chroniques
Mustapha Saha, la révolte dans la peau – Par Naïm Kamal
Mustapha Saha chez Bérengère Massignon, petite-fille et seule héritière de Louis Massignon en décembre 2024.
Par Naïm Kamal
« Quand je reviendrai au Maroc, je m'occuperai particulièrement de Louis Massignon, qui a joué un rôle décisif pour l'indépendance du Maroc », me dit Mustapha Saha. Car après toute une vie en France, le Retour hante celui qui est plusieurs choses à la fois et un tout en même temps. Sociologue, poète, peintre et photographe. Un tout cependant tiraillé depuis quelques années entre le pays qui l’a formé, la France, et le Royaume du Soleil qui l’a vu naitre.
Les lecteurs qui suivent ses chroniques sur Quid.ma savent combien la gauche continue de l’habiter et combien ce qui se passe au Maroc ne le laisse pas indifférent alors même que ça fait plusieurs décennies qu’il n’y a pas mis les pieds. Aujourd’hui sa vie est là-bas mais sa tête est ici. Pour autant je n’oserai pas une identité fragmentée. Mustapha Saha reste dans chacun de ses compartiments, entier.
Au lendemain du séisme d’Al Haouz, il m’a appelé pour me dire qu’il a senti le besoin de me parler. Quelques mots, pas plus, amplement suffisants pour dire et partager la douleur qui submergeait le pays. Il suffit qu’une feuille bruisse sur sa branche d’arbre quelque part sur un monticule pour que Mustapha Saha prenne son téléphone ou se mette devant son clavier.
Un matin, il m’appelle pour me dire qu’il était outré par la restauration du Monastère de Toumliline qui n’a pas respecté l’esprit du lieu. ‘Tu as vu la peinture qu’ils ont mis ? » Un autre pour m’informer que la tombe « enfin retrouvée » du peintre Jilali Gharbaoui, sur laquelle on a érigé, avec la fanfare communicationnelle que la gravité du moment n’imposait pas vraiment, une stèle à la mémoire du grand artiste marocain, décédé sur un banc public au Champ-de-Mars à Paris, n’est pas la tombe de Jilali Gharbaoui. Il est inhumé en réalité au cimetière de Bâb Segma à Fès, et non au cimetière Bâb Ftouh. Je lui suggère d’en faire une chronique, il en fait une chronique.
Une fois, Abdeljlil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, demande, dans l’une de ses chroniques sur la Mystérieuse stèle funéraire d’Abou Yacoub Youssouf le Mérinide à Chella, si quelqu’un pouvait le renseigner sur le non moins mystérieux atelier de Gharbaoui dans ce site archéologique. Il n’en faut pas plus pour que Mustapha Saha m’écrive : « (en) 1962, Jilali Gharbaoui a installé son atelier d‘artiste au Maroc dans le site antique de Chella. Il le dénomme « Atelier l’œuf », petite pièce sans fenêtre offerte par l'écrivain Ahmed Sefrioui (alors directeur des Affaires culturelles), un nid protégé par les cigognes, sillages d'envols reproduits sur toile et papier… Le 19 juillet 1966, il lègue ses œuvres à sa compagne Thérèse Boersma (…) »
Dernièrement il m’a appellé pour m’apprendre qu’il travaille sur Louis Massignon, et qu’à cette fin une conférence est programmée sur Massignon à Pordic, le 18 décembre ». Il en profite pour s’étonner que le grand Massignon ne « dispose d’aucune consécration (au Maroc), même pas un institut à l'instar de Jacques Berque » que Mustapha Saha considère comme son « père spirituel ». Tout au plus « un lycée pour riches portant son nom à Bouskoura ».
Mais de tous les appels, il y a celui-ci, itératif : « Bientôt Élisabeth (son épouse) et moi rentrerons au Maroc ». « Tu sais quoi, on est à la recherche d’une résidence du côté de Harhoura, c’est bien Harhoura ? ». « Que penses-tu du quartier la Résidence ? ». « Tu sais, quand je reviendrais au Maroc, je travaillerai à une Maison pour les intellectuels, on en a besoin d’un lieu de rencontre pareil ». « Dans quel quartier tu penses que je pourrais m’installer ? » Ainsi filent les jours et les mois avec Mustapha Saha, rythmés d’appels téléphoniques et d’un ardent désir de retour inachevé, lui qui a tout fait, les études, la recherche, l’écriture, la peinture et sa vieille compagne de route, la révolte. A ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur lui, voici sa biographie :
Mustapha Saha
« Le travail sociologique, philosophique, poétique, artistique de Mustapha Saha reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est cofondateur du Mouvement du 22 Mars à la Faculté de Nanterre et l’une des figures de proue de Mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis. Bruno Barbey, Passages, éditions de La Martinière). Il organise, le 20 mai 1968, l’intervention historique de Jean-Paul Sartre dans la Sorbonne occupée. Il signe avec les éditions du Seuil le contrat du premier livre sur la révolution soixante-huitarde, La Révolte étudiante et collabore avec Jean Lacouture dans la collection L’Histoire immédiate. Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il effectue quatre séminaires dans les universités américaines de Columbia, Chicago, Davis, Berkeley. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens, et séjourne fréquemment à Rome. Il explore l’histoire du cinéma africain à l’époque coloniale auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, qui l’exhorte à renouer avec ses racines marocaines, Structures tribales et formation de l’État dans le Maghreb médiéval » (Editions Anthropos). Après une longue parenthèse comme sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée sous la présidence de François Hollande, Mustapha Saha décide de se consacrer entièrement à la peinture et à l’écriture. Il mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une pensée et de concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde. »