Elizabeth Ewombè Moundo : ''J’espère qu’un jour plus ou moins lointain, mes ouvrages seront des témoignages de ce qui fût'' - Par Pierre Fandio

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Ce n’est pas seulement la Globetrotter que nous avons rencontrée, mais aussi la poétesse au vers chatouillant et à la prose délicate qui a bien voulu échanger avec nous sur une sa riche biobibliographie

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Elisabeth Ewombè Moundo est, comme diraient les journalistes, une bonne « cliente ». En effet, non seulement à chaque fois il reste toujours un aspect insoupçonné de la vie de la lauréate du « Prix Ivoire de la Littérature Africaine d’Expression Francophone 2011 » à explorer et donc à dévoiler, mais aussi et surtout, parce que la Mamy Mokona (du nom d’un village au nord de Buea) parle des sujets importants avec une pertinence inégalable, sans jamais verser dans le jargon qui caractérise certaines « plumes ». En vers ou en prose, dans le roman, la poésie ou la nouvelle ou dans des essais, son verbe étincelant fait d’humour et parfois d’humeur, se décline en une quinzaine de textes de création en tous genres et une douzaine d’essais de haut vol. Pourtant, pas grand-chose ne semblait prédestiner cette spécialiste en Psychologie clinique et expérimentale à l’écriture…

Née à Douala au Cameroun, la Citoyenne d'honneur de la ville de Ntarama au Rwanda entre à l’UNESCO comme Conseillère au tout début des années 1990. Elle y gravit tous les échelons professionnels pour terminer Directrice Afrique de l’organisation en 2011, après avoir été représentante résidente et/ou missionnaire de l’Agence spécialisée de l’ONU dans une vingtaine de pays. La Keita (Fille aînée du Mandingue en Guinée) a ainsi parcouru l’Afrique et notre monde en furie, avec la science et la culture en bandoulière, tentant et bien souvent réussissant à panser et reconstruire les corps et les esprits de ses semblables, comme la prédispose sa formation de Psychothérapeute. Parallèlement, le Chevalier de l’Ordre national de l’Éducation Côte d’Ivoire (2004) aura participé à concevoir et à mettre en place des politiques culturelles intégrées dans des pays en crise ou non : le Libéria, le Tchad, la Guinée Conakry, le Mali, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigéria, le Togo, etc. Sa carrière ressemble ainsi à un puzzle dont les pièces, joliment exécutées par un artiste de talent, s’emboitent harmonieusement les unes aux autres, pour restituer à la perfection l’objet initial et expliquer une œuvre abondante et variée.

Ce n’est pas seulement cette Globetrotter que nous avons rencontrée, mais aussi la poétesse au vers chatouillant et à la prose délicate qui a bien voulu échanger avec nous sur une biobibliographie qui dispose encore « des ovules de la recherche et de l’imaginaire qui ne demandent qu’à être fécondées », à 70 ans passés. Un régal!

Pierre Fandio : Ma chère Elisabeth, je vous remercie de m’accorder, une fois de plus, le privilège d’échanger avec vous, sur un sujet qui intéresse nos trajectoires respectives : la culture africaine et plus précisément sa littérature. J’aimerais commencer cet entretien par une double question qui est carrément devenue un lieu commun de ce genre de rencontre : pour qui et pourquoi /pourquoi écrivez-vous ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Merci beaucoup, Pierre, pour cet échange. C’est beaucoup d’honneur que vous me faites là. Pourquoi j’écris? Je pourrais dire que c’est d’abord pour mon plaisir. C’est aussi un défi car, je n’aurais jamais imaginé être capable d’écrire un livre. Peut-être aussi, j’écris pour survivre et exister.

Pour qui j’écris? C’est une question aussi embarrassante que difficile. Adolescente, j’avais lu un roman, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison. C’était mon premier contact avec la littérature afro-américaine. C’était une approche certainement différente de La Case de l’oncle Tom, roman de Harriet Beecher Stowe. Mais j’avais eu un serrement au cœur. L’Amérique que je voyais au cinéma ne pouvait pas distiller tant de misères physiques et morales!

Évidemment, il y a un public, pour ce qui concerne la chanson. Pour un écrivain, il y un lectorat. Si vous êtes un lecteur d’Arlequins, il est peu probable que vous soyez aussi un lecteur de Pierre Fandio ou de Amadou Hampâté Bâ. Je crois que le lectorat se dégage de lui-même ou au fil du temps.

Quand j’étais à l’étranger, j’écrivais essentiellement des nouvelles et je me plaisais beaucoup dans ce genre. Depuis que je suis rentrée au Cameroun, j’écris plutôt des romans, même si j’ai l’intention de revenir à la nouvelle. Je me pose en observateur de ma société. Dans les deux cas, je ne me suis jamais préoccupée de savoir combien de personnes lisaient mes ouvrages. Vous mettez un enfant au monde, vous ne vous préoccupez pas de savoir combien de gens vont l’aimer.

Pierre Fandio :  Il est vrai que l’histoire de la littérature africaine nous apprend que nombre de vos devanciers avaient ou ont des profils qui ne les « prédisposaient pas nécessairement » à l’écriture. Je pense ici à Birago Diop médecin vétérinaire, Williams Sassine mathématicien, Ahmadou Kourouma assureur, Thierno Monénembo physicien, etc. Plus proche de nous, l’écrivain algérien Nabil Farès, ci-devant professeur de littérature comparée à l’Université Stendhal (Grenoble 3) - qui, soit dit en passant, fut mon directeur de thèse- était psychanalyste! Marcel Njanké Kemadjou est commerçant au marché Mboppi de Douala! Comment la spécialiste en psychologie clinique et expérimentale qui a, entre autres, servi à l’hôpital Sainte-Anne de Paris, et plus précisément au pavillon psychiatrie, en est-elle arrivée à devenir écrivain ou écrivaine (je reviens sur le genre plus bas)?

Elizabeth Ewombè Moundo : Il est vrai qu’on pense, a priori, que la psychologie renvoie aux lettres. J’étais plutôt dans les mathématiques. Nombre d’écrivains, dont ceux que vous venez de citer, le sont devenus par accident. J’ai eu l’occasion et l’honneur de rencontrer certains d’entre-deux. Aucun ne m’a dit que, dès l’enfance, il rêvait de devenir écrivain. Ce que je crois, c’est qu’un jour, on écrit un premier ouvrage et ces moments de tête-à-tête avec soi-même deviennent une nécessité. Dans mon cas, ce fut un « accident ». J’avais proposé à mes enfants pour noël, que chacun écrive un texte et on se les échangerait comme cadeau de noël. Mon fils avait écrit deux pages sur la disparition d’une grappe de letchis dans la cuisine. Ma fille avait proposé une bande dessinée, Roméo et Juliette sur la lune. Ils avaient respectivement, sept et huit ans. Moi, j’ai écrit Little Toe et Pebble : l’histoire de la rencontre d’un orteil et d’un caillou dans une chaussure. C’était une histoire sur la tolérance. Par la suite, j’avais intégré un groupe de voisins et amis écrivains, photographes et sculpteurs de différents horizons. L’un d’eux, Juan José Saer, écrivain argentin, a proposé que chacun de nous, écrive un poème, soit mystique, soit érotique. Panique! Je n’étais pas écrivain et certainement pas poète. Les plus beaux poèmes mystiques que j’avais lus, étaient de Sainte-Thérèse d’Avila, destinés à Jésus. Quant aux poèmes érotiques, la petite villageoise de Douala que j’étais, n’en connaissait pas et trouvait même cela impudique. Mais j’ai relevé le défi et j’ai écrit Metusa. À mon grand étonnement, le poème leur a beaucoup plu, particulièrement, Hubert Haddad et Mohror. Ils m’ont incitée à écrire. Hubert Haddad m’a fait l’honneur et l’amitié de préfacer mon premier recueil de nouvelles. C’est ainsi que j’ai écrit mon premier recueil de nouvelles, l’Emmurement. Lors d’un séjour au Canada, j’ai écrit Le Destin ordinaire d’un homme ordinaire, une pièce de théâtre. À mon retour en France, j’avais ainsi attrapé le virus. Depuis lors, je n’ai pas arrêté d’écrire.

Je suis persuadée que dans tous mes ouvrages, il y a inconsciemment, la psychologue clinicienne ou l’anthropologue qui apparait en filigrane. Dans les nouvelles qui composent L’Emmurement, j’étais en plein dans le monde de la psychiatrie. Je pense que cela a influencé mes histoires. Dans mon premier roman, Analua, l’histoire se passe au Cap-Vert. L’anthropologue a pris le dessus sur la psychologue. C’est vous dire, cher Pierre, qu’au bout du compte, aucune écriture n’est neutre. Le conscient et l’inconscient s’entremêlent et c’est finalement au lecteur à qui appartient le décryptage. Quand on écrit, c’est tout une trajectoire entre ce que l’on vit et l’imaginaire qui va, d’une certaine manière, traduire l’inconscient. Ce jeu du conscient et de l’inconscient fait surgir une mémoire intime.

Pierre Fandio :  Quels ont été vos modèles ou à tout le moins, quels sont les écrivains d’ici ou d’ailleurs qui vous ont influencée ou inspirée?

Elizabeth Ewombè Moundo: Grande colle! Pour me faciliter la tâche, je vais aller par continent. Je lisais beaucoup. En Afrique, Amadou Hampâté Bâ avec L’Étrange destin de Wangrin qui pour moi, devrait avoir sa place dans toutes les bibliothèques du monde, Chinua Achebe, Paul Dakeyo,Sony Labou Tansi, André Brink, Tahar Ben Jelloun. Ce dernier, soit dit en passant, est sociologue de formation. Alexandre Biyidi Awala dit Mongo Beti qui a tenu à marquer ses racines en prenant le pseudonyme de Mongo Beti – Fils Beti, peut se permettre d’évoquer les blessures de l’enfant Beti. Cela dit, un monument comme Mongo Beti se trouve installé dans le village de l’oubli! En Amérique du nord, William Faulkner, Tony Morrison, Paul Auster. En Amérique Latine, Juan Rulfo, Pablo Neruda, Gabriel Garcia Marquez, Jorge Amado, Jorge Luis Borges. En Asie, particulièrement au Japon, Jun'ichirō Tanizaki. Pour l’Europe, Nathalie Sarraute, Michel Butor, etc. J’ai eu longtemps pour livre de chevet Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Mais j’ai aussi aimé Herman Hesse, Luis Cernuda, poètes espagnols du 16e siècle, Federico Garcia Lorca, Antonio Matchado. En Océanie (Nouvelle Zélande), j’étais et demeure une fan de Katherine Mansfield. Mon Dieu! Pierre, je serai incapable de refaire toute une bibliothèque de ce que j’ai lu. Mais j’étais une grande lectrice, jusqu’à ce que je perde la vue.

Pierre Fandio :  J’ai remarqué quelque part que, du point de vue de son écriture, il existait deux Mongo Beti : celui d’avant et celui d’après 1994, année où « le mal aimé des instances légitimantes francophones » s’est installé, à nouveau, sur la terre de ses ancêtres. En effet, écrits dans un « français multiplié par le nombre de souffles humains qu’habitent plus ou moins une langue locale ainsi que les différents pidgins des lieux qui l’expriment » comme dirait Marcel Kemadjou Njanke, des romans comme L’Histoire du fou (1994) et les deux premiers volumes d’une trilogie restée inachevée, Trop de soleil tue l’amour (1999) et Branle-bas en noir et blanc (2000), sont très nettement distincts de tous les autres ouvrages écrits en exil. Je suis tenté de faire la même observation sur votre production. Vous avez avancé tout à l’heure que pendant votre séjour à l’étranger la nouvelle avait votre préférence! Certes, je ne puis dire que le Cameroun ou plutôt l’histoire de la patrie de Félix Moumié soit absente de vos textes. En effet, pour qui est versé dans la culture camerounaise, par exemple, il n’est ainsi pas très difficile de lire, en filigrane, dans La Nuit du monde à l’envers, des moments de la grande « fête des hommes de l’eau » de la côte camerounaise, le Ngondo. Mais avec la trilogie ouverte par Le Grand semblant (2018) et qui semblait pouvoir se clore (j’y reviens ici même) avec Le Match des adieux (2021), après Rédemption (2020), même si vos textes continuent d’être désignés comme des romans par les éditeurs respectifs, vous semblez, globalement, y avoir abandonné le roman au profit de la chronique. Je pense ainsi à des personnages du Match des adieux qui sont tellement « réels » qu’on pourrait les identifier dans la rue, aux événements réels à peine masqués dans Rédemption ou Le Grand semblant, etc. Si ma remarque est juste, pourquoi ce changement net de paradigme scriptural depuis votre installation au pays? Question associée : comment le contexte immédiat impacte-t-il votre création et surtout votre écriture?

Elizabeth Ewombè Moundo : Je n’ai jamais connu l’exil. Les grands écrivains camerounais de l’exil, pour moi, sont des écrivains de la nostalgie. Mongo Beti, tout particulièrement. Plus que des mots, ce sont des larmes. Si j’ai vécu près de 50 ans loin de mon pays, la nostalgie ne m’a jamais quittée. Partout où j’ai été dans le monde, j’étais avec la « petite villageoise de Douala ». J’ai essayé ici et là, de retrouver, à travers les autres si loin de moi, les saveurs, les odeurs, les sons, qui les rendaient plus proches de moi.

Vos lectures influencent votre écriture. Mais aussi, chaque livre, chaque rencontre de toutes ces cultures, deviennent autant de fenêtres ouvertes sur le monde qui m’ont beaucoup enrichie. Je suis intimement persuadée que vous découvrez votre identité à travers celles des autres, plus précisément, en quoi ces dernières se distinguent de la vôtre. Il y a forcément une composante émotionnelle. Tout cela influe, que vous le vouliez ou non, sur votre écriture. Vous serez plus sensible à telle ou à telle autre écriture, à telle ou telle autre culture. Vous emmagasinez toutes ces émotions et leurs différents modes d’expression.  Il en est de même, je suppose, pour la musique. On se découvre être citoyen du monde. Et surtout, vous réalisez que si le biologique est universel, tout le reste est culturel. C’est pour dire, en d’autres termes, que toutes ces lectures influencent consciemment ou inconsciemment, votre écriture.

Je me suis beaucoup amusée en écrivant La Nuit du monde à l’envers. J’étais triste avec Rédemption. La situation des enseignants dans mon pays est incroyablement injuste. Un instituteur est celui à qui vous confiez un enfant qui ne sait ni lire, ni écrire, ni compter. Ce que l’enfant apprend de l’instituteur, l’accompagnera toute sa vie. Il n’y aurait jamais eu d’Einstein, de Pierre et Marie Curie et certainement pas tous ces écrivains dont nous venons de parler. Même ceux qui les sanctionnent aujourd’hui auraient été dans l’incapacité de le faire s’il n’y avait pas eu d’enseignants. Ce que nous sommes aujourd’hui, vous et moi, Pierre, c’est parce qu’un jour, nous sommes passés entre les mains d’un instituteur. Ces hommes et femmes dévoués méritent, au moins, notre reconnaissance. Ils méritent de meilleures conditions de vie et de travail. Vous savez peut-être ou pas, que Pierre Perret, chanteur français, a écrit une chanson très touchante, qui rend hommage aux enseignants.

Quant au Match des Adieux, vous conviendrez avec moi que les Camerounais ont érigé le football en dieu. Je me suis donné là, un grand moment de plaisir; en caricaturant les personnages et les situations. Je me suis amusée à utiliser ce « sport roi », sachant que je n’y comprends rien et que le football ne m’intéresse absolument pas. J’ai plutôt le sentiment de retrouver ce que disait déjà Juvénal en son temps: « Pour gouverner, il faut donner au peuple du « pain et des jeux ». Pendant la Coupe d’Afrique des Nations, tout est suspendu. Honorer le football, au point de mettre les écoles en veilleuse, afin que tout monde puisse participer à la Messe. Même au Brésil, premier pays mondial du football, on ne va pas jusqu’à ces extrémités.

Quand vous lisez Chinua Achebe avec Le Monde s’effondre, Amadou Hampâté Bâ avec L’Étrange destin de Wangrin ou Amkoullel, l’enfant peul, Amadou Kourouma avec Monnè, outrages et défis, il devient difficile de ne pas voir en filigrane, l’engagement et l’affirmation identitaire de ces auteurs pour l’Afrique.

Pierre Fandio :  Parlant de la trilogie évoquée à l’instant, elle me semble justement, plus que vos autres textes, participer d’une écriture de l’urgence, d’une écriture de témoignage d’une histoire (tragique) qui bégaie un passé qui, lui-même, semble ne pas vouloir passer. Les narrateurs respectifs semblent ainsi, tous, vouloir à tout prix, à la manière d’un photoreporter de guerre en action, fixer au plus vite, pour la postérité, des images de l’insoutenable destruction des vies et des biens, avant que le temps manifestement pressant ne les engloutisse, lui et l’horreur filmée. En outre, parce que j’ai le privilège d’être dans des secrets de dieux, je puis révéler ici que la trilogie annoncée est sur le point de connaître un … quatrième volume : Les Oubliés du royaume. La « suite de l’histoire » se déroule encore et toujours au « royaume » de Parfait Leurre, la fantomatique « roi fainéant » de l’infernal Sinueux … Cette urgence a-t-elle quelque chose à voir avec la réalité de l’Afrique que vous avez retrouvée comme citoyenne, après votre retour au bercail ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Le Sinueux, pays imaginaire, est devenu mon espace d’expression. Là aussi, j’ai voulu caricaturer un pays qui ne connaît pas de ligne droite, qui utilise des circonvolutions pour répondre à une question simple. C’est aussi le seul pays où la négation est usitée pour confirmer une affirmation. : « Tu m’as demandé si je connaissais Pierre Fandio, je t’ai répondu nooonnn ». « Comment vas-tu? Tu es docteur? Tu vas me soigner »?

La trilogie à laquelle vous faites allusion est composée du Grand Semblant, Rédemption et du Match des adieux. Les Oubliés du royaume, pour moi, n’est pas intégré dans la trilogie. J’ai essayé de pointer le doigt sur un paradoxe que je ne m’explique toujours pas dans mon pays. Mon pays souffre d’un mal incroyable qui s’appelle « excès de richesses ». Lorsque je vivais à l’étranger et qu’on me posait la question : « Qu’est-ce vous avez dans votre pays? » Ma réponse fusait d’elle-même : « Demandez-moi ce qu’il n’y a pas dans ce pays, ça ira plus vite ». Mais paradoxalement, une large majorité de la population vit dans un dénuement, une pauvreté, voire une misère physique et morale indescriptibles. Un nombre toujours croissant d’hommes et de femmes, au quotidien, appréhende toujours le lendemain : pour ceux-ci, chaque journée passée est une victoire! Tout à côté, il y a ceux qui vivent avec une ostentation scandaleuse et étalent leurs richesses d’origine pas toujours traçable, avec une arrogance déconcertante. J’espère qu’un jour plus ou moins lointain, mes ouvrages seront des témoignages de ce qui fût. Le Match des adieux, dans ce contexte,clôturait la trilogie.

Pierre Fandio :  Pourtant Les Oubliés du royaume se passe encore et toujours dans le même bien nommé Sinueux, avec les mêmes prédateurs et les mêmes proies… Pour le lecteur sans doute peu averti que je suis, tout indique un débordement voire un épanchement de la trilogie vers autre chose. Dans tous les cas, ces derniers textes se caractérisent aussi, un peu plus que les précédents, par un humour grinçant, féroce et souvent délicieusement cruel. Quelle fonction votre plume assigne-t-elle à cette modalité d’écriture?   

Elizabeth Ewombè Moundo : La réponse est contenue dans votre question. L’ironie, le sarcasme et même l’absurde, ne font-ils pas partie de la rhétorique? Pourquoi devrais-je me priver de ces outils?

Pierre Fandio :  Je ne vous avais donc pas bien comprise quand je postulais dans un papier publié dans quid.ma (2023), que dans Les Match des adieux « Le narrateur ne joue pas seulement avec les nerfs du lecteur par des suspenses « à couper au couteau » : il se joue de lui-même autant qu’il joue avec les mots et les registres. Le comique des mots et de situations le discutent souvent au comique de gestes pour rendre l’inacceptable rapporté digestible ou plutôt soluble, par le rire ou le sourire ».

Elizabeth Ewombè Moundo : Belle ironie, mon cher professeur!Vous avez parfaitement compris. Pour rester dans le cadre de la littérature, vous avez sûrement lu Le Pleurer-rire de Henri Lopes …

Pierre Fandio : Le lecteur attentif peut remarquer le soin que vous apportez à la présentation de vos personnages, dans toutes vos créations. La « simple » onomastique de ces créatures peut ainsi faire l’objet de plusieurs thèses. Mais, il me semble aussi que dans quasiment tous vos textes, les « fonctions » des personnages, la plupart du temps, ne semblent pas ou alors sont rarement sexuées ou sexualisées. Combien êtes-vous ou pas sensible au « féminisme » qui semble imprégner la plupart des productions d’écrivaines africaines de votre génération?

Elizabeth Ewombè Moundo :L’onomastiquefait partie du jeu. J’aime jouer avec les mots et leur musicalité, faire ma petite pointe ludique. À vous de penser ce que vous voulez de Parfait Leurre. Ceci me ramène à votre question de départ, « Pour qui j’écris? », de tout à l’heure. Il me parait évident maintenant que j’écris aussipour ceux qui ont la capacité de décrypter mon onomastique. Quant à mon rapport au féminisme, chacun gère sa vie avec ses propres égratignures. Le fait que j’estime qu’à travail égal, salaire égal, ne relève pas pour moi, d’un choix de genre. Je pense être bien ancrée dans ma culture, dans laquelle l’homme et la femme sont des complémentarités de forces, et non une course effrénée vers cette dichotomie qui est sans aucun doute valable pour l’Occident, mais quelque peu déplacée en Afrique. Dans ce contexte de complémentarité de forces, il n’y a pas le dilemme de l’exploitation de l’autre. Toute femme a besoin d’un homme. Tout homme a besoin d’une femme. C’est la nature qui le veut ainsi. Vous trouverez cette réalité dans toutes les nations, chez les animaux, les végétaux, etc. J’observe, je n’adhère pas nécessairement.

Pierre Fandio :  Dans la foulée de la question précédente, j’aimerais, si vous le permettez, adjoindre une double question subsidiaire. Doit-on dire de vous que vous êtes « écrivain » ou « écrivaine » ? En outre, vous définissez-vous comme écrivain(e) francophone ? écrivain(e) africaine ? écrivain(e) camerounaise ? Ou toute autre étiquette ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Il me semble que dans l’approche stylistique, il y a la dimension esthétique du mot. Vous dites un enfant au masculin. Vous dites aussi une enfant au féminin. Et non pas une « enfante ». Donc écrivain, me convient. Par ailleurs, j’ai déjà du mal à me définir comme écrivain. Si tel est le cas, je suis écrivain camerounaise. Je revendique absolument cette identité. Le fait que j’écrive en français n’est qu’une commodité. Puisque malheureusement, je n’ai pas une langue nationale qui me permettrait d’écrire sans limiter mon auditoire.

Pierre Fandio :  Votre bibliographie, en ce qui concerne les œuvres de création proprement dite, si mon arithmétique est bonne, compte une dizaine de textes relevant aussi bien de la littérature pour enfant, que de la nouvelle, du théâtre ou du roman. Il en ressort aussi que vous avez été publiée davantage sur le continent qu’en Europe; ce qui, on peut le comprendre aisément, traduit parfaitement la conscience de l’urgence du rapatriement du discours sur l’Afrique. Mais ce qui frappe aussi, c’est le fait que, bien souvent, vous ayez fait des « infidélités » à vos éditeurs, même africains. En fait, vous semblez en changer plutôt très régulièrement. Comment expliquer cette instabilité ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Je suis, en effet, à 14 ouvrages dont deux recueils de poésies. Je ne vois pas d’instabilité dans ce cheminement, encore moins d’infidélité. Des personnes telles que mon grand-frère, le Professeur Djibril Tamsir Niane, pour qui j’ai eu un immense respect, autant que mon jeune frère Aliou Sow, des éditions Gandal en Guinée, sont les premiers « coupables ». Ils m’ont convaincue d’éditer les textes que, jusque-là, je gardais pour moi. Paul Dakeyo qui est un vieil ami et mon plus que frère, après avoir découvert mes écrits, m’a proposé de les éditer. Une collègue et amie à l’UNESCO, qui assurait une direction chez l’Harmattan, m’a suggéré d’édicter Analua que j’avais écrit entre le Cap-Vert et la Guinée.

Quand je suis rentrée au Cameroun, j’ai collaboré avec deux maisons d’édition camerounaise, en l’occurrence, AfriAvenir et Proximité. Il a toujours été clair pour moi : je voulais être éditée par des Africains. Je pense qu’il en sera ainsi jusqu’au jour où je ne pourrai plus écrire; étant entendu que j’écris d’abord pour mon continent. Que voulez-vous qu’un éditeur chinois, russe ou européen, comprenne au Match des adieux? Que voulez-vous qu’ils comprennent à l’onomastique que j’utilise? Nous faisons l’effort de lire les autres et de comprendre les thèmes ou les problématiques qui sont les leurs. Il serait juste qu’ils comprennent à leur tour, ce que nous avons à dire de nous-mêmes et que nous puissions apprécier le savoir-faire de nos compatriotes... Peut-être serait-il temps de mettre en doute nos compétences et penser que c’est forcément l’autre qui maîtrise ce savoir-faire?

Pierre Fandio :  Évidemment non! Et justement, faisant référence à ma propre expérience-forcément modeste-, je puis présumer que, par cette « mobilité », vous pouviez être et sans doute seriez-vous toujours et encore, à la recherche d’un mieux-être pour vos « enfants » que sont vos livres : notamment la possibilité pour lesdits livres d’atteindre leur lectorat « naturel ». Si tel est votre cas, êtes-vous satisfaite, à la fin ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Je ne saurais être satisfaite en aucun cas. J’ai toujours bataillé pour le livre et la lecture. Nos enfants, si vous me permettez le terme, seront des laissés-pour-compte de la lecture et de l’éducation! Je viens de m’appesantir sur le sort des enseignants. Mais le système éducatif, lui-même, a subi une dégringolade qui, je pense pour ma part, il faudra bien une à deux générations pour retrouver un niveau acceptable. Il faudra déjà revenir sur la formation des formateurs, revoir tout notre matériel didactique, ainsi que le contenu des curricula. Il n’est sans doute pas mauvais de connaître toutes les batailles et les humiliations de Napoléon, la chute de l’empire russe ou la révolution chinoise. Mais nos enfants ont aussi le droit et même le devoir de connaître l’histoire de Chaka, de Zinga ou de l’empire Manding.

Parlant justement de ce dernier, « La Charte du Mandé » régissait (déjà!) les relations entre les différentes entités du nouvel empire. Le souverain législateur eut à cœur de rétablir la pax mandingua, en accordant à chaque composante de l’empire, à chaque ethnie, à chaque homme, à chaque femme, les droits et privilèges qui seraient les leurs. Nos enfants apprendraient surtout comment en étudiant certaines parties de ce texte, on est surpris de voir la considération qui était alors accordée à la femme, par exemple. L’un des articles stipule, à juste titre, que « Les femmes doivent être associées à tous nos conseils ». On peut en déduire qu’aucune décision ne pouvait être prise sans l’avis des femmes représentées dans les conseils royaux et locaux. Il est alors possible de se remémorer que la femme avait déjà au « Moyen-âge africain », droit à la parole quand, en Occident, par exemple, elle faisait partie des « biens et meubles » qui pouvaient ainsi servir de monnaie d’échange. Nos enfants apprendraient ainsi que la « Charte du Mandé » est le plus vieux texte concernant les droits de l’homme. Je remarque, entre parenthèses, que plus haut, vous avez parlé de « féminisme » : suivez donc mon regard!

Pour revenir à votre question, j’ajouterais que tout ceci permettrait surtout à nos enfants de comprendre ce qui se passe chez nous. Ils comprendraient mieux encore comment et dans quelles conditions se sont construits les États dans lesquels nous vivons tous aujourd’hui.

Nos enfants ne lisent pas. Il n’y a rien, dans notre environnement, pour stimuler la lecture. Vous comprendrez que j’ai accueilli avec grand enthousiasme, la création de la plate-forme Espace Littéraire. Elle nous offre la possibilité d’avoir accès à nos écrivains et à leurs ouvrages. Celle-ci nous permettra aussi, je l’espère, de célébrer nos grands écrivains. L’un des problèmes auquel nous faisons face à propos du livre, est d’abord son coût. En France, par exemple, où le Smic est actuellement de 1400 Euros, soit environ 900.000 FCFA, vous avez une politique du livre qui veut que vous puissiez acheter des livres de poche ou les maxi livres. Bref, quand ils affichent le prix d’un livre à 15 Euros, voire 10 ou 5 Euros, il est accessible. Par ailleurs, il y a des bibliothèques partout : dans les universités, les lycées et collèges, les écoles, les entreprises, les mairies, les quartiers, etc. Même dans les villages les plus reculés, vous trouverez des bibliothèques ambulantes. C’est très loin d’être le cas chez nous où l’accès au livre reste un grand luxe. On traduit 15 Euros en 10.000 FCFA pour un Smic le plus haut de 60.000 FCFA et le plus bas de moins de 40.000 FCFA. Le prix est un des grands obstacles à la politique du livre et de la lecture, si tant est qu’il y en existe une. Tant d’obstacles sur la route de l’accès au livre!

En ce sens, j’ai personnellement demandé à tous mes éditeurs, que mes livres ne soient pas vendus au-delà de 5 000 FCFA. Ce qui n’a malheureusement jamais été respecté par nombre de mes éditeurs ... Et je le déplore! Nos éditeurs sont plus des commerçants -pas toujours bien inspirés d’ailleurs- que des promoteurs du livre et de la lecture et donc de la culture. Ne nous voilons pas la face. Ceci n’expliquant pas toujours cela : c’est à peine si même les adultes lisent, y compris les journaux. Pour ne rien arranger, même les journaux sont inaccessibles à toutes les bourses… La télévision et les téléphones ne sont d’aucune aide dans ce domaine. En outre, si des hommes font l’effort de lire les journaux, les titres et les sous-titres, très peu de femmes comparativement le font… Un désastre que nous ne pouvons que déplorer.

Pierre Fandio : Au bout du compte, quel regard portez-vous sur l’industrie du livre en Afrique aujourd’hui?

Elizabeth Ewombè Moundo : Le Maghreb, dans ce domaine, est bien plus avancé que l’Afrique au sud du Sahara hors Afrique du Sud. Les pays du Maghreb organisent beaucoup d’événements autour du livre, contrairement aux pays francophones.

Pendant un séjour au Pérou, j’ai été frappée par la politique du livre mise en place pour le rendre accessible à toutes les couches de la population. J’ai essayé, en vain, de suggérer à certaines autorités en charge de l’éducation ici, une idée semblable. Il serait ainsi possible de rééditer des livres produits avec un papier de moindre qualité, mais parfaitement lisible. Cela n’arrangeait très probablement pas les « marchands de la culture » car il y aurait un peu moins d’argent à grappiller sans beaucoup d’effort! Au final, il n’y a aucune émulation. Ne vous y méprenez pas : il y a depuis peu, une prolifération de maisons d’édition ici et là! Mais, la qualité est le moindre des soucis des prétendus éditeurs! Non! Je ne peux, en aucun cas, leur faire l’honneur de les considérer comme des éditeurs. Ils sont, pour moi, des simples commerçants...

Pour finir sur ce point, en dehors du Salon International du Livre de Yaoundé (SILY) qui est très restrictif, je n’ai encore jamais assisté sur les antennes de radio ou les plateaux de télévision, à un débat conséquent sur un ouvrage de fiction ou de réflexion.

Pierre Fandio :  Je m’en voudrais de ne pas poser la présente question à l’ancienne fonctionnaire internationale, une personne qui a eu de très responsabilités importantes dans la conception et la mise en œuvre de la politique culturelle. Avec le recul qui peut être le vôtre aujourd’hui et vu l’état comateux dans lequel se trouve l’industrie culturelle et notamment celle du livre, d’un certain nombre de pays d’Afrique aujourd’hui, pensez-vous que l’UNESCO et les autres institutions multilatérales en charge de la politique culturelle dans le monde, aient joué franchement leur partition ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Je pourrais vous dire que ces institutions, particulièrement l’UNESCO que j’ai eu l’honneur et le privilège de servir, sont très engagées dans le domaine de la culture et de l’éducation, sachant qu’il existe entre culture et éducation, une relation consubstantielle. Mais vous ne pouvez pas demander au voisin de tout faire pour vous. Il y a un moment où vous devez le faire. Alors, ces institutions sont là pour accompagner nos efforts et non se substituer à nous. Vous ne pouvez pas demander aux autres de valoriser ce que vous ne valorisez pas vous-mêmes. Le Nigeria, l’Afrique du Sud ou le Burkina-Faso parmi d’autres, vendent à travers le monde, leur culture. C’est partant de leurs propres initiatives, que cela a pu se faire.

Pierre Fandio : Quel regard portez-vous sur la culture camerounaise, vous qui en êtes une actrice non négligeable ?

Elizabeth Ewombè Moundo : J’ai toujours trouvé regrettable que, pour un pays culturellement si riche, il n’y ait rien pour valoriser nos cultures qu’à la limite, je dirais sans trop m’avancer, nous méprisons. On nous a appris à avoir de nous-mêmes et de nos valeurs culturelles, une piètre opinion. Vous êtes cultivés si vous avez lu Dante, Molière ou Sartre. Combien de Camerounais lisent vraiment, au-delà des morceaux choisis qu’on leur donne à l’école ou à l’université dans le cadre stricte de leurs études? De nos cultures, ce que nous en retenons ou plutôt ce que l’on a, finalement, voulu que nous en retenions, ce sont les aspects superficiels. Vous pouvez observer par vous-même que nos enfants ne parlent pas nos langues. On leur parle en français ou en anglais. Or, la langue est un élément fondamental de la culture.

Pierre Fandio :  En tant qu’experte sur un certain nombre d’aspects de la culture et qui a fait ses preuves sous d’autres cieux, que pensez-vous que le Cameroun, pays « en voie de développement », a tiré, tire ou peut (encore) tirer de votre expérience, sans doute maintenant plus que par le passé où vous êtes disponible, en permanence, depuis bientôt une décennie ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Qu’est-ce qu’un pays en voie de développement? Dans tout développement, il y a une dynamique. J’ai plutôt pour ma part, le sentiment que nous stagnons. Je pencherais plutôt à une régression; si l’on considère que nous sommes moins développés aujourd’hui, qu’il y a soixante ans. Cela dit, je ne vois pas en quoi, le fait d’être en voie de développement, exclut une considération pour la culture qui est, précisément, un moteur essentiel du développement. Je pourrais vous donner l’exemple du Japon qui, au sortir de la guerre, a étudié les transistors. Les chercheurs japonais dans ce domaine ont trouvé le moyen d’adapter les appareils à leur environnement. Ils les ont miniaturisés et le monde entier en a été bénéficiaire. Il y a quelques décennies, René Dumont a déclaré que L’Afrique noire est mal partie. Il me semble que le train du développement, nous l’avons raté. Nous ne sommes même pas arrivés à la gare d’où part ce train. Vous me direz qu’avec l’état de nos routes et /ou de nos rails … Et à l’heure où, l’Afrique de l’Est ou Australe, développe les tramways ou les métros, nous en sommes encore à faire des trajets en bus ou en train, avec des risques d’accident que nous vivons tous les jours. Nous en sommes toujours, à passer sept à huit heures dans des bus qui n’offrent une sécurité relative, pour couvrir les moins de 300 kilomètres qui relient la capitale économique à la capitale politique.

Plus sérieusement, de vous à moi, Pierre : le développement dont on parle, pour moi, pose problème. Est-ce qu’il s’agit d’un développement tel que les autres le pensent pour nous ou d’une perspective par nous-mêmes et pour nous-mêmes? Nous pourrions, dans ce même sillage, évoquer un autre concept qu’est la démocratie. Pour l’implémenter, encore faudrait-il savoir de quoi il s’agit. Mais passons… Revenons au développement. Posons-nous la question à propos de l’Asie, les exemples de la Chine, du Japon, de la Malaisie, de Singapour, etc. Tous ces pays ont puisé dans leurs propres cultures, dans leurs propres racines, pour se développer. La colonisation a tout fait pour nous couper de nos racines et faire de nous, des pseudo Français, Anglais, Allemands, Portugais, Espagnols. Et nous, nous avons fait bien trop peu pour ne pas le demeurer!

Tout particulièrement dans les zones francophones, le résultat est que nous sommes des hybrides. Nous ne sommes plus ce que nous étions, nous ne serons jamais ce qu’ils auraient voulu faire de nous. Voyez-vous, en Afrique anglophone, ils sont généralement fiers de leurs cultures. Ils portent, avec orgueil, leurs costumes traditionnels. Nous, on s’étrangle avec les cravates et on se débat avec les costumes en alpaga, qu’il faut porter sous 35 degrés de chaleur. Il me semble que Franz Fanon a bien mis le doigt sur cette hybridité dans Peau noire, masques blancs. Je vous renvoie, plus proche de nous, à l’humoriste de regrettée mémoire, Essindi Minja, au sujet d’un camarade sanglé dans un costume, à qui il dit : « Tu es chaud, tu n’as pas chaud »? Actuellement, prenons l’exemple d’un produit comme le beurre de karité qui fait la fortune des Occidentaux et est méprisé sur nos marchés. Mais si vous mettez sur l’étiquette: Paris, Londres, New-York et multipliez son prix par cent, votre produit connaîtra du succès et se vendra comme des petits pains.

Ne trouvez-vous pas ironique que des pays du Sud-Ouest Asiatique qu’on avait baptisé « les dragons d’Asie » et que nous avons aidé hier, soixante ans après, aient atteint un niveau de développement tel qu’aujourd’hui, ils sont des modèles. Alors que nous en sommes à connaître et à vivre une déchéance telle que la pauvreté et la misère soient notre expérience de développement. Tous les pays développés du monde ont pris leur ancrage dans leur propre culture pour émerger. J’ai le sentiment personnellement, que nous sommes des copistes qui empruntent aux autres ce qu’ils ont de pire et nous l’exploitons mal. Tout l’embryon industriel qui était mis en place, il y’a soixante ans, aujourd’hui n’est qu’une peau de chagrin. Nous sommes totalement dépendants de l’extérieur, même pour nous nourrir. Je reviens sur l’ironie d’un pays riche et fertile, qui reste incapable de nourrir ses populations. Face à un tel désastre politique, économique et culturel, j’ai envie d’emprunter à Alan Paton le titre de son ouvrage Pleure, ô pays bien-aimé . 

PierreFandio : Le développement de l’Afrique vous tient manifestement à cœur. En faisant ma psychanalyse du dimanche avec une psychologue clinicienne, je dirais que j’en veux pour preuve le fait que ce vocable apparaisse au moins six fois dans votre réponse précédente. Je retiens surtout de votre acception du concept que ce dernier a nécessairement partie liée aavec la culture qui est votre cheval de bataille. L’enquête liminaire que j’ai conduite en préparation à cet entretien montre que vous avez été quasi systématiquement immergée et donc très souvent intégrée dans les communautés où vous avez servi en tant que fonctionnaire internationale : Guinée, Mali, Tchad, Rwanda, Ghana, etc. J’en profite donc pour faire une incursion dans un aspect de votre biographie dont vous parlez peu et qui, pour moi, peut-être une autre clé pour la compréhension de votre œuvre. Ma double question peut d’ailleurs se résumer en une seule. Comment la « petite villageoise de Douala » pour emprunter votre fin mot, en est-elle arrivée à devenir une « Kéita », c’est-à-dire « la fille ainée du Mandé », en Guinée? Comment la native des rives du Wouri en est-elle devenue une « Mamy Mokona », dans une communauté au nord-est de la ville de Buea?

Elizabeth Ewombè Moundo : Mon très cher Pierre, il y a longtemps et je l’ai souvent déclaré, que je suis copropriétaire de mon continent. Par conséquent, si je veux bénéficier du continent, je dois le nourrir. Mon apport, fut-il maigre, ajouter à d’autres apports, pourrait faire avancer un peu les choses. Dans tous les pays où j’ai servi, j’ai eu à cœur de m’intéresser aux aspects culturels et éducatifs. Dans la mesure du possible, j’ai lié éducation et culture. Bien entendu, je devais suivre le programme de l’UNESCO. J’ai toujours essayé de l’ajuster en fonction de l’environnement dans lequel je me trouvais.

Au Rwanda où je suis arrivée juste après le génocide, j’ai rejoint l’ASOFERWA (Association des Femmes Rwandaises) qui œuvrait pour la réconciliation. Dans un village (Ntarama) où ces femmes étaient très actives, nous avons développé un projet, autour de la chèvre. C’était très amusant de mobiliser toutes les missions diplomatiques en place à Kigali, en leur demandant de livrer des chèvres dans ces villages. L’idée était de traire les chèvres et d’utiliser le lait pour faire des fromages; ce serait une source de revenue. Pour les peaux, j’ai fait venir un volontaire du Tchad, pour leur apprendre à tanner. En bref, il fallait créer des activités génératrices de revenue.

Oui, en Guinée, j’ai été élevée au rang de première Fille du Mandé. On m’a rebaptisée Keïta. J’ai été à l’origine de la proclamation du Sosso Bala (Balafon sacré). J’ai pu faire produire les ouvrages scolaires à des prix extrêmement réduits. Je me suis rendue dans des zones de guerre et faire venir des équipements scolaires pour ces zones en détresse. J’ai soutenu des éditions locales. J’ai surtout développé deux projets majeurs pour l’insertion des jeunes et un projet de production de pâte à papier à partir des déchets végétaux, qui pourraient permettre de produire du papier aussi bien pour les ouvrages scolaires que pour les journaux. Je n’étais ni une étrangère, ni seulement une fonctionnaire internationale. J’étais avec les Guinéens dans leur quotidien. J’avais développé avec les autorités guinéennes, un ensemble de projets qu’ils ont appréciés. J’ai fait de même au Niger, au Benin, etc. Je suis très fière de ce que j’ai pu faire. Cette reconnaissance culturelle, reste à mes yeux, une distinction bien plus importante que le fait rarissime d’être élevée par les autorités guinéennes au grade de Commandeur de l’ordre national du mérite.

Au Niger, j’ai développé un projet sur l’insertion des jeunes; avec entre autres, la création d’une banque pour les jeunes. L’objectif était de permettre aux jeunes entrepreneurs de développer les activités génératrices de revenus, parallèlement à une réorganisation de la formation professionnelle des jeunes dans le cadre de ce que l’UNESCO prônait dans le cadre du programme : Éducation, formation pour l’emploi.

A mon retour au pays, les projets que j’avais développé ailleurs, j’avais naïvement pensé que mon pays pouvait en bénéficier. Mais nul n’est prophète dans son pays. J’ai appris à ma grande surprise, que les Camerounais qui avaient intégré les institutions internationales, étaient considérés comme des opposants. Je me suis installée dans le Sud-Ouest où j’ai développé une série de projets communautaires dont un hôpital ayurvédique. Un séjour en Inde m’avait permis de constater que nous avions pratiquement la même végétation. Cette médecine très répandue en Inde, qui se basait essentiellement sur la nature, m’avait convaincue. J’ai par conséquent, fait venir une équipe d’experts en Ayurvéda pour réaliser un projet semblable dans mon pays. Pour les plus sympathiques, j’étais bizarre. Pour les plus camerounais, c’était : « Elle croit que quoi? Elle veut faire plus qui? Elle veut nous montrer quoi? » Je me suis retirée de tout cela, pour me consacrer exclusivement à l’écriture. Mais, je ne perds toutefois pas espoir que les choses peuvent changer, surtout avec le changement intervenu à la tête du village ces temps derniers…

Pierre Fandio : Quels conseils donneriez-vous à un jeune auteur qui voudrait s’installer en Afrique ou au Cameroun ?

Elizabeth Ewombè Moundo : Laissez-moi vous raconter une petite anecdote. Je devais avoir 6 – 7 ans et une tante accouche à l’hôpital Laquintinie à Douala, une maman quelconque arrive et me pose la question suivante : « As-tu écris à ton oncle tel? » Je lui réponds : « Je ne sais pas écrire. » Elle me regarde droit dans les yeux et me dit d’un ton ferme : « Même si tu ne sais pas écrire, écris! »

Pierre Fandio :  Voilà qui est dit! Celui qui vous suit un peu depuis votre retour définitif au pays, ne peut ne pas avoir remarqué votre implication active dans la vie culturelle locale, en plus de la publication de nouveaux ouvrages…

Elizabeth Ewombè Moundo : Ignorer ma culture revient à ignorer mon identité. Ce n’est pas par hasard si j’ai commis un ouvrage sur La Mort, le deuil et les conduites funéraires chez les Sawa. Cet ouvrage m’a obligée à retrouver mes racines culturelles et à redécouvrir l’immense richesse dont nous ignorons les méandres. J’ai besoin de me nourrir de cette culture et de la nourrir. Je regrette profondément que le Cameroun qui est un rassemblement de peuples, oblitère la richesse et la diversité. Il n’y a pas de culture camerounaise (au singulier)! Mais, il y a des cultures camerounaises. Malheureusement rien, dans notre environnement, ne nous aide à découvrir, apprécier et valoriser toutes ces richesses.

Qu’est-ce que les jeunes et même les moins jeunes savent du signifié du La’kam ou du Ngondo ou encore du Nguon. Combien de Camerounais connaissent l’écriture inventée par le Roi Njoya? Nous pouvons célébrer la naissance des écritures, qu’elles soient nées en Mésopotamie ou plus tôt encore, avec les Sumériens. Mais ne serait-il pas juste et opportun de célébrer l’écriture née sur les rives du Noun, tout à côté?

J’ai été honorée de quelques invitations aux universités de Buea, Douala, Dschang et Maroua, et aux Écrans noirs, festival de cinéma bien connu. Mon propos, à chaque fois, n’était aucunement de donner des leçons. Mais certainement plus une invitation à une réflexion commune. Là aussi, je peux déplorer le fait d’être emmurée dans une camisole culturelle, voire, religieuse. Avant l’arrivée des « Blancs », nous, les Négro Africains, avions déjà, l’idée de Dieu, d’une morale et d’une éthique qui géraient la vie communautaire. Jésus et Mohamed sont arrivés, tel Zoro, pour nous « sauver » de notre prétendue cécité. Nous avons tellement épousé leurs paroles que même nos ancêtres se sont tus. La parole prépondérante devient exogène. L’actualité récente signale un grand bouleversement dans cette parole « d’évangile ». Contre les déclarations du pape sur l’homosexualité, les Africains se sont inscrits en faux! Je crois que c’est vers cette direction que nous devons nous orienter…

Pierre Fandio :  En dehors de Les Oubliés du royaume évoqué tout à l’heure, vous couvez sûrement d’autres projets…

Elizabeth Ewombè Moundo : Ce ne sont pas les projets qui me manquent. Je voudrais avoir vingt ans de moins. Et encore, je ne suis pas sûre que vingt ans suffiraient pour ce que j’ai encore dans la tête. J’ai, actuellement, un ouvrage de recherche et un recueil de nouvelles en chantier. En outre, je regrette beaucoup qu’on ne m’exploite pas plus. Parce que le peu que j’ai pu acquérir dans ma vie pourrait être partagé. Pour filer la métaphore de votre question, je dirai que j’ai des ovules de la recherche et de mon imaginaire qui ne demandent qu’à être fécondées.

Pierre Fandio :  Merci ma chère Elisabeth pour cette discussion à bâtons rompus qui, je l’espère, peut en édifier plus d’un. Merci encore.

Elizabeth Ewombè Moundo : Merci infiniment pour cet échange.

Œuvre littéraires

  1. Little Toe & Peeble - ed. Gandhal Conakry 2001 (Litterature enfantine)
  2. Le voyage Abyssal - ed.  Gandhal Conakry 2002 (Poésie)
  3. Metusa - Ganndal - Conakry 2002 (Poésie)
  4. Le destin ordinaire d'un homme ordinaire. ed. Gandhal Conakry 2003 (Theâtre)
  5. L'emmurement Paris A3 - 2003 (Nouvelles)
  6. Analua Paris l'Hamattan  2006 (Roman)
  7. Le Ventre du clair-obscur (Nouvelle) - ed  du Cygne 2007
  8. La Nuit du Monde à l’Envers - ed. Panafrika Paris 2011 ( prix ivoire de la littérature Africaine d’expression Francophone 2011)
  9. Le Grand Semblant – ed. Panafrika Paris 2018
  10. Redemption, Proximité / Gandhal, Yaoundé/Conakry, 2020
  11. Le Match des Adieux ed. AfricAvenir, Douala, 2021
  12. Les Oubliés du royaume, AfricAvenir, Douala, Sous presse

Essais et autres publications

  1. La mort, le deuil et les conduits funéraires chez les Sawa du Cameroun (Thèse)
  2. Registre et fonction de la communication dans la relation mère-enfant en Afrique Noire CMSSM Ministère de la santé (1985).
  3. Le concept de famille en Afrique Noire – Paris présence africaine 1990
  4. La femme africaine et le développement Paris présence africaine 1990 (Symposium)
  5. La dialectique famille-éducation en Afrique Noire Paris UNESCO 1991
  6. Organisation de l’espace funéraire dans Doguicimi de Paul Hazoume 1982 (Colloque Benin Présence Africaine
  7. Quelle femme africaine pour quel développement ? actes de la conférence internationale sur la femme africaine et le développement (Bingiervielle – Cote d’Ivoire)
  8. La kallipedie ou l’art de faire de beaux enfants en Afrique Noire Paris l’harmattan 1991 (ouvrage collectif)
  9. Rhétorique de la mort et travail du deuil-  Université de Méride Venezuela  1997
  10. Histoire, mémoire, identité in Quand les Anciens parlent … éd. AfricAvenir Douala 2016
  11. L’ange déchu ouvrage collectif (Mr Mandela)

Quelques reconnaissances

  1. Commandeur de l’ordre national du mérite (Guinée)
  2. Chevalier de l’ordre national de l’Éducation (Côte d’Ivoire)
  3. La nuit du monde à l’envers - ed. Panafrika Paris 2011 ( Prix ivoire de la littérature Africaine d’expression Francophone 2011)

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