapper à ses démons.  Ce que beaucoup d’interprètes ont essayé d’expliciter en vain.

Que voulaient-ils nous dire, ces interprètes saladiens ? Ce sera le sujet de la sixième et dernière chronique de ce parcours merveilleusement désespérant.