C’est en Africain heureux que Abdejlil Lahjomri a fait l’éloge de Wole Soyinka, Nobel nigérian de littérature

5437685854_d630fceaff_b-

Wole Soyinka recevant des mains de Abdejlil Lahjomri le Trophée de l’Académie du Royaume du Maroc,

1
Partager :

L’Académie du Royaume du Maroc a vécu mardi dernier un jour pas les autres en recevant dans son enceinte l’écrivain nigérian, Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986. L’occasion ? La Table ronde organisée avec le concours de Pan African Writers Association sous le thème "L’Afrique célèbre Wole Soyinka au Maroc", en hommage à cet immense littérateur africain aux facettes littéraires multiple. En présence de nombreuses personnalités du monde culturel, universitaire, économique et diplomatique, Abdejlil Lahjomri a tenu à dire que c’est en Africain heureux qu’il recevait dans cette belle institution placée sous la protection du Roi Mohammed VI pour souhaiter à Wole Soyinka « la bienvenue dans la Capitale du Royaume du Maroc et une heureuse fête à l’occasion du 90ème anniversaire de (sa) naissance ». Et c’est en Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume qu’il est revenu sur la contribution prolifique à la littérature africaine et mondiale de l’écrivain nigérian. L’immensité de l’auteur de Chroniques du pays des hommes les plus heureux du monde (2021), qui est plusieurs choses à la fois et déploie plusieurs talents en même temps, ne laissait à Abdejlil Lahjomri que l’embarras du choix sur les aspects du personnage honoré. Et le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume ne va pas s’en priver, il en fait l’aveu, déroulant dans un éloge ciselé toutes les qualités et raisons qui l’autorisait ce jour-là à affirmer que c’est l’Afrique reconnaissante qui recevait Wole Soyinka.    

« L’Afrique, reconnaissante à l’enfant d’Abeokuta, a répondu, à travers vos présences, à notre invitation, en concertation étroite avec PAWA, l’Association panafricaine des écrivains, et sous la houlette de son dynamique Secrétaire général, Docteur Wale Okediran, pour honorer l’un des esprits les plus rayonnants et incisifs de notre temps. 

Cher Soyinka, au mois de mai dernier, ici même, en proposant à la réflexion générale une approche classificatoire des littérateurs africains et afrodescendants, l’Académie du Royaume du Maroc a ouvert la conversation sur le Panthéon africain et diasporique des figures de référence en littérature. Apulée, Saint-Augustin, Léon l’Africain, Ibn Batuta, Ibrahim Njoya, Kateb Yacine, Hampâté Bâ, Mariama Bâ, Nadine Gordimer, Naguib Mahfouz, Abdulrazak Gurnah, Mohamed Choukri, Yambo Ouologuem etc., sont des figures de proue. 

Dans le prolongement de nos échanges et discussions sur la taxinomie, entendue comme un répertoire de nos illustres écrivains et écrivaines, c’est en effet le cœur en joie que nous vous accueillons en votre qualité d’idole sacrée de nos littératures africaines ! Réunie autour de vous, en cet instant et en ce lieu, notre assemblée est le regroupement des gens les plus heureux du monde !

Recevez, Cher Soyinka, dès l’entame de cette rencontre historique, notre commune gratitude pour vos apports essentiels à l’Afrique éternelle. 

Assidu à la liberté de parole et jamais loin du polémiste

En préparant ce moment, et en me replongeant dans votre œuvre et votre parcours, je vous dois une confidence. Je me suis demandé quelles facettes, parmi les multiples qui vous caractérisent, celles que j’allais mettre en avant : 

Le poète ? Vous êtes attaché à ce genre littéraire et vous dites, je cite : « La poésie est la chose qui révèle les émotions d’un être humain. »

Le dramaturge ? Vous avez conçu le théâtre comme un art en circulation et une manifestation dynamique de ce que l’on désapprouve et de ce que l’on voit.

 Le romancier ? Inquiet, dans Chroniques des gens les plus heureux du monde, vous fustigez les trafics d’organes et l’inhumanité de l’humanité.

L’essayiste ? De l’Afrique, vous soulignez l’autonomie de décision et la réflexion prospective loin des dogmatismes.

Le satiriste ? Toujours Sur ce dernier aspect, on vous a longtemps présenté comme l’opposant à la négritude par votre propos sur la tigritude vue comme l’appel à l’action directe contre le régime des incantations. Or, les poètes ne se combattent pas, ils se complètent. Senghor, membre de notre Académie, même s’il fit remarquer, en réponse à votre métaphore animalière « L’homme n’est pas une bête, car l’homme pense », préfaça avec bonheur en 1982 la traduction française de votre recueil de poèmes Idanre.

Que dire de l’autobiographe ? Votre vie, consacrée à l’option décoloniale, a insisté sur la réfutation de toute domination.

L’antiraciste ? Cela va sans dire, vous avez livré et livrerez toujours un combat contre cette calamité qu’est le racisme.

Le pourfendeur de l’Apartheid ? Vous avez dénoncé son incongruité et ses crimes.

Le railleur ? Disons plutôt l’observateur amusé qui brocarde ou taquine par exemple les gens qui adorent les titres au Nigéria. Vous avez même dit, à propos de votre dernier roman « Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde », qu’oublier de donner un titre à quelqu’un, au Nigéria, pouvait créer des fâcheries définitives. Aussi, pour ne pas offusquer un frère d’âme, ou plutôt l’un de vos génuflecteurs, j’ai choisi de mettre en avant, en parlant de vous, le Professeur Soyinka ! Un homme d’exception issu d’un pays fabuleux.

Transmetteur et maitre de l’analepse 

Cher collègue, cher académicien, vous avez collecté de nombreuses et méritoires distinctions à travers le monde. Vous êtes néanmoins resté d’un contact facile, car toujours prêt à faire circuler la parole et la connaissance. Vous êtes en effet celui qui, de Aké à Ifé, d’Ibadan aux États-Unis en passant par le Royaume-Uni, a enregistré des sagesses anciennes, collecté de nouvelles, et écrit pour transmettre le savoir et changer le monde. Nous vous renouvelons ici notre reconnaissance, car sans enseignement, il n’y a pas de transmission, et sans transmission, les générations sont condamnées à la nudité la plus cruelle : celle de l’esprit, et à la ruine des héritages sans lesquels s’effondre le monde, comme l’a très justement consigné le regretté Chinua Achebe, votre inoubliable compatriote. Avec lui, vous avez participé à de nombreux combats et rencontres littéraires, notamment à l’importante conférence de l’université de Makerere, en Ouganda, en 1962. En évoquant ce moment, c’est aussi l’occasion de saluer l’extraordinaire richesse et pugnacité de votre pays, le Nigéria, dans le domaine culturel en général et littéraire en particulier. Qu’il me soit permis de citer ici quelques plumes d’excellence de votre grand et beau pays: Daniel Olorunfemi Fagunwa (1903-1963), Ken Saro-Wiwa (1941-1995), Amos Tutuola (1920-1997), Ben Okri (Booker Prize 1991), Chimamanda Ngozi Adichie, Bernardine Evaristo (Booker Prize 2019)… des hommes et des femmes à célébrer.

C’est un privilège, cher Wole Soyinka, de nous retrouver autour du navigateur permanent que vous êtes entre le continent et les mondes de l’exil que vous avez parcourus pour un investissement sans répit et à propos duquel nous vous redisons notre immense admiration. 

Nous ne sommes pas les seuls, car l'Académie suédoise, en vous décernant le prix Nobel de littérature en décembre 1986, honora enfin, à travers vous, l’Afrique. Elle salua, je cite, un « écrivain qui met en scène, dans une vaste perspective culturelle enrichie de résonances poétiques, une représentation dramatique de l'existence ». Le drame, votre pays l’a connu de 1967 à 1970 avec la guerre du Biafra et vous-même aviez été privé de liberté pendant 22 mois avant d’échapper au pire : à la condamnation à mort par contumace, puis aux épreuves de la maladie. Plus que Bukola, la fille du libraire, personnage naviguant sans cesse entre la vie et la mort et que vous avez sculpté dans Aké, les années d’enfance, publié en 1981, vous êtes un homme de plusieurs rives, un pied dans l’Histoire, un autre dans le présent et les bras tendus vers l’avenir. Dans votre discours de réception, justement intitulé « Que son passé parle à son présent », hommage à Nelson Mandela alors emprisonné à Robben Island, vous avez, cher Wole Soyinka, apostrophé les « diffamateurs de l’Histoire » ; demandant aux colonialistes de retirer de la circulation le monstre qu’ils avaient créé et qui broyait d’autres civilisations. Vous avez, ce faisant, hissé la défense des cultures africaines au rang de priorité non négociable et pour laquelle vous avez exprimé, à Stockholm, une autre exigence, celle, je cite, « des réparations du monde qui reprend enfin ses esprits ». Vous exigiez de couper un cordon ombilical nocif afin que l’Afrique renaisse grâce à la puissance inentamée de son génie. 

Votre force est également le refus d’être enfermé dans une unique temporalité. Elle se lit à travers l’un de vos exercices stylistiques favoris, celui-ci qui fait de vous un Maître de l’analepse. Le retour en arrière, le flash-back, utilisé comme une ligne narratrice privilégiée, sert à éclairer le passé des personnages et à camper leur psychologie. Dans Aké, les années d’enfance, l’autobiographe que vous êtes raconté son entrée à l’école avant l’âge de trois ans. Tout simplement parce que vous avez appris à lire en observant votre père instituteur et, surtout, vous étiez pressé de rejoindre Tinu, votre sœur aînée, à l’école maternelle. 

lire aussi