Culture
Chez les libraires de Kaboul, une libre-pensée en sursis sous les talibans
L'étudiant en droit Mustafa Barak regarde les livres de la librairie Saadat Books, spécialisée dans les ouvrages en anglais, le 23 octobre 2021 à Kaboul
Dans le marché aux livres du quartier de Pole Sorkh, l'ancien havre de paix de la jeunesse branchée et intellectuelle de Kaboul, proche de l'université, près de la moitié des libraires ont déjà fermé boutique.
Les autres gardent les murs dans le noir, pour économiser un peu sur la facture d'électricité.
Abdul Amin Hossaini saisit l'un des livres posés sur la devanture de son échoppe.
"Prenez ce livre, le problème ce n'est pas tant que ce soit Michelle Obama, mais c'est qu'elle n'a pas de hijab", avance le libraire en attrapant "Devenir", la biographie de l'ancienne première dame des États-Unis.
Avant la prise de pouvoir des talibans en août, "on s'en sortait très bien, j'avais même lancé ma maison d'édition et commencé à réaliser mon rêve, écrire des livres pour enfants inspirés de la vie de mes deux filles", explique le libraire en pull en laine et grosses lunettes carrées.
Sous le précédent régime fondamentaliste des talibans (1996-2001), les vendeurs de livres profanes avaient été forcés de fermer et certaines librairies du pays avaient été saccagées. Pour l'exemple.
Deux mois après leur arrivée dans Kaboul, la plus libérale des villes afghanes, aucun des combattants islamistes ne s'en est encore pris aux librairies de Pole Sorkh.
Mais comme pour beaucoup d'Afghans dans cette période de transition, on estime que cela n'est qu'une question de temps.
Un vendeur du marché, qui préfère rester anonyme, a retiré les populaires œuvres d'Abdulkarim Soroush, théologien iranien, penseur de l'islam des lumières, jugé blasphématoire.
Mais dans l'ouest de la ville, chez Saadat Books, une librairie spécialisée dans les livres en anglais, on trouve encore absolument de tout: une poussiéreuse édition en farsi de Madame Bovary, le sulfureux Charles Bukowski, le succès de librairie de l'israélien Yuval Noah Harari sur la théorie de l'évolution et beaucoup de science-fiction.
"A chaque fois que je viens ici, je suis surpris de trouver la librairie ouverte", dit à l'AFP Mustafa Barak, 23 ans, un étudiant en master de droit, qui vient faire sa virée hebdomadaire.
‘'Rien de romantique'’
"Je veux juste continuer à apprendre de nouvelles choses, à améliorer ma culture, à avoir une vie intellectuelle", confie l'étudiant aux yeux bleus, qui repartira avec un livre de développement personnel: "L'Art de penser clairement".
La plus célèbre librairie de Kaboul, Shah M Book Co, surnommée "les archives nationales d'Afghanistan", reste aussi ouverte, "comme ce fut le cas lors des derniers changements de régime", indique son propriétaire depuis 1974, Shah Muhammad Rais, parti en Londres en septembre avec un visa d'affaires, mais qui entend revenir en Afghanistan.
Ce collectionneur baroudeur est aussi le personnage principal du best-seller de la journaliste Åsne Seierstad, "Le libraire de Kaboul", une immersion dans la vie du magasin pendant les années sombres du précédent régime taliban.
Dans ses couloirs à plafond bas sont rangés par langue (dari, pachto, farsi, anglais) plus de 17.000 ouvrages, en grande majorité sur l'histoire du pays, dont quelques exemplaires rares, vendus sur des plateformes de commerce en ligne, la seule source de revenu du commerce.
"Nous restons ouverts, car nous nous devons de garder ces livres qui sont l'héritage du peuple afghan et doivent pouvoir continuer à être lus et étudiés de tous", explique sur place le gérant Suleiman Shah.
La veille, deux talibans en civil ont pour la première fois depuis 20 ans poussé la porte de la librairie, raconte-t-il.
"Ils cherchaient un livre que je n'avais pas", élude M. Shah. Lequel ? "Un livre religieux". Lequel ? "Le coran", lâche sans sourciller le libraire, avant de clarifier : "Enfin un des livres du coran, la Sourate Ya Sin si vous voulez tout savoir".
Sa récitation aurait la vertu d'aider à se sauver de ses ennemis, disent les commentateurs.
"Ils ont fait juste un petit tour, ils ont juste regardé le stand des cartes postales, ils se sont assurés que je n'avais rien de ‘’romantique’’ et ils sont repartis".