‘’La République de Salé’’ n’a jamais existé– Par Abdejlil Lahjomri

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Une ancienne carte où l’on distingue (à gauche du Bouregreg, sur la rive droite) Salé-le-Vieil (l’actuel Salé) et (à droite) Salé-le-Neuf (l’actuel médina de Rabat) où les historiens situent ce que l’on appelle communément la ‘’république de salé’’

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Combien sommes-nous à savoir que Salé n’est pas forcément Salé, et qu’elle peut être aussi et surtout Rabat ou plutôt sa Médina. Combien sommes-nous encore à Savoir que quand on en parle de ‘’ la République de Salé’’, ce n’est pas de Salé, la jumelle de Rabat sur la rive droite de Bouregreg, qu’il s’agit, mais de l’autre Salé, le-Neuf sur la rive gauche. Vous n’y comprenez rien ? Alors il faut lire le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume qui, dans ce texte fortement documenté, jette une lumière claire sur un sujet sensible. Mais ainsi va Abdejlil Lahjomri. Il n’est jamais aussi heureux que quand il bat en brèche les idées reçues et les fausses vérités établies. Non seulement il remet la ‘’République de Salé’’ à sa place, mais subtilement, graduellement au fil du texte, l’efface de la carte.  

L’expression ‘’République de Salé’’ est d’un usage courant aussi bien chez des historiens confirmés que chez tous ceux qui, fascinés par la vie dangereusement palpitante des corsaires, sont persuadés que dans ‘’Salé’’, ville qui fut de tout temps empreinte de guerre sainte, avait existé une république qui en réalité n’est qu’une vue de l’esprit illusoire et trompeuse. 

Peter Lamborn Wilson, piratologue passionné et passionnant, bien que subversif et anarchiste mystique, affirme, dans son riche et divertissant   opuscule intitulé ‘’Utopies pirates, corsaires maures et Renégados d’Europe‘‘, où il avoue sa fascination,au chapitre intitulé ‘‘la République maure  de Salé ‘’, que ‘’l‘on s’amusera de ce que Salé soit resté dans nos mémoires la ville corsaire par excellence, alors que cette appellation romanesque conviendrait mieux à l’ensemble Casbah - Rabat sur l’autre rive du fleuve’’. Il fallait donc écrire ‘’ la République de Salé le- Neuf ‘’, étant l’expression qui chez tous les historiens surtout occidentaux est l’appellation consacrée pour désigner Rabat.

Dans son enthousiasme, Peter Lamborn signale qu’il y aurait eu ’’ […] trois républiques sur les bords du Bou-Regreg, toutes engagées dans la guerre sainte […] et livrées à d’incessantes querelles les unes avec les autres ‘’. Il ajoutera qu’ ‘’en fait Mamora  [aussi] avait fonctionné  comme une République pirate sous le gouvernement inspiré du capitaine Henry de Mainwaring’’ , capitaine  anglais qui, pour lui a bien dirigé  ce port, qui pour d’autres n’a jamais existé. 

Inflation donc de républiques, entités qui n’ont jamais existé en tant que telles.

Et voici pourquoi :    

Selon Roger Coindreau, dans son livre, ‘’Les Corsaires de Salé’’ qui, dépouillé de sa coloration coloniale, reste une étude incontournable, la période d’activités des corsaires se déroulerait de 1610 à 1668, environ un demi-siècle. La période 1610 -1626 est une phase de mise en œuvre, troublée par l’émergence de Al Ayachi, adversaire des Saadiens et dominateur dans sa volonté de commander les corsaires Hornacheros et Andalous. La phase 1641-1668 a vu la zaouia Dilaia s’emparer d’un pouvoir qui sera bref. Il ne reste dès lors comme période d’apogée réelle où les exilés andalous auraient agi plus au moins librement et où leurs activités pourraient être qualifiées abusivement de ‘’républicaines’’ que la période de 1626- 1641, une quinzaine d’années tout au plus. Le Divan, (conseil, ou assemblée dirigeante d’élus) aurait géré un territoire jouissant d’une semi- indépendance vis à vis de l’autorité chérifienne. Période si brève et si tumultueuse qu'il est difficile d'attribuer un statut politique quelconque à une communauté agitée et rebelle.

Le plus fameux dirigeant de cette ‘’république’’ aurait été le capitaine Mourad Raiss, de son vrai nom Jan Jansz, hollandais qui eut plusieurs noms dont John Barber ou capitaine John ou Caïd Morato. Capturé, emmené d’abord à Alger, avant de rejoindre ‘’Salé-le-Neuf’’’, allant souvent d’un port à un autre, devenu volontairement musulman, marié à une musulmane, mais laissant en Hollande sa première épouse et ses enfants, il fut le premier amiral élu, selon l’historien Philippe Gosse. D’autres historiens réfutent toutefois cette information. Leurs sources ‘’ indiquent que Mourad fut [plutôt] nommé en 1624 gouverneur de Salé par le sultan marocain Moulay Zidane[de la dynastie saadienne].’’ Peter Lamborn a, lui, un avis différent. Il voit là une confusion qui ‘‘ vient peut-être du fait que le sultan souhaitant au moins préserver l’apparence de sa souveraineté, se serait contenté d’approuver le fait accompli de l’élection de Mourad’’.

Election ou nomination, l’imprécision est telle que rien n’autoriserait à donner crédit à l’une ou l’autre des hypothèses. Sans les éclaircissements qu’apporterait une documentation crédible et non romanesque, l’on ne peut affirmer qu’on avait affaire avec ce modèle de gouvernance à une république ou tout simplement à une communauté    indépendante d’une autorité centrale affaiblie.

Un fait accentue cette confusion entre élection et nomination. Des auteurs relatent que quand les aléas de ses péripéties ont contraint le capitaine Mourad (alias Jansz) à trouver refuge pour se ravitailler dans Veers, port de son pays d’origine, la Hollande, il invoquait l’autorité pour bénéficier de sa protection. Car, ‘’l’amiral était sujet de l’empereur du Maroc, lequel avait récemment signé un traité avec les Etats de Hollande ; il pouvait prétendre légalement aux avantages du port, mais l’accueil fut glacial’’. Un jour amiral élu, président le Divan de salé–le-Neuf, un autre jour sujet de l’empereur du Maroc, cette ambigüité dans l’usage de son statut civil, arme qui est pour lui fructueuse, intensifie la confusion concernant l’identité de la ville.

Il y eut par contre ‘’vide dynastique’’, selon l’expression heureuse de l’historien rigoureux Abdelahad Sebti qu’il emploie dans son article     ‘‘Les Fennich de Salé, corsaires et dignitaires du Makhzen ‘’. Il y eut surtout des guerres civiles, des conflits incessants entre groupes rivaux Hornacheros de la Casbah ou Andalous de Salé-le-Neuf,  il y eut les ambitions querelleuses d’un Al Ayachi, saint et guerrier, et celles à visée expansionniste de la zaouia Dilaia jusqu’à ce que l’autorité vigoureuse de Moulay Rachid, au début de la dynastie Alaouite, mit fin aux désordres politiques des derniers temps troublés des Saadiens.  A. Sebti, analyste subtil, admet que cette période perturbée ‘’a vu naître la République de Salé ‘‘,mais il signale à juste titre que les ‘’sources parlent souvent de Salé sans forcément préciser l’entité en question’‘.

Pourquoi continuer donc à employer l’expression ’’république de Salé ‘’, quand les deux termes qui la composent sont approximatifs et la période dont il s’agit instable ?

D’autant que cette communauté, désignée improprement comme ‘’salétine’’, recherchait essentiellement le gain, l’enrichissement, les transactions commerciales. La vraie cause des querelles incessantes entres les groupes qui la composaient, d’avec le pouvoir central aux abois était d’abord et en premier lieu la taxe des 10% sur le butin rapporté des courses et des prises de mers. Ce qui représentait beaucoup. Et Quand l’esprit de revanche contre les espagnols se serait atténué, quand la nostalgie du retour en Andalousie, terre chérie et à jamais perdue, se serait dissipée, le divan ne sera plus composé que de marchands, courageux aventuriers, qui s’enrichiront rapidement et finiront par se soumettre à l’autorité centrale. Quand surtout les débuts de la dynastie alaouite triomphante ramèneront la paix sociale en éradiquant l’anarchie, ils se couleront fidèlement dans le confort du régime nouveau en devenant amiraux, commandants, commerçants, ambassadeurs, vizirs, fidèles serviteurs de la course devenue légalement étatique jusqu’à son extinction sous le règne du sultan Moulay Slimane.

’Les guerres de Salé avec les Saadiens, avec le marabout el- el-Ayaachi ou avec la dynastie alaouite étaient toutes centrées sur les 10% à la fois le symbole et le prix de l’indépendance des corsaires, ‘’ écrit Peter Lamborn qui n’hésite pas à affirmer que ‘’Salé [en fait Rabat] [...] nous intéresse non seulement parce qu’il est mal connu mais aussi à cause de son indépendance politique’’. Contrairement à Alger ou Tunis, simples et dociles Régences de l’Empire Ottoman, son romantisme effréné lui fait voir Salé comme une Cité- État attractive mais agitée, captivante mais agressive et belliqueuse.

Y avait-il eu réellement indépendance dans un lieu où régnaient selon sa séduisante description un ‘’désordre violent, ‘’ une forme de gouvernement chaotique’’? Il y avait sans aucun doute une espèce de liberté ou d’indépendance, mais une liberté, une indépendance que seul ‘’le chaos pouvait engendrer’’. Les Hornachéros ont surtout reconstitué dans cette cité le mode de gestion comparable à celui qui régentait leur ploutocratique capitale andalouse. Ils ont surtout transféré sur terre le type de gestion imaginé pour leurs bateaux sur mer. Était-ce suffisant pour que Peter Lamborn écrive ‘’ La République du Bou-Regreg n’était pas une pure utopie pirate, mais c’était un État fondé sur les principes de la piraterie. En fait ce fut le seul et unique État jamais fondé sur ces principes’’, conclut-il. Le principe premier de ce pouvoir étant le gouvernement par les riches, par les plus audacieux, les plus téméraires, les plus aventuriers, peut-on dès lors sans anachronisme parler de ‘’république’’ ?

L’instabilité dans cette communauté était si agissante que l’on ne dispose que de peu d’informations sur son fonctionnement supposé en tant qu’État, sur ses élections, sur la chronologie des ‘’corsaires-présidents’’ annuellement élus. Peu ou pas de documents, les corsaires n’ayant jamais écrit eux-mêmes les récits de leurs propres aventures sur terre ou sur mer. Peut-on convenablement écrire une histoire de cet État de course sans une étude documentée de ses structures ? Les corsaires n’étaient pas poètes, rappelait Peter Lamborn, mais aventuriers, âpres au gain et dépensiers. Ni écrivains, ni historiens. Plus maîtres des mers et des océans par leurs odyssées, que conteurs ou mémorialistes.

C’est si vrai que pour connaître les évènements qui jalonnèrent cette période il faut aller chercher les rares informations dans les relations de voyage des ambassadeurs qui espéraient trouver auprès des sultans et empereurs des garanties de viabilité pour les accords passés avec les corsaires. Pourquoi, dès lors dans un État décrit comme ‘’démocratique’’ y avait-il, note Peter Lamborn, ‘’une intention claire et nette d’empêcher le pouvoir politique de se structurer solidement, voire de se stabiliser de manière significative. A l’évidence, les Andalous et les corsaires préféraient conserver une certaine fluidité aux choses jusqu’à la turbulence même.Toute tentative d’établir un contrôle réel, du moins à Rabat et dans la Casbah, se heurtait à une violence immédiate ‘’.   Si le mot république était synonyme de ‘’fluidité des choses’’ politiques, les Hornachéros et les Andalous auraient inventé un modèle de gouvernement inédit.  Peter Lamborn, admirateur incontesté des corsaires, le croit et ne s’interdit pas malgré tout d‘employer les mots justes : turbulence, agitation, tumulte. Ce modèle ‘’républicain‘’ de la fluidité des choses ‘’ turbulentes’’ ne ressemble nullement, de son propre avis, à Libertalia (Madagascar), utopie pirate décrite par Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, rêve où ‘’la propriété [ est] abolie, les ressources mises en commun, les distinctions de classe, de sexe, et de race […] disparues ‘‘. ‘’Salé’’ serait en définitive, pour lui, une communauté ‘’[…] plus « libertaire » que les États barbaresques d’Alger, de Tunis ou de Tripoli , […]  davantage structurée par des conventions que n’importe quelle utopie pirate. Les pirates de Salé acceptaient à l’évidence une forme de gouvernement républicain (et la taxe de 10%) dans le but de sauvegarder leurs libertés sur des bases solides - du moins l’espéraient ils. Salé peut être vu comme une sorte de compromis ‘’.

Compromis si fluide, si lâche, si fluctuant, si tumultueux, qu’il fut évanescent et ne résista pas à la vigueur de la dynastie naissante.

Il ressort d’une comparaison d’avec les autres communautés de corsaires qu’étaient Port Royal en Jamaïque, Ile de la Tortue en Haïti, Nassau aux Bahamas, Libertalia à Madagascar, que le modèle de Salé-le-Neuf possédait une originalité qui lui était propre. Une prégnance de guerre sainte, un impératif religieux qui animaient ces marins courageux, téméraires, intrépides, en plus du gain, des bénéfices, des prises, des captifs, du butin, de la richesse. Ils avaient besoin assurément et véritablement de la bénédiction des saints avant d’entreprendre leurs aventures. A Salé-le-Neuf (Rabat) par exemple, auprès du Saint Sidi Makhlouf.  Peter Lamborn le confirme : ‘’Il est intéressant d’observer, écrit-il, que l’un des rares bâtiments de Salé - le - Neuf que l’on fait remonter à ‘’l’ère pirate’’, est le borj de Sidi Makklouf [ainsi dans le texte], saint patron des marins dont on dit que c’était un juif converti à l’Islam’’. Les historiens en langue arabe associent dans cette course, chez ces aventuriers, l’aspect guerre sainte à l’aspect profit économique ou commercial, bien que la plupart d’entre eux et surtout certains chefs aient été des Renégados convertis volontairement ou non à l’islam.

Peter Lamborn dans sa fascination pour Salé-le-Neuf ne résiste pas à la tentation d’affirmer qu’il semble bien que la ‘’république du Bou-Regreg ait pu être une création originale des Morisques d’origine andalouse et des Renégados venus d’Europe, avec (peut-être) une touche d’inspiration puisée dans le soufisme[…]’’.

L’originalité qui distinguerait la ‘’République de Salé’’ des autres communautés de corsaires n’est plus pour cet auteur l’aspect guerre sainte, la revanche à prendre sur les chrétiens en particulier espagnols qui exilèrent Hornacheros et Andalous, mais bien un soufisme, un mysticisme puisés dans les profondeurs et la solidité de la foi, qui auraient aidé à l’émergence d’une vision politique nouvelle. On voit bien là transparaitre la forte influence des travaux sur les sociétés secrètes de Peter Lamborn qui se faisait appeler Hakim Bey. Honnête, toutefois, il finit par reconnaître dans sa conclusion que ses théories étaient un peu extravagantes. Il avait raison sur une appréciation : les renégats auraient joué dans la mise en œuvre de la soit - disante république de Salé un rôle déterminant. Il affirme si ‘’ leur culture balbutiante s’est évaporée […] leur expérience n’est pas sans signification, pas plus qu’ils ne méritent d’être enfouis dans l’oubli. Quelqu’un se devait de saluer leur ferveur insurrectionnelle ainsi que leur ‘’Zone Autonome Temporaire’’ des rives du Bou-Regreg au Maroc’’.

En inventant le concept opérationnel ‘de ‘’ZONE AUTONOME TEMPORAIRE’’, utile sans aucun doute dans l’écriture de tout récit historique, Hakim Le Sage fut l’historien qui sauva les renégats de l’oubli en inventant cette expression juste, autorisant ainsi écrivains, historiens et romanciers à ne plus utiliser l’appellation impropre de ‘’ République Maure de Salé ‘’, justifiant en quelque sorte le titre choisi pour cette chronique :   

La République de Salé n’a jamais existé !

A existé en revanche, sans doute aucun, une zone temporaire de conflits d’intérêts économiques, commerciaux, financiers, guerriers, peut être politiques, un espace de querelles incessantes entre groupes sociaux rivaux, entre frères - adversaires, une zone qui fut objet de convoitise d’ambitieux aventuriers, qui a joui d’une autonomie éphémère mais réelle, imprimant dans la mémoire des peuples les souvenirs vivants d’épopée mouvementée, trépidante et des figures de personnages héroïques, orageusement légendaires, fabuleusement séduisants.

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