L'AILLEURS* DE NOS PEINTRES DE ABDEJLIL LAHJOMRI : AMINE DEMNATI, PEINTRE ET MARTYR

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« Vieux », Amine Demnati ne le deviendra pas. « Maitre », il le fut jeune, avant de mourir tragiquement en martyr un 11 Juillet 1971 à Skhirat.

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''C’est dans l’Essai de Jean-Paul Sartre sur Baudelaire que Abdejlil Lahjomri picore la définition idoine de L’Ailleurs de nos peintres. '' Pour Baudelaire dont le spleen réclame toujours un ‘'ailleurs'’, écrit l’existentialiste Sartre, la signification d’une chose est le symbole même de l’insatisfaction...et l’effort de Baudelaire est de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérite en s’identifiant au monde tout entier ''.

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Jean BOURET, évoquant Amine Demnati, écrivit un jour : « lorsque Demnati sera devenu vieux maître, comme chez nous Matisse ou Dufy… » « Vieux », Amine Demnati ne le deviendra pas.  « Maitre », il le fut jeune, avant de mourir tragiquement en martyr un 11 Juillet 1971 à Skhirat.  Comme le furent aussi, « jeunes et maîtres » avant de disparaître, Ahmed CHERKAOUI, Jilali GHARBAOUI, précurseurs de l’art pictural au Maroc, que l’inflation désordonnée actuelle, aux singulières réussites,, aurait non seulement surpris, mais surtout irrités par son brouhaha juvénile où sévissent le mercantilisme,  et depuis peu la falsification. 

Imaginerait-on aujourd’hui ce qu’il aurait fallu comme courage, détermination, et vigoureux élan ou comme folle insouciance à ces jeunes, aux lendemains de l’indépendance, pour qu’ils rompent avec les traditions de l’ornementation classique, fassent un choix que les interdits, condamnaient et s’imposent artistes peintres, envers et contre tous, dans une société où la représentation était affirme- t- on problématique ?

C’était l’époque de toutes les promesses, mais avant tout de toutes les audaces.  Epoque où Amine Demnati pouvait représenter une femme nue dans un hammam, à l’atmosphère bleutée, femme aux seins gonflés de désir, les yeux baissés sur des jambes généreuses, les deux bras caressant une chevelure parfumée aux herbes purificatrices.  Mais, époque aussi où un peintre dont on n’a pas retenu le nom (probablement un condisciple d’Amine DEMNATI), allait subir les foudres d’un ministre de la culture qui fit interdire le vernissage de son unique exposition, condamnant ainsi une vocation prometteuse à un silence définitif.  Amine Demnati, était de ceux, rares, qui refusaient le silence, et dans une insidieuse « querelle des images », affirmaient la prééminence de la liberté de créer, sur l’injonction de se taire.

Maurice Arama, qui ressuscite dans un récit palpitant, un Amine Demnati attachant et surprenant, et Gaston Diehl, bienveillant compagnon d’une jeunesse inventive, et aventureuse, ont assisté à ses débuts tumultueux.  L’orientalisme marocain d’un Majorelle, d’un Vincent Monteil, ou d’un André Pilot, ne pouvait la séduire et ne pouvait plus servir de modèle à ses ambitions novatrices animées d’un désir de rupture, poussées par des souffles pressants vers les écoles parisiennes qui leur semblaient espaces de liberté, de dépassement et de renouvellement.

Le renouveau, ce sera la forme et la couleur, surtout les couleurs.  Amine Demnati, qu’il s’écarte du figuratif, ou affronte l’abstraction, s’éloignera de la peinture naïve qui, un moment, paraissait aux critiques postcoloniaux, le seul débouché naturel pour les réalisations de ces jeunes talents.

Maître des « signes », il n’aura pas le temps d’en épuiser la poétique. Maître des techniques du graphisme, il en fera le socle de sa quête de la mosaïque des formes et des couleurs. Et si son geste inaugural sur la toile blanche fait surgir des énigmatiques petites formes lumineuses dans une flamboyance rouge, bleue, c’est parce que comme le dit si justement A. Serhane, d’un autre maitre de l’art pictural, Bouchta Hayani « la création est comme une promesse contre le désespoir, contre le non-sens de la vie… ».     

C’était l’époque de toutes les promesses, et Amine Demnati en fut une, porteuse de sens, victime de desseins aveugles   qui allaient fracasser toutes les espérances. Que nous disait cette promesse ?  Que c’est l’art pictural, comme l’écrit si justement un critique, qui fera « accéder d’emblée la culture (au Maroc) dans l’aire de la modernité ».  Cette entrée fulgurante dans la modernité inclura les expressions artistiques européennes les plus diverses dans un contexte culturel traditionnel et sera pour cela et à cause de cela une véritable révolution pour l’époque. Amine DEMNATI n’a pas eu le temps de théoriser son art, d’élaborer une réflexion sur le statut de l’artiste dans la société qui était la sienne. Mais aurait-il tenté cette réflexion ? Sa disparition précoce permet toutes les conjonctures, toutes les hypothèses.  Il accompagnera, dans sa courte vie les éclosions créatrices d’une décennie que la revue « Souffles » allait à ses débuts, encourager, mais ne procèdera à aucune réflexion sur son art. Il peignait et sa peinture suffisait et parlait pour lui.  Nous disait-elle, comme l’affirme la critique de l’époque, pour d’autres peintres que nous assistons avec l’apparition de «la peinture du chevalet » à « une rupture radicale avec l’héritage visuel arabo-berbère ».  Ou ne nous révèle-t-elle pas plutôt, comme Ahmed Cherkaoui, Jilali Gharbaoui le voulaient que leur peinture nous le révèle, que malgré la fin de l’anonymat, malgré l’irruption de l’artiste, éclipsant l’artisan, et malgré l’affirmation d’un « Je » étonné de lui-même, il y a sans aucun doute grâce à cette modernité dans la crise identitaire de l’époque, une continuité avec l’art de la mosaïque, du tapis, de l’enluminure, du tatouage, de la calligraphie ?   

La peinture d’A. Demnati disait tout cela à la fois.  Il ne semble pas qu’il se soit préoccupé de l’aniconisme, ou de la « querelle des images », sous-jacente à toute réflexion sur la représentation en terre d’Islam.  Il effectua à la fin de sa vie un pèlerinage aux lieux saints et peignait pendant qu’il priait (ce qui pouvait être perçu comme sacrilège). Il fut le premier, imité en cela par bien d’autres, à représenter les pèlerins. Il les a peints escaladant le mont Arafat dans un effort rédempteur, espérant atteindre, un minaret ? Un lieu sacré ?  Pour le repos de leur âme, de leur cœur.

Comme Ahmed Cherkaoui, Jilali Gharbaoui, Farid Belkahia, Bennani Moa, précurseurs, il ne négligea aucune veine : veine figurative, réaliste, veine surréaliste, veine géométrique, veine abstraite. 

Au lieu d’un apprentissage de techniques esthétiques nouvelles, ces peintres allaient à Paris ou dans d’autres capitales étrangères redécouvrir leurs racines esthétiques Dans la présentation de la participation marocaine à la Troisième Biennale de Paris en 1963, Fatmi El Fatemy affirmait que « l’art arabo-islamique devait nécessairement aboutir à l’art abstrait ».  Il affirmait surtout « l’abstraction, oui, mais abstraction signification ou art abstrait-signifiant ». 

Amine Demnati, avec Ahmed Cherkaoui, Jilali Gharbaoui, allaient s’apercevoir dans les institutions et les expositions internationales, qu’en rompant avec la représentation figurative de l’orientalisme colonial et post – colonial, ils ne faisaient que « redécouvrir » ce dont l’Europe commençait à s’apercevoir (Exposition universelle de Vienne en 1873 :  Wassily Kandinsky émerveillé devant l’art musulman lors de son voyage en terre d’Islam en 1905), que l’art « abstrait » leur était « naturel», et qu’ils retrouvaient par ce détour dans l’espace et dans le temps le signe, les signes qui sont le propre de leur civilisation. L’évolution de l’art pictural leur donnera raison. La dominante de cet art, dans sa contemporanéité, est l’abstraction.  Et l’aventure d’Amine Demnati, Ahmed Cherkaoui et Jilali Gherbaoui est une réponse à la question lancinante qui ne cesse de hanter les commentaires accompagnant l’émergence et l’apparition d’un nouvel artiste : « Mais pourquoi, l’abstraction, toujours l’abstraction ? »  Ces peintres - précurseurs n’imitent pas un art étranger à eux-mêmes, et ne « dissolvent pas leur moi dans une culture autre », mais retrouvent dans la culture de l’autre, les signes de leur propre identité. 

A. Melehi, leur compagnon d’aventure, le pressentait quand il disait « c’est une réalité à laquelle la plupart des marocains ne font pas attention du fait qu’ils ignorent le parcours visuel au Maroc. Ils oublient le fait que nous suivons la tradition européenne.  La peinture qui se fait au Maroc a ses racines en Europe », Et il ajoute comme pour atténuer sa conviction : « Mais elle peut avoir des aspects et des parfums marocains qui restent à déceler ». 

Il avait raison.  Les racines de cet art sont en Europe, mais ce que tous ces précurseurs avaient ressenti c’est qu’il y avait plus qu’un parfum marocain dans cet art.  Il y a que, si l’abstraction leur était familière, c’est qu’elle participait, de leur identité arabo-berbère, et islamique et c’est cette découverte qui fut « révolutionnaire ». 

Le critique peut constater aujourd’hui avec les peintures de l’école de Tétouan, comme celle de Saïd Qodaid , ce qu’il appelle « le repli esthétique des peintres marocains ».  Ce repli accompagnerait la naissance d’une classe moyenne avide de posséder de l’art comme, elle possède une demeure, ou une voiture.  Il évoquait surtout un nouvel attachement aux racines identitaires ; ce que Véronique Rieffel, appelle dans son « Islamania » un « orientalisme intériorisé ».  Ce repli survivra tant que l’ancrage de la culture dans la modernité n’est pas encore un ancrage irréversible, et continuera à s’arrimer à l’orientalisme classique comme le font encore les œuvres Meryem Meziane,  exhalant des parfums passéistes et nostalgiques. 

Amine DEMNATI a inauguré, mais il est impossible de ne pas lui adjoindre Ahmed CHERKAOUI et Jilali GHARBAOUI et de ne pas dire, ont inauguré par leurs fulgurances, le courant qui représente et représentera le mieux, cet ancrage dans la modernité.  Ce que Mohamed Metalsi a appelé « l’abstraction lyrique » et qui fait de l’œuvre à voir une pure « jouissance d’émotion » comme sont « de pures jouissances d’émotions » les arabesques, la mosaïque, le tatouage.

On a cru voir un dandysme impertinent chez Amine DEMNATI.  On a cru voir de la subversion chez cet esthète, et cela est peut-être vrai, chez celui qui se voulait aussi acteur, et se rêvait chanteur.

Mais son apprentissage de la peinture fut rigoureux, sa formation artistique exigeante, assujettie à une discipline dans l’acte et le geste créateurs, qui excluaient tout amateurisme.  Il fut l’homme de toutes les audaces artistiques, dans une maîtrise des techniques du graphisme, de l’agencement des formes, de la correspondance des couleurs, dans une « poétique de la matière » qui lui étaient propres. 

L’actualité d’Amine Demnati est dans la prescience qu’il avait eue en commun avec Ahmed Cherkaoui, Jilali Gharbaoui que l’abstraction, le signe, la couleur, « l’inter-signe » cher à A Khatibi, feront accéder l’art pictural visuel marocain, aux cimaises internationales, où sa présence sera appréciée, admirée.  Ils avaient raison de puiser dans l’art occidental ce qui appartenait à « l’enchantement paradisiaque » du tapis, de la mosaïque, de la lettre et du signe, enchantement que l’art moderne n’a pas hésité à emprunter à leur héritage pour en faire la matière primordiale de sa propre création.  Ils ont ouvert aussi aux générations qui leur succéderont un itinéraire esthétique libérateur par son authentique modernité.

En happant cette promesse esthétique, le jour sans couleur, (jour de désolation et qui fut un jour de deuil pour toute la nation qui vit tant de jeunes « maîtres » disparaître avec Amine DEMNATI), n’est pas parvenu à en éteindre la lumière.  L’effervescence actuelle est la survivance de cette lumière. Un chanteur avait chanté : « la lumière ne se fait que sur les tombes ».  Il y a encore sur la tombe d’Amine DEMNATI, une lumière qui continue à éclairer le périlleux chemin d’accès à la modernité que la révolution esthétique devrait ériger en un dogme et en une foi inébranlables. 

 

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