CHRONIQUE D’OCCUPATION DE L’ODEON.PALESTINE - PAR MUSTAPHA SAHA

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Le théâtre accueille les vieux fantômes. Les revenants se glissent entre les colonnes égayées d’ardentes banderoles.

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Samedi, 15 mai 2021. Les curieux et les fidèles sont toujours présents à l’agora de l’Odéon. Depuis l’annonce de réouverture, les relations entre les occupants et la direction du théâtre sont tendus. Les pressions gouvernementales pour obtenir, par tous les moyens, des évacuations, des expulsions, ne laissent aucune alternative. Les occupants expriment leur volonté de rester sur place au prix d’aménagements permettant la reprise des spectacles en même temps. 

Deux-cent-soixante spectateurs à peine sont admis, le maximum autorisé par les mesures sanitaires, dans la salle de huit-cent-quarante places, pour suivre «La Ménagerie de verre » de Tennessee Williams, mise en scène par Ivo Van Hove, avec Isabelle Huppert comme vedette. L’indigne désolidarisation des stars du show-biseness se confirme. « La Ménagerie de verre » est l’histoire de trois solitudes à huis clos, trois manières de rêver une autre existence. Le personnage d’Amanda s’imagine encore en grande dame. Le théâtre accueille les vieux fantômes. Les revenants se glissent entre les colonnes égayées d’ardentes banderoles.

Une tribune indécente 

La vie commune des quarante-deux occupants se déroule dans le foyer. Bar reconverti en cuisine, micro-ondes, réfrigérateurs, machines à cafés, assemblées générales, improvisations musicales. Le bras de fer s’éternise. Retrait de la réforme de l’assurance-chômage et prolongation de douze mois de l’année blanche ne sont pas négociables pour les intermittents. Le directeur de l’Odéon accorde un entretien à l’hebdomadaire Télérama, daté du 12 mai 2021, où il déclare que la situation avec les occupants est bloquée. Ses paroles transpirent les éléments de langage, les formules prégnantes, les mots-clés fournis par le ministère de la Culture. La voix de son maître. Comédie des pauvres directeurs pris entre l’enclume et le marteau. « Le public est avide de revenir », «En tant que théâtre public, nous devons ouvrir. Nous recevons des subventions pour que les spectacles soient joués », « A partir du moment où la couverture vaccinale aura produit ses pleins effets, et sous réserve d’un surgissement de variants récalcitrants, nous reviendrons dans un système normal », « L’État est notre tutelle. Il a fait des propositions qui vont dans le bon sens. Le problème des occupations est qu’elles portent des revendications qui vont au-delà du secteur du spectacle vivant. Il serait injuste que des exigences, sur lesquelles nous n’avons pas prise, bloquent les spectacles. La lutte sociale doit désormais trouver d’autres formes ». Le mot « séquence » revient comme une rengaine dans la bouche des fonctionnaires de la culture. Partis sur une tactique du pourrissement, ils s’étonnent que le cadavre bouge encore.

Les directrices et directeurs de l’Odéon, de l’Opéra de Lyon, de la Criée de Marseille et du Théâtre de Nice publient une tribune indécente où ils accusent rondement les intermittents du spectacle de sacrifier la culture.

« Aujourd’hui, la réouverture au 19 mai est acquise… Nous voulons et nous devons remplir la mission de service public qui nous a été confiée et pour laquelle nos établissements reçoivent des subventions », autrement dit, ils obéissent au ministère de la Culture. « Aujourd’hui les annonces du gouvernement montrent que le dialogue existe et que des solutions sont recherchées ». « Cependant les occupants de nos lieux annoncent vouloir poursuivre leur lutte ». « La culture risque désormais d’être sacrifiée par ceux-là mêmes qui défendaient son caractère essentiel. La lutte sociale, quelle que soit sa légitimité, ne saurait à notre sens empêcher la reprise de la vie culturelle ». L’argumentaire gouvernemental est repris sans distances, sans divergences, sans nuances. Les droits sociaux sont jugés inessentiels. La lutte des intermittents de tous les secteurs, des jeunes sans débouchés, des étudiants sans avenir, des précaires sans droits, se déprise, se dénigre, se tympanise. Les directeurs carriéristes, cyniques jusqu’à la compromission, ne s’intéressent qu’à leur trésorerie. Ils règnent sur leurs théâtres comme des petits seigneurs. Ils oublient que ces lieux publics sont, avant tout, des maisons du peuple, que les occupations, les agoras leur rendent leur vocation première, que la culture ne se privatise pas, qu’elle ne se consomme pas comme un loisir.

« Serviteur, oui ! Valet, non ! »

Les théâtres, selon cette caste prédatrice, dès lors qu’ils sont subventionnés, doivent se refermer sur eux-mêmes, se cantonner dans un rôle de distraction. « Un peuple qui n'aide pas, qui ne favorise pas son théâtre est moribond, s'il n'est déjà mort, de même le théâtre qui ne recueille pas la pulsation sociale, la pulsation historique, le drame de son peuple, et la couleur authentique de son paysage et de son esprit. Ce théâtre n'a pas le droit de s'appeler théâtre, mais salle de divertissement local, tout juste bon pour cette horrible chose qui s'appelle tuer le temps » (Federico Garcia Lorca, Causeries sur le théâtre). Les directeurs actuels sont loin du théâtre civique de Jean Vilar. Qu’on se souvienne de la réplique de Jean-Louis Barrault, le 22 mai 1968, à Charles de Gaulle qui lui demande de couper l’électricité dans l’Odéon occupé : « Serviteur, oui ! Valet, non ! ». « Seuls les hommes libres ont réciproquement, les uns pour les autres, la plus haute reconnaissance » (Baruch Spinoza, Ethique, 1675, traduction française, éditions Garnier Flammarion, 1965). C’est l’administration qui doit rendre des comptes aux artistes, et non les artistes, qui n’ont d’autre responsabilité que leur création. L’autorité politique n’a aucune légitimité pour légiférer en matière esthétique artistique. Il n’y a pas de service public sans liberté de création, d’expression, d’action. Les fonctionnaires de la culture ne comprennent pas que les agoras permanentes impulsées par les occupations sont du théâtre total, un théâtre qui brise les séparations entre acteurs et spectateurs, un théâtre qui transcende les rigidités psychologiques induites par les conventions bourgeoises.

Le massacre de Gazaouis

Nulle présence policière visible sur la place de l’Odéon en ce samedi. Quelques soldats de Vigipirate font la parade. La caméra des renseignements généraux, plantée dans un appartement vide, parfaitement visible de l’extérieur, filme jour et nuit les militants et les badauds. Une, deux, trois jeunes femmes sans masques, apparaissent, les épaules recouvertes des couleurs palestiniennes. Les forces de répression sont toutes mobilisées pour mater la manifestation dénonçant le massacre des gazaouis. Le recours contre l’arrêté préfectoral d’interdiction est rejeté par le tribunal administratif. Les occupants de l’Odéon appellent à la manifestation : « Une nouvelle fois, le peuple palestinien subit une agression meurtrière depuis la procédure d’annexion du quartier Sheikh Jarrah de Jérusalem. Encore une fois, le peuple palestinien résiste et se soulève contre l’oppression colonialiste et raciste. Nous, occupants en lutte de l’Odéon, soutenons sans réserve cette révolte légitime contre un apartheid qui n’a que trop duré, et joignons notre colère à celle des Palestiniens ». A Barbès, les manifestants scandent « Liberté Palestine », « Nous sommes tous des palestiniens », « Enfant de Gaza, enfant de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine ». Banderole de tête : « Palestine urgence, contre le mur et l’occupation, pour le respect du droit international, engagement immédiat de l’Europe ». La police applique les consignes : « dispersion systématique et immédiate ». Des organisateurs de la protestation sont nassés et interpelés rue Custine. Les charges continuelles empêchent tout cortège régulier. La manifestation, qui devait rejoindre la Bastille à l’origine, remonte vers la Porte de Clignancourt. Tirs de flashballs. Dans le métro, tous les passagers sont invités à descendre avant la gare de l’Est. Boulevard Rochechouart, déboulent, sous nos yeux, à tombeau ouvert, plusieurs centaines de fourgonnettes, de voltigeurs sur grosses cylindrées. Le Boulevard Ornano est étouffé sous gaz lacrymogènes. Les camions anti-émeute nettoient toute trace humaine. Plusieurs milliers d’uniformes contre quelques centaines de manifestants. Des jeunes, des femmes, des hommes désarmés, exfiltrés par les gardes mobiles, immobilisés, matraqués, enlevés, embarqués. Des banderoles arrachées, déchirées, piétinées. Trois cent soixante-sept verbalisations. Quarante-cinq personnes en garde à vue pour soupçons de « participation à un groupement formé en vue de violences », « participation à un attroupement après sommation », « violences sur les forces de l’ordre ». Trois jours avant, Bertrand Heilbronn, président de l’Association France Palestine Solidarité est arrêté sous prétexte d’avoir appelé à manifester avant d’être libéré quelques heures plus tard. Il est appréhendé par trois policiers à sa sortie du ministère des Affaires étrangères où il était en réunion avec un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, une sénatrice, deux députées, un représentant de l’Union Juive Française pour la Paix. Au commissariat de septième arrondissement, il est menotté sur un banc comme un vulgaire criminel. L’ennemi, le drapeau palestinien.

Mustapha Saha 

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