Culture
Abdelmounaim EL Jamai : Il me souvient de chansons qui m’émurent
La voix pénétrante de Abdelmounaim El Jamai éveille des sensations de transport que les vives inflexions de l’anaphore « Aynaki » muent en enivrement.
Après sa chronique sur El Hajja El Hmdaouia, « Maîtresse de l’art musical des plaines côtière », c’est le décès du chanteur Abdelmounaim El Jamai qui renvoie Rédouane Taouil à sa souvenance d’où émerge un interprète qui c’était emparé de son émoi pour le marquer à tout jamais du fer de sa voix. Un chanteur que ni son décès ni les nouvelles vagues ne devraient (ne sauraient ?) faire oublier.
A évoquer ce nom aujourd’hui, on songe à ce vers d’Aragon choisi comme titre en délestant d’emblée le verbe « émouvoir » de son mode de conjugaison car, comme le clame, avec rimes et raison, l’auteur de « le fou d’Elsa » : « Qui peut dire où la mémoire commence/ qui peut dire où le temps présent finit ». L’œuvre de cette figure talentueuse, révélée au milieu des années soixante, a amplement contribué, par ses admirables interprétations, à la consécration de la chanson marocaine moderne dont l’apogée doit beaucoup aux ondes de la radio. Conjuguant art et rigueur dans le choix des paroles et des compositions musicales, cette institution a joué un rôle insigne dans l’éducation de l’ouïe aussi bien que dans la découverte du charme discret de la grammaire et l’accès aux mystères des rimes et des cadences.
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Fin connaisseur du raffinement du chant incarné par Abdelhalim Hafez, cet artiste illustre, aux côtés d’autres chanteurs, la floraison de l’élan romantique sous une forme fécondée par héritages et nouveaux souffles. Les paroles qu’elle a chantées sont empreintes d’une individualité de style qui fait de l’interprète le rossignol de la tristesse altière. Au commencement était « Nihaya » (fin) composé par le prince de la flûte, Abdelhamid Ben Brahim, et écrit par Mohamed Al Iraki, auteur de la célèbre « Basmata Al Amal » (sourire de l’espoir) du maître des cordes et le chantre des odes cordouanes d’Ibn Zaydoun, Ahmed Al Bidaoui. Cette chanson, qui célèbre un amour révolu et un amour à venir n’était pas sans désorienter les jeunes cœurs. Non seulement la rupture ne suscite point de regrets, mais l’aimant fait l’éloge de l’oubli. Aussi rare qu’émouvante pas sa tonalité mélancolique, « Ya Habib’a Arrouh » (ô compagnon de l’âme) alterne des mouvements qui expriment la substitution de l’absence à la douceur des rencontres. Sa formidable conception musicale par Ahmed Kourti livre un contraste saisissant entre les mélodies qui traduisent la passion partagée et celles expressives de la séparation irrémédiable. En épousant fidèlement ce contraste, les modulations de la voix créent une nostalgie des émotions ferventes qui se clôt sur l’acceptation de la fatalité des adieux comme loi de l’amour.
A l’instar du surnommé « le rossignol brun », Abdelmounaim El Jamai a excellé dans l’interprétation de vers de Kamel Chenaoui et Nizar Kabbani. Avec « Lastou Achkou » (je ne me plains pas), il donne, des éclats à des strophes du héraut des amours malheureuses, en imprégnant de son attachante sensibilité, l’éloge de l’orgueil des blessures face au silence de l’aimée et à la sublimation du chagrin par le refus de la complainte. Du poète de « la cafédomancienne », le chanteur a, par « La touhibbini » (ne m’aimes pas), exalté l’appel à se dérober à l’amour : l’amoureux, éconduit, s’aperçoit que les qualités qu’il prête à l’aimé sont factices et demande à s’épargner le tourment et ses égarements. La mise en musique par Abderrahim Sakkat, précurseur de l’entrelacement entre la poésie de l’auteur de « La brune m’a dit » et l’art du chant, confère des couleurs à cette injonction auxquelles la grâce du virtuose ajoute la douce beauté de la tristesse.
Le répertoire de l’artiste contient un petit chef-d’œuvre, « Aynaki » qui n’a guère de pareil. Dû à l’ingéniosité créatrice de Mohamed Ben Abdeslam, artisan de l’inoubliable « Ana man Ana » (Qui suis-je ?) de Abou Mâdi qu’interprète Oulaya, ce cantique des yeux est emblématique d’une fusion d’ingrédients de genres musicaux depuis les timbres de la tradition andalouse jusqu’au jeu des crotales en passant par formules rythmiques du Malhûn et interludes populaires. La voix pénétrante éveille des sensations de transport que les vives inflexions de l’anaphore « Aynaki » muent en enivrement. Les métaphores somptueuses des paroles comme les oxymores tressés sur le captif amoureux rétif à s’évader signent une profonde harmonie lyrique.
Par leur phrasé plutôt enjoué, les chansons écrites en dialectal sont animées par la quête de la joie, l’éloge du rêve, l’hymne à l’enchantement ou la magnificence de l’attente comblée. Supportées par une versification enrichie par l’incorporation de formes et termes issus de l’arabe littéraire, elles ont rencontré de larges échos où les impulsions du duo Abderrafiâ Channguiti/Hassan Al Kadmiri ont la part sonore.
En choisissant comme générique un fragment de « Ja fi Al miad » (la promesse honorée) pour l’émission des chansons marocaines, Radio Casablanca, rend quotidiennement hommage au chanteur et attise le souvenir du Maroc de la lune pourpre à l’heure où le soleil se couche bariolé dans son lit de vagues tel un papillon qui ne craint point les nuages cendrés.