‘’Covid m’a tuer’’…Les sombres jours des salles obscures

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Megarama Fès

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Par Nizar Lafraoui (MAP)

Fès - Un grincement lourd accompagne l’entrebâillement de la porte. Un soupçon de lumière réussit à s’infiltrer dans le vaste espace de la salle de projection. Elle éclaire des sièges tristement vides. L’humidité s’est installée sur des murs suintant une obscurité silencieuse, sinistre. L’imagination arrive tout de même à se défaire du climat régnant, fait appel à des voix et des images qui ravivent les sens et invitent au rêve. Le temps où les salles de cinéma étaient de service semble bien lointain !

L’expression ‘’Covid m’a tuer !’’, décrit-elle réellement le présent des salles obscures ? La pandémie n’est, en fait, que le tueur idéalement désigné pour porter le poids d’un péché qu’il a aggravé, sans en être l’auteur. Avant que ne soit déclenché le compteur des tragédies en mars 2020, les salles obscures étaient déjà un corps frêle, à l’immunité faiblissante. La fermeture préventive n’était que le coup qui a précipité le cours des événements.

Megarama Fès, un jour avant la pandémie. Le complexe, qui a supplanté en 2011 le fameux cinéma Empire, trône sur le principal boulevard de la ville nouvelle. L’affiche de la soirée était attendue par les cinéphiles du monde entier. Mais ‘’Joker’’ du grand Joaquin Phoenix a à peine attiré une poignée de jeunes. Même les tentatives désespérées du personnel d’accueil de retarder l’ouverture des portes n’y ont rien changé. Les recettes du kiosque de Popcorn suffiront-elles à convaincre le propriétaire de poursuivre l’aventure ?

Faire référence à Fès pour rendre compte d’une hémorragie n’est pas fortuit. La Cité Idrisside n’est pas moins que le berceau du cinéma au Maroc. Le premier ‘’choc’’ des Marocains avec l’invention des images animées avait eu lieu à Fès. Il remontait à 1897 dans l’enceinte du palais de Moulay Abdelaziz, sous la supervision d’un certain Gabriel Veyre, qui était l’assistant des frères Lumière, les inventeurs du cinématographe. Moins de deux décennies plus tard, en 1912, la première salle de cinéma au royaume va voir le jour, au quartier Nouaariyine, en plein centre de la médina, tout près de la mosquée Al Qaraouiyine, selon le documentaire ‘’les héritiers de Lumière’’ de l’historien Bouchta Al Machrouh.

Il faut dire que bien que la fermeture de Megarama est provisoire, en l’attente de jours moins sombres, les salles de la ville ont presque toutes disparu, offrant aux cinéphiles un décor de désolation, les renvoyant à la nostalgie des traditions de spectacle collectives, de célébrations visuelles que se partageaient toutes les couches de la société et les tranches d’âge.

Heureusement que tout n’est pas à l’image de l’écran noir. Dans la ville ‘’sœur’’ de Meknès, une initiative courageuse a fédéré récemment les efforts d’acteurs locaux, soucieux de la culture dans la cité ismaélienne, pour empêcher la mise en vente judiciaire du cinéma ‘’Atlas’’, qui a une place particulière chez des générations de grands noms de l’art et des médias au niveau national. Grâce à une pétition, lancée notamment par le dramaturge et metteur en scène, Bousselham Daif, les enchères ont été reportées par le tribunal de commerce de Meknès, faute de postulants.

Une petite victoire, certes, mais qui ne saurait cacher la situation tragique du secteur de l’exploitation cinématographique au Maroc. De plus de 300 dans tout le royaume, les salles de cinéma se sont réduites comme peau de chagrin. Elles ne dépassent guère aujourd’hui la trentaine, concentrée dans les principaux pôles urbains. Un constat amer qui en dit long sur l’histoire de mutations à la fois locales et universelles, sociologiques et économiques.

Les connaisseurs - responsables et intervenants- semblent convaincus que le système de soutien du septième art souffre d’un dysfonctionnement patent sur le plan de la production. Sans pour autant sous-estimer l’importance de la politique volontariste du soutien de la production, qui a fait du Maroc un leader sur le continent africain, avec tout le rayonnement du film marocain qui s’en est suivi et l’éclosion de talents dans les métiers du septième art, il convient de souligner que la symphonie restera incomplète en l’absence d’espaces de promotion de la récolte créative nationale.

Les quelques succès saisonniers de certaines œuvres dans les salles marocaines font l’exception. Il s’agit souvent de comédies légères qui pourchassent encore davantage le film dit ‘’sérieux’’, à tel point que la majorité des longs métrages primés au festival national du cinéma se transforment en invités indésirables dans les salles obscures. Les récompenses nationales et internationales et les bonnes notes des critiques ne semblent plus peser dans la balance.

La bouffée d’oxygène apporté par le projet de mise à niveau et de numérisation des salles de cinéma n’a pas résolu la problématique majeure de la désertion par le public des salles de cinéma et l’extinction des habitudes de spectacle collectives, que l’attrait des plateformes de consommation à la demande est venu aggraver.

D’aucuns redoutent que les propriétaires de salles de cinéma, qui ont résisté des années durant, seraient enclins à garder les portes fermées après la pandémie. En l’absence d’une véritable demande, le souci de la viabilité économique finit toujours par ressurgir aux devants de la scène. Une question ardue qui requiert évidemment une révolution éducative et culturelle remettant le cinéma au cœur de la société et renouant avec les expressions esthétiques dans les espaces d’éducation et d’enseignement.

Une évidence si l’on se met à l’esprit que les cinéphiles d’aujourd’hui, dont les fabricants de films, ont été éduqués par les clubs de cinéma dans les années 1970 et 1980. Envers et contre tout ce que l’on met sur le dos de la pandémie, une lueur d’espoir a émergé récemment. Une initiative a été lancée par la fédération nationale des clubs cinématographiques, en partenariat avec l’académie régionale d’éducation et de formation de Fès-Meknès, en vue d’encourager les clubs de cinéma au sein des établissements scolaires dans la région, dans la perspective de la généraliser sur une large échelle.

Un chantier capital dans la continuité d’une espèce de cinéphilies, en voie d’extinction. Au festival national du film de Tanger, qui met à l’honneur la production cinématographique nationale, l’œil ne trompe pas le profil de ce cinéphile appelons-le X, biberonné à l’amour du septième art et au goût de sa langue et signes. Souvent l’allure pressée pour s’assurer d’un fauteuil qui lui garantit l’angle de vue idéal pour disséquer les moindres détails de l’œuvre, il est toujours présent lors des séances de débats, buvant la parole des fabricants du cinéma, s’émerveillant devant une expression, une anecdote ou une explication.

Comme beaucoup d’autres il refuse de capituler. La passion qui l’anime l’accompagne depuis l’enfance. Rien ne pourrait altérer chez lui un amour raisonné. Ni le temps ni le changement des habitudes de spectacle, ni même l’abondance des offres de spectacle personnalisées, synonymes d’isolement et d’individualisme. Le spectateur avisé et fidèle qu’il est ressent le besoin de nourrir son imaginaire, de provoquer des questionnements, d’aiguiser des réflexions. Une espèce qu’il faudra probablement réfléchir à cloner ! Et tant qu’il en restera un, il n’est pas interdit d’espérer.