Ahmadou Mahtar M’Bow, un homme d'une autre époque - Par Hatim Betioui

5437685854_d630fceaff_b-

M’Bow a saisi très tôt la puissance des mots et l'importance de l’accès à l'information. Il ne pouvait accepter que la production des nouvelles et des informations soit le fait des seules puissances et leur circulation,  surtout celles en provenance de l'Occident, réservée à une caste de privilégiés

1
Partager :

Ahmadou Mahtar M'Bow, le septième directeur général de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), a quitté ce monde à l'âge de 103 ans. Il a été inhumé dans sa ville natale, Dakar, la capitale sénégalaise.

M’Bow a eu l'honneur d'être le premier Africain à présider cette organisation internationale (1974-1987), succédant au sixième directeur général, le Français René Maheux (1961-1974). 

Pour un meilleur équilibre Nord-Sud

M’Bow est arrivé à l'UNESCO dans un contexte international troublé, où les pays en développement, notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine, cherchaient à obtenir une plus grande représentation au sein des organisations internationales, en mettant l'accent sur la promotion de la justice et de l'égalité au niveau international et au sein de ces organisations.

Alors que l'UNESCO a connu des évolutions importantes sous la direction de Maheux, qui ont eu un impact sur sa mission de promotion de la paix et de la coopération internationale à travers l'accent mis sur l'éducation, le développement, la culture, le patrimoine mondial et le soutien à la science et à la technologie, l'arrivée de M’Bow à la tête de l'UNESCO a été une étape vers un meilleur équilibre entre le Nord et le Sud. Il a ainsi bénéficié d'un fort soutien des pays africains et arabes, et continué à défendre leurs intérêts au sein de l'organisation.

Maheux avait précédemment travaillé comme professeur de philosophie au Maroc, formant de nombreuses personnalités marocaines, dont le Dr Mehdi El Manjra, prospectiviste, et Fathallah Oulalou, ancien ministre de l'Économie et des Finances.

Senghor chez Hassan II

Un secret qui a longtemps échappé à la curiosité du public est que M’Bow n'était pas en parfait accord avec le président Léopold Sédar Senghor, bien qu'il ait été ministre dans son gouvernement. Senghor semblait en effet vouloir éloigner M’Bow de Dakar tout en le satisfaisant et en le maintenant dans sa sphère d'influence en lui offrant un poste à l'étranger, d'où sa candidature au poste de directeur général de l'UNESCO. C’est dans cette perspective que Senghor avait rendu visite au défunt roi Hassan II du Maroc pour se plaindre de M’Bow et lui demander en même temps de soutenir sa candidature à la direction générale de l'UNESCO.

À cette époque, le Dr Mehdi El Manjra, qui occupait déjà une position importante au sein de l'UNESCO ,avait exprimé son souhait de se porter candidat à ce poste,  et il se disait qu'il avait de fortes chances d’être élu, mais il a rapidement abandonné l’idée pour retourner au Maroc, et occuper un poste au ministère de la coopération qui avait à sa tête le Dr Mohamed Benhima (1972-1977).

C’est ainsi que M’Bow est resté seul en lice pour la fonction de directeur général de l'organisation internationale au nom de l'Afrique, alors qu'aucun Arabe n'avait jamais atteint ce poste. La raison en est simple : les Arabes n'ont jamais réussi à présenter de candidat commun, chaque pays arabe proposant le sien, ce qui leur a fait perdre de nombreuses opportunités.

Le projet emblématique de M’Bow

À l'UNESCO, M’Bow a focalisé l'attention et occupé le devant de la scène avec des positions en faveur des pays du tiers-monde, en se concentrant sur des questions de justice internationale, tels le renforcement du patrimoine culturel des peuples non occidentaux la promotion du dialogue entre le Nord et le Sud, et la fourniture d'un soutien accru aux pays en développement dans les domaines de l'éducation et de la culture.

Ce qui a renforcé le sentiment de responsabilité mondiale de M’Bow, c'est son engagement dans la Seconde Guerre mondiale dans les rangs des Forces françaises libres. Après la guerre, M’Bow a commencé un carrière professionnelle diversifiée, qui s'est étendue à l'enseignement, aux responsabilités gouvernementales et à la diplomatie, plaidant pour la connaissance et l'information comme un droit pour tous ne pouvant demeurer l’apanage d’une élite.

Le "Système mondial d'information et de communication" (NOMIC) était l'un des projets les plus emblématiques de M’Bow à l'UNESCO, suscitant un large débat, car il appelait à une réforme du système médiatique international afin de corriger les inégalités entre les pays développés et en développement.

M’Bow a saisi très tôt la puissance des mots et l'importance de l’accès à l'information. Il ne pouvait accepter que la production des nouvelles et des informations soit le fait des seules puissances et leur circulation, surtout celles en provenance de l'Occident, réservée à une caste de privilégiés. Il avait une conscience aigüe de ce que ces nouvelles et informations n'étaient pas neutres et constituaient un outil d’asservissement et de domination. Il s'est en conséquence efforcé à changer cette situation pour permettre aux pays en développement d'avoir une voix qui porte et être entendue. Rien ne le révoltait autant que, malgré leur indépendance politique, les pays en développement continuaient de dépendre des agences de presse occidentales pour savoir ce qui se passait dans le monde, voire au sein de leurs propres territoires.

Les Etats Unis se retirent

Cependant, le projet novateur de M’Bow a rencontré une forte opposition de la part des pays occidentaux, qui y voyaient une « menace pour la liberté de la presse » telle qu'ils la comprenaient.

Ce ne sont pas seulement ses idées qui rendent l'histoire de M’Bow marquante, mais aussi et surtout son insistance et sa persistance à vouloir les mettre en œuvre malgré tous les défis et obstacles. A cette fin, il a ouvert la voie à d'importants débats sur le rôle des médias dans la construction des sociétés et sur la manière dont les pays du Sud peuvent devenir de véritables acteurs dans la formulation des événements mondiaux.

Bien que le "nouveau système mondial d'information et de communication" n'ait pas atteint tous ses objectifs, les visions de M’Bow demeurent vivantes dans chaque effort visant à réaliser la justice médiatique. On peut dire qu’aujourd'hui, à l'ère d'Internet et des réseaux sociaux, l’œuvre de M’Bow pour la pluralité des médias est plus pertinente que jamais.

En 1984, le retrait des États-Unis de l'UNESCO, suivi par le Royaume-Uni en 1985, en raison de ce qu'ils considéraient comme une "mauvaise gestion" et des positions politiques inacceptables, y compris la position de l'UNESCO sur le nouveau système médiatique mondial et son soutien aux pays en développement. Ces retraits ont constitué un tournant dans la carrière de M’Bow et conduit à une réduction significative du financement de l'UNESCO, affectant grandement sa capacité à mettre en œuvre ses programmes.

À la fin du second mandat de M’Bow en 1987, l'UNESCO était dans une situation financière et politique difficile. En raison de ces tensions et de l’hostilité des grandes puissances, il ne s'est pas porté candidat pour un troisième mandat et a quitté l'organisation dans un climat de division, laissant derrière lui un héritage qui ne se limite pas seulement aux politiques et réformes, mais qui touche aussi les cœurs qu'il a inspirés.

M’Bow était un homme qui comprenait que changer le monde commence par changer les récits, et qu'aucune société ne peut prospérer sans avoir une voix audible dans le monde. Il savait que le véritable pouvoir des médias réside dans leur capacité à relier les gens entre eux. Et si on a raison de dire que M’Bow est un homme d'une autre époque, lui, ses idées et son combat n’en restent pas moins d’actualité et résolument tourné vers l'avenir.

lire aussi