Culture
CHRONIQUE D’OCCUPATION DE L’ODEON LULU VAN TRAPP
Rebecca Baby indique une abscisse à l’horizon, un azimut énigmatique, un éden onirique.
Dimanche, 2 mai 3021. Les groupes musicaux étant toujours interdits par la préfecture sur l’esplanade de l’Odéon, les occupants les accueillent derrière les barreaux du rez-de-chaussée, dans l’enceinte inviolable du théâtre. Aujourd’hui, le groupe Lulu Van Trapp, électrisé par Rebecca Baby, Maxime Sam Rezài, Manu et Nico. Ils se balancent. Ils se tortillent. Ils se dandinent. Ils se déhanchent. Ils s’enroulent dans les fils. Ils s’accrochent aux grilles. Violence et tendresse. Fulminance et volupté. Vibrations propagées. Emotions partagées.
Le groupe Lulu Van Trapp, électrisé par Rebecca Baby, Maxime Sam Rezài, Manu et Nico
Au-delà des styles. Rythmes pop, soul, blues, rock, punk s’entremêlent. Les notes s’enragent. Les sentiments s’embrasent. Romantisme en bastringue. Plume de paon et marteau. Complexité à fleur de peau. L’agora, endormie par les inepties mélodramatique d’une philosophe médiatique, se réanime. La place se remplit en quelques minutes. Le bouche à oreille emprunte les raccourcis iphoniques. Les corps bougent, dansent, se carambolent joyeusement. Les canettes de bière circulent en contrebande. La fête nargue la répression. Dans le monde en ruine, échapper aux contraintes mortifères, oublier les gestes barrières, les distanciations physiques, arracher les bâillons, casser les coques robotiques, déborder les limites, retrouver des figures humaines, sentir ses zygomatiques, s’éveiller plus pour agir plus. La pop décomplexée, déshowbizée, désabusée, se déstarise, se désacralise. Ressortent des placards naphtalisés les chemises caribéennes, les pattes d’éléphants, les bottes de cowboy en cuir de serpent. Esthétique brocantique. Récurrences psychédéliques. Déguisements. Simulations. Travestissements carnavalesques. Arrangements burlesques. Gestuelles clownesques. Subtilités dantesques. Envoûtements. Le groupe s’autogère, se régénère. Illustration d’Apollo Thomas. Graphisme japonais. Veillée à ciel ouvert sous croissant de lune. Les quatre acolytes en combinaisons superwoman et superman. Rebecca tient une rose rouge à la main. Nico jette un pneu dans le feu de camp. Max, muni d’un calumet de la paix ou d’un sebsi de kif, médite, un nuage d’hallucinations jouissives au-dessus de la tête. Manu filme la scène. Autre aquarelle. Le quartette au bord d’un précipice. Rebecca indique une abscisse à l’horizon, un azimut énigmatique, un éden onirique. Lulu Van Trapp, hydre à quatre têtes, ombre totémique, avatar manouche, en mutation permanente, métamorphose de La Mouche, né dans le squat Wonder à Saint-Ouen. Tournées en caravane. Scènes et buvettes bricolées avec des matériaux de fortunes. Rencontres de hasard. Hybridations. Métissages. L’autodérision casse le mur de verre. Transversalité. La voix déchaînée brise les vitres. Le tintamarre fissure la pyramide. Le geste artistique est révolutionnaire, par nature. Paroles en anglais. Paroles en français. A chaque langue son paysage. L’anglais se cymbalise. Le français se cérébralise. Nous ne sommes plus dans les contrefaçons des années soixante, dans la vogue abrutissante de Salut les Copains, quand les chanteurs français portaient des pseudonymes américains en guise d’authentification. Le rêve américain ? Des montagnes de bouteilles de Coca Cola dans les supermarchés, des fast-foods McDonald’s à chaque coin de rue. La philosophe médiatique assène ses inepties mélodramatiques. C’est peut-être dans la musique que renaît l’esprit critique.
Je viens de relire Do it de Jerry Rubin (traduction française éditions du Seuil, 1973). Incroyables résonances avec Lulu Van Trapp. Fusion de libertés hippies et d’activisme social. Le mythe est une réalité palpable que les gens peuvent s’offrir une scène pour jouer leurs rêves et leurs désirs. C’est sur cette scène qu’ils deviennent ce qu’ils sont. C’est sur cette scène qu’ils sont eux-mêmes. C’est sur cette scène qu’ils récusent ce qui les nie et leur dénie le droit à l’existence. C’est sur scène qu’ils cultivent indéfiniment leur imaginaire. Une manifestation, comme disait Allen Ginsberg, est une pièce de théâtre où l’énergie et l’allégresse libérées indiquent quel comportement adopter dans les situations de danger et d’angoisse. Jerry Rubin (1938 – 1994) est le cofondateur avec Abbie Hoffman (1936 – 1989) du mouvement Yippies (Youth International Party), qui a joué un rôle déterminant dans la lutte contre la guerre au Vietnam et dans la contestation de la société de consommation, qui a inventé le théâtre-guérilla. Abbie Hoffman écrit en prison l’ouvrage «Volez ce livre », qui n’est traduit et publié en France qu’en 2015 par les éditions Tusitala. Dans les pays de l’abondance inégalitaire, il n’est qu’une méthode de survie pour les pauvres et les précaires, la reprise individuelle à grande échelle. Les bons plans suggérés, tantôt réalistes, tantôt loufoques, certes obsolètes, sont autant de farces libertaires. Il faut utiliser créativement les moyens de bord, subtiliser le matériel nécessaire pour monter des journaux, des radios, des télévisions, des groupes musicaux, des troupes théâtrales, saturer l’espace public d’activités culturelles, renvoyer au pouvoir ses absurdités insurmontables et ses pathologies incurables. Les principes du fameux « Do it yourself » sont ainsi posés.