Tombeau poétique, quête politique : QUAND LISSAN S’APPELAIT FERNANDO de Lucile Daumas – Par Abdelkrim Chiguer

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On le surnommaient le Guevara arabe, et Lucie Daumas n’est pas loin de trouver dans les traits et le parcours de Lissaneddine Boukhabza, alias Fernando, beaucoup de ressemblance avec le Che.

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Tombeau poétique, quête politique : QUAND LISSAN S’APPELAIT FERNANDO Vie et mort d’un internationaliste marocain dans la guérilla salvadorienne de Lucile Daumas (L’Harmattan, Paris, 2022), retrace le parcours d’un jeune internationaliste marocain mort au Salvador à l’âge de 30 sur l’autel de la révolution. Un jeune comme seul le Maroc de ces années-là pouvait en produire. Abdelkrim Chiguer parle de cette vie de roman qui nous insuffle l’envie de le lire. 

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Lucile Daumas, marocaine d’adoption, chercheuse militante et activiste des fronts du social et de l’économique (membre d’ATTAC Maroc), nous offre un singulier récit biographique du jeune (Lissaneddine Boukhoubza en l’occurrence) qui se politise et milite à la fin des années 70 à Rabat – la décennie où il fut étudiant en médecine : temps de la guerre froide acculant d’être ou pour ou contre, entre Est et Ouest. D’entrée, l’auteure, se refusant à une « reconstitution biographique exhaustive et critique », entreprend de dire les quelques ressorts objectifs et subjectifs, d’un compagnonnage qui débute en 2012 : la « courbe d’une émotion » (James Joyce) face aux parcours d’un destin heureux autant que radical, tragique et secret : «Il m’a fallu des années pour parvenir à Fernando, pour retrouver sa trace, savoir quels chemins il avait suivis, quels lieux avaient été les siens… 

Aussi ai-je reçu des témoignages parfois très différents, voire contradictoires. Certains évènements historiques m’ont parfois permis de rétablir la chronologie et la réalité des faits. Mais dans plusieurs cas je n’ai pu qu’enregistrer les différentes versions, sans pouvoir trancher sur celle qui serait la plus proche de la vérité ». Rendus possibles grâce à une diversité de médiums et de supports : Skype, photo, entretiens, ouvrages, presse numérique, le récit et l’essai oscillent entre « ce qui a alimenté (une) envie de quitter le pays » à savoir le « contexte répressif des deux côtés de l’Atlantique » et la place d’une culture de gauche qui, outre les publications de François Maspéro, comprenait une foisonnante production musicale latino- 2 américaine (Victor Jarra, Mecedes Sosa) et orientale ( Cheikh Imam, Marcel Khalifa) ; la part du hasard, la rencontre avec Sandra, l’internationaliste, en Suisse a été également plus que décisive. Le portrait est celui du défenseur du « pays des peuples » qui trouvera la mort à l’âge de 30 ans, au Salvador, le 19 Janvier 1987, lui, qui avait adhéré, quatre ans auparavant, à la cause d’El Frente Farabundo Marti de la Libéracion del Salvador. Le pays de cinq millions d’habitants où il arrive en tant que « médecin qui avait appris à combattre » lors d’un séjour au Liban et en Syrie dans les rangs du Front Populaire de Libération de Palestine. 

Quand Lissan s'appelait Fernando

Lucile Daumas, marocaine d’adoption, chercheuse militante et activiste des fronts du social et de l’économique (membre d’ATTAC Maroc)

Entre devoir de mémoire et devoir de savoir, Lucile Daumas assume clairement la part de subjectivité, la sienne et celles des témoignages enregistrés lors de plusieurs interviews et entretiens auprès des proches, des amis en même temps que des militants responsables d’El frente, aujourd’hui, citoyens élus siégeant au parlement d’un pays démocratique après 12 ans de guerre civile. Ces mêmes « camarades salvadoriens » qualifient par moments Lissân/Fernando de « fou arabe » au regard de son désir de « jeter sa trousse de médecin », malgré la ferme opposition de ces derniers ; le jeune homme semble avoir toujours été dans le souvenir du geste du « Che Guevara », qui fut lui-même médecin, rappelle un intellectuel salvadorien Francisco Jovel interviewé au Salvador en 2018. Le poids indéniable du mythe : photos, musiques et films s’érigeant en icône universelle, n’a-t-il pas été déterminant dans un tel engagement intentionnaliste ? (Le guévarisme : « Tenir si peu à sa vie et à celle des autres » s’interroge Marcela Lacub, l’auteure de : Le Che, à mort (Robert Laffont, 2017). Iconophile (fascinée) en même temps qu’iconoclaste (critique), intraitable, elle ajoute : « Attiré par la mort », le Che, enfant, écrit à sa mère qu’il rêve son corps « criblé de balles». Plus tard, l’idole se servira de ce que l’auteure nomme la « mort-propagande»).  

Un beau brin de poésie néanmoins au bout du parcours : « Fernando (Lissân) est mort le 19 janvier 1987 près de la ferme de Pedro Pérez, dans le canton Ramírez, sur le versant Sud du Cerro de Guazapa. À cette époque, il y avait là une orangeraie. De là est venue la version que m’a racontée Pando la Xaparra : il serait tombé dans une embuscade de l’armée alors qu’il était descendu chercher des oranges, parce qu’ils avaient faim ». Une version bien belle, très poétique, qui fait écho – tout du moins dans mon esprit – au poème de Garcia Lorca racontant la capture d’Antoñito el Camborio, qui « ramassait des citrons quand on l’arrêta /À mi-chemin/ Il coupa des citrons Et les jeta dans l’eau Jusqu’à ce qu’elle en devint dorée/ Et à mi-chemin/ Sous les branches d’un orme /La garde civile caminera /Le prit par le bras et l’emmena ». 

Comme si biographie et historiographie ne peuvent d’évidence suffire à elles seules pour restituer et reconstruire la vie d’une personne cherchant à devenir personnage à part entière. La citation de Lorca n’est-ce pas une manière d’inscrire un destin dans la trame d’un désir d’enfance via une « orange » qui, telle une « madeleine », nous dit quelque part ce qui semblait être encore là au moment fatidique de la cueillette : le souvenir vivace, malgré tout, de la figure d’une ville et d’un pays « perdus » ? 

En ces décades-là, faute d’études et d’enquête de terrain, le marxisme-léninisme non-« ancré », souvent « messianique », ne participait-il pas d’un scénario interchangeable ? N’agit-il pas en film et/ou en projet politique qui devait si souvent se soumettre à l’idée de ce qui se ramène, au final, à la logique du prototype ? Celui régissant, modelant le travail de composition et de construction du rôle du militant et/ou de l’acteur au même titre que du choix et du mode d’investissement du décor et/ou du terrain de lutte ? 

La reconnaissance post mortem du FMLN à Lissaneddine Boukhoubza, « Fernando » eut lieu à l’occasion du 30ème anniversaire de la fondation du front en 2010. Il s’agit d’un document remis neuf ans plus tard pour la famille du défunt par Nidia Díaz, alors députée et présidente du groupe parlementaire FMLN. 

La question du tombeau proprement dit reste donc suspendue. Persévérant et admirable arpentage autour d’une utopie « magnifiée » d’exemplarité et d’héroïsme, la biographie de Lucile Daumas agit en « courbe d’émotion » traduite en tombeau poétique autant qu’en quête d’une autre politique. 

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