chroniques
TOUMLILINE EN DEVENIR - PAR MUSTAPHA SAHA
Toumliline avant sa récente restauration
Par Mustapha Saha
Paris. Mardi, 29 octobre 2024. Le quotidien Le Monde du mardi 28 octobre publie un article sur Toumliline, sous la signature de son correspondant à Casablanca, Alexandre Aublanc. Article informatif, descriptif, didactique, utilement vulgarisateur. L’illustration représente la chapelle dans la couleur terre et paille qu’esthétiquement je préfère. Quelques erreurs cependant.
Mustapha Saha avec Bachir Ben Barka, fils aîné de Mehdi Ben Barka
La retentissante conférence sur la libération des femmes de la princesse Aïcha, rédigée par Mehdi Ben Barka, élément historique occulté, méconnu, a fait la couverture du magazine Newsweek et non du Times. Le 5 juillet 2024, j’ai assisté, avec Elisabeth, au cimetière musulman de Thiais dans la région parisienne, aux obsèques de Rhita Bennani, veuve de Mehdi Ben Barka, décédée à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Bachir Ben Barka m’a remis le tapuscrit d’hommage à sa mère que je ferai paraître prochainement. Nous nous rendons, aujourd’hui même, à la manifestation commémorative du cinquante-neuvième anniversaire de l’enlèvement et de la disparition de Mehdi Ben Barka, devant la brasserie Lipp, à Saint-Germain-des –Prés, le 29 octobre 1965. Faut-il rappeler que le discours du sultan Mohammed Ben Youssef du 10 avril 1947, dans les jardins de la Mendoubia à Tanger, à l’époque ville de statut international, fut rédigé par Mehdi Ben Barka ? Faut-il rappeler que Mehdi Ben Barka fut l’âme même de Toumliline, Louis Massignon son esprit ? Demeure le fameux article d’août 1957 de Jean Lacouture, mon complice aux éditions de Seuil. J’ai récupéré, pendant mon séjour à l’abbaye d’En Calcat, dans la Montagne noire, copie du tapuscrit original. Les écrits de Jean Lacouture, comme ceux de Charles-André Julien, sont incontournables pour comprendre le Maroc colonial et post-indépendant. (M.S)
Deux cent cinquante personnes, vingt-six nations, trois religions, une amitié - Par Jean Lacouture
D’après le tapuscrit retrouvé par Mustapha Saha dans les archives de l’Abbaye bénédictine d’En Calcat.
Toumliline, août 1957. Un petit groupe de moines bénédictins débarque un jour de 1952 au Maroc. Sur une pente boisée du Moyen-Atlas, il construit une étrange bâtisse de béton et de tôle ondulée. Leur monastère. Des malades viennent se faire soigner, des pauvres s'abriter, des étudiants se retirer pour préparer leurs examens. Musulmans et chrétiens s'y retrouvent volontiers. De ces réunions préalables naît la première université internationale d'été en août 1956. La réussite est telle, la sympathie des dirigeants du Maroc indépendant si active, que le prieur Dom Denis Martin donne plus d’ampleur à cette première initiative en cette année 1957. Du 1er au 22 août, des universitaires de vingt-six nations, des personnalités religieuses et politiques de premier plan, se retrouvent sous les chênes et les cèdres d’Azrou, pour débattre de la problématique de l’éducation, thème central de la rencontre. Ni congrès d’un quelconque syncrétisme. Ni pèlerinage spiritualiste. Ni campus façon anglo-saxonne. Ni festival d’orientalisme. Ni camp de vacances pour intellectuels en quête d’exotisme. Mais un colloque interculturel international accessible à toutes les sensibilités scientifiques et spirituelles. Les conférenciers et les auditeurs viennent de tous les horizons, sans formalités protocolaires.
Une étrange et plaisante cohabitation de shorts et de soutanes, de robes et de djellabas, de chapeaux et de tarbouchs. La salle donne sur la montagne. Le vent d'est souffle durement, la nuit venue, sur les chalets aux fenêtres sans vitres. Ici, un professeur de philosophie japonais chante d'une admirable voix de ténor la complainte du samouraï blessé, une troupe canadienne joue en français une farce espagnole, une princesse impériale donne une conférence sur l’émancipation des femmes musulmanes, plusieurs professeurs de philosophie américains chantent en chœur des mélodies du Far-West.
Toumliline confronte des apports universitaires des quatre continents sans hiérarchiser leurs valeurs. Une fraternité spontanée s’instaure entre croyants et non-croyants. Nous avons le privilège d’entendre Monsieur Louis Massignon parler de l’éducation de l'homme, ample méditation lyrique, nourrie des fruits d'une expérience incomparable, entrecoupée d’ironie corrosive, de cocasserie inattendue. D’autres exemples. L’exposé de Mademoiselle Ika Paul-Pont sur l'esprit du réformisme indien. La substantielle conférence de Monsieur André de Peretti sur les relations humaines dans l'entreprise moderne où se cultivent superficiellement le paternalisme et le fraternalisme. L’intervention de Monsieur Louis Gardet et sa comparaison du climat de formation dans le monde musulman et le monde chrétien. Le passionnant parallèle établi par le philosophe japonais Tomonobu Imamuchi entre humanisme occidental, basé sur l’individualisme et l'humanisme extrême-oriental, fondé sur l’altérité. Le Maroc se découvre comme un laboratoire du futur. Toumliline donne résolument l’exemple de la cité ouverte de demain. (J.L)