Culture
Abdellah El-Hariri : Le champ nuptial des signes - Par Rédouane Taouil
![5437685854_d630fceaff_b-](/uploads/articles/large/67aa4cc9cabc5.jpg)
Les pinceaux y invitent l'orange, le bleu, le vert en les auréolant de lézardes, de protubérances ou de plis. Le noir est dépouillé de sa tonalité romantique.
L'aventure de l'abstraction des peintres-précurseurs au Maroc ne procède pas, selon Abdejalil Lahjomri, d'une imitation d'arts étrangers, mais d'une recréation de matières et de signes, de formes et de rythmes, résolument moderne (1). Cette assertion, qui s'inscrit en faux contre le prisme, encore prégnant, de la dualité douteuse arts d'orient/arts d'occident, sied à maints égards à l'œuvre originale de Abdellah El-Hariri, heureux compagnon de cette aventure. Originale parce qu'elle remonte aux origines en faisant preuve, avec une constance étonnante, d'une inventivité qui n’a guère d’équivalent.
Au commencement du geste créateur étaient les tableaux en noir dont est emblématique l'usage de l'ardoise et autre tablette d'initiation à l'apprentissage du monde. Sur papier ou sur toile, ces tableaux illustrent, à l'encontre de la malédiction de De Vinci, « Le noir n’est pas une couleur », la sentence de Gaston Bachelard, " Le noir est le refuge de la couleur". Les pinceaux y invitent l'orange, le bleu, le vert en les auréolant de lézardes, de protubérances ou de plis. Le noir est dépouillé de sa tonalité romantique. Il n'est pas le reflet d'une nostalgie que Clara Iccardi, complice et initiatrice du peintre aux arcanes du mouvement « Forma », qualifie de dédommagement des pertes ou d'une mélancolie ; il est le réceptacle d'émerveillements devant la lumière et d’explorations d’ombres.
Dompteur de flamme, il produit des combustiones où taches, empreintes de fumée, béances s'entrecroisent avec des courbes superposées et des cercles, des carrés ou des ovales. La combinaison des marques sombres et de parcelles bleuâtre, orangée, jaunâtre ou rougeâtre décèle, comme chez Alberto Burrati, mais sous des aspects discrets, blessures, brisures, corps fragmentés ou nuages indolents. Le dégradé de couleur participe de ce langage qui, dans la lignée de Carla Iccardo, récuse l’ordre géométrique unique au profit de dispositions casuelles.
Cette quête continue d’expressions picturale culmine dans l’abstraction lyrique que le peintre pratique en donnant à lire les couleurs de l'alphabet et la parole des couleurs de la ferveur des passions inspirées par des circumambulations en poésie. Les lettres esseulées ne s'épuisent pas dans un mot, mais se parent d'une constellation de signes. Original, l’art d’El-Hariri est, sous divers rapports, nuptial. Il fascine irrésistiblement le regard par l’alliance de la virtuosité des formes et de la finesse du trait calligraphique. Ces noces sont célébrées dans l'union d'ombres et de lumières, la conjugaison des teintes de l'aube et du crépuscule ou l'association de la fragilité éternelle et l'harmonie fugace ou le clos et l'ouvert de la noirceur. A scruter cette profondeur imaginative, on songe au mystérieux « Voyelles » de Rimbaud et ses correspondances entre lettres, couleurs et sensations. On songe aussi à d'admirables toiles de Zao Wou-Ki dont Henri Michaux a dit qu'ils sont, ruissellements de lumières, jaillissements, tressaillements et élans. Quels beaux auspices !
- Voir « L’ailleurs de nos peintres » in Je vous parle des temps (presque) heureux, Quid.ma, Rabat, 2025.