Le sanctuaire aux sept sépultures – Par Abdejlil Lahjomri (3ème partie)

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Les sépultures à Chella de Yahya Ben Younès (à gauche), Lalla Regraga (au centre) et Hassan El Imam (à droite)

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Plus on avance avec Abdejlil Lahjomri dans la recherche de qui était Yahya Ben Younès, l’hôte du sanctuaire éponyme de Chella, plus le mystère s’épaissit. Dans la première partie, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a introduit le sujet. Dans la deuxième il nous a entrainés dans ses interrogations sur les sept sépultures de cette citadelle hors du commun. Cette troisième partie nous mène à travers ce « saint » complexe et multi-identité, dans les strates de l’histoire du Maroc avant l’avènement sous les Idrissides de l’Etat marocain dans son essence actuelle. Et si la présence juive au Maroc avant son islamisation est avérée et acceptée, il n’y va pas de même pour le christianisme. C’est là qu’intervient la complexité de l’identité de ce personnage ubiquitaire et la ténacité de Abdejlil Lahjomri qui va chercher chez Ibn Khaldoun notamment, la preuve de ses intuitions.   

L’étude d’Emile Dermerghem intitulée « Le culte des saints dans l’Islam maghrébin » semble incomplète concernant Sidi Yahia Ben Younes. Il évoque longuement un personnage à Oujda qui porte ce nom, le compare à un autre du même nom situé dans la banlieue d’Alger mais ne dit mot de celui de Chella. Ce qui est étrange est qu’il décrit cependant « un saint caché à l’existence problématique » comme celui de Chella, qui aurait été Jean le Baptiste, qui est enterré près d’une source qu’il aurait fait jaillir et que ce sont plus les femmes que les hommes qui visitent sa coupole funéraire, (description en tout point similaire à celle que l’on pourrait faire du saint de Chella).

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Quelle leçon d’histoire tirer de ce don d’ubiquité d’un personnage que l’on retrouve paré de l’identité de Jean le Baptiste, dans la région d’Oujda, et dans celle de Chella ? C’est que ces régions furent à un moment donné de l’histoire peuplées de chrétiens.  Cette première strate teintée de christianisme, c’est le prénom Yahia qui en est l’indicateur (Yahia étant Jean le Baptiste pour les musulmans).

 L’insolite avec ce personnage est ce surgissement du nom de Jean Le Baptiste aussi bien à Chella qu’à Oujda comme locataire d’un mausolée qui porte le nom de Yahia Ben Younès. Jean est Yahia en arabe. Younès a d’autres sens que ceux du champ sémantique relevant du baptême. Comment se fait-il que cette survivance cultuelle, si elle n’apparaît apparemment dans aucun écrit s’avère, si prenante et si vivace dans la mémoire collective de deux régions si peu éloignées l’une de l’autre.  

Ibn Khaldoun, dans son كتاب العبر, faisant le récit de l’épopée de Moulay Idriss au Maroc écrit ceci : 

 ولما استوثق أمر ادريس وتمت دعوته زحف الى البرابرة الدين كانوا بالمغرب على دين المجوسية واليهودية والنصرانية مثل قندلاوة وبهلوانة ومديونة وما زار، وفتح تامسنا ومدينة شالة وتادلا، وكان أكثرهم على دين اليهودية والنصرانية فأسلموا على يديه طوعا وكرها وهدم معاقلهم وحصونهم      

Les légendes de Chella proviennent du fin fond des âges, les plus récentes de la strate phénicienne ou carthaginoise. Le texte d’Ibn Khaldoun enseigne que la survivance « Jean le Baptiste », flottante dans la mémoire populaire, est la preuve d’une autre strate signalant la   présence de peuplades chrétiennes à Chella. Mohamed Boujendar y souscrit sans conteste avec une condamnation qui appartient à l’air de son temps :  

كانت مدينة شالة قبل اشراف النور الإسلامي بين أرجائها كسائر المدن المغربية كلها ظلمات كفر ومجوسية وكان الغالب على أهلها وسائر القبائل المجاورة لها هو دين النصرانية لكون العمال والامراء عليهم في دلك العهد كانوا من أعظم المتمسكين بآداب الديانة اللاهوتية.

Les fouilles de Jean Boube en apportent aussi la preuve archéologique.  Marc Terrisse attire l’attention du chercheur sur « un point mis en lumière par Boube et jusque-là négligé voire ignoré par les scientifiques qui se sont penchés sur l’histoire de Sala [qui] a trait au christianisme et aux éléments qui témoignent de sa présence sur le site. Parmi ceux-ci, Boube cite « deux lampes …timbrées de chrisme constantinien, provenant de Tunisie, des pièces de vaisselle à thème chrétien ». Outre ces objets exhumés du centre monumental de Sala, la présence d’un édifice situé à l’ouest du capitole permet de corroborer cette présence du christianisme à Sala à la fin du Bas Empire romain. Cet édifice se situe sur l’aire d’un ancien pressoir à olives et comprend une mosaïque datée du VIème siècle présentant une croix grecque. Il s’agissait vraisemblablement d’un édifice consacré au culte chrétien, probablement une chapelle ou une église de faible dimension ».

Lire aussi Le sanctuaire aux sept sépultures – Par Abdejlil Lahjomri (Deuxième partie)

La deuxième partie du nom, « Younes », ferait allusion au prophète Jonas chez les chrétiens, mais aussi au prophète Jonas, diminutif Jon chez les juifs, un des douze prophètes mineurs et que l’on dit prophète malgré lui. Comme survivance cette strate est signe d’une troisième autre présence, une présence juive à Chella signalée aussi par Ibn Khaldoun. « Younes » est aussi prophète de l’islam et ce sont les trois monothéismes qui se disputeront l’identité du locataire du sanctuaire de Chella dans une mémoire rebelle à l’oubli et à l’effacement. Il n’y a pas de preuve archéologique d’une présence juive à Chella. Il n’y a que cette seule survivance « Younés » ou Jon persistante dans cette strate de la mémoire populaire qui en témoignerait. 

Cette mémoire qui n’oublie rien va s’ingénier à ajouter une quatrième autre signification à cette deuxième partie du nom de Yahia Ben Younes et faire apparaître une autre identité, celle d’un prophète barghwati qui parle et officie en langue berbère. Younès est un nom très usité chez les Barghwatas. Un des chapitres du livre « sacré » de cette dissidence religieuse ne s’intitule-il pas « Yûnus » ? Chella fut probablement la capitale de cet ensemble politique qui a duré presque quatre siècles et avait toutes les composantes d’un Etat (espace, système politique, croyance, armée, commerce et peut-être aussi diplomatie).

Les Idrissides et les Almoravides les combattirent en vain. Ce sont les Almohades qui vainquirent. Parmi les rares signes de leur existence le récit du géographe Al-Bakri et ce souvenir de ce curieux prophète qui s’est réfugié dans le patronyme de Yahia Ben Younes comme pour sauvegarder un substrat historique indispensable à l’écriture d’un récit national qui ne doit exclure aucune de ses strates dans la longue durée de son élaboration, résistant à toute éradication, aussi acharnée soit-elle.

A y regarder plus attentivement, on remarquera un duel latent, non déclaré à propos de ce nom : d’un côté une tendance fortement christianisante de Yahia Ben Younes, de l’autre une tendance plus fortement islamisante de ce nom.

 Les écrivains et historiens nationaux ne désignent à aucun moment Yahia comme Jean le Baptiste. Ils parlent uniquement d’un apôtre d’entre les apôtres. Ce sont les écrivains et les historiens de l’époque du protectorat qui, sollicitant le nom de Yahia que la mémoire populaire a retenu comme nom d’un apôtre, précisent qu’il s’agit de Jean le Baptiste dans une tendance qui accentuerait le substrat chrétien de Chella. Dans une tentative légitime de récupération, les historiens nationaux ne nient pas ce substrat affirmant qu’il s’agit bien d’un apôtre de Jésus Christ, mais la mémoire populaire va attribuer à cet apôtre la prescience d’avoir annoncé la venue et l’apparition du prophète de l’Islam. Elle en fera par conséquent un « musulman » avant l’heure. 

Ce duel   fut   discret. 

La polémique, par contre, qui opposera deux historiens nationaux à propos de l’identité réelle de ce saint si controversé, Mohamed Boujendar et Abdelhafid El Fassi fut, elle, plus violente, plus brutale, plus agressive mais finalement vaine, et n’aboutira pas à conclure ni à répondre à la question initiale : « Qui est vraiment ce Yahia Ben Younès » ?