Le sanctuaire aux sept sépultures – Par Abdejlil Lahjomri (Deuxième partie)

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Sanctuaire ou simple tombe ? A proximité du sanctuaire de Sidi Yahya Ben Younès, un peu plus en hauteur, cette sépulture originale longtemps enfouies ne laissint apparaitre que le haut des arcades. Elle vient d’être mise au jour, mais aucune plaque commémorative ou pierre tombale n’en indique le ou la résidente. C’est pour l’instant la sépulture anonyme. Peut-être celle de Lalla Sanhaja …

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Chella, de tout temps un lieu peuplé de légendes et d’histoire, exerce une fascination particulière sur Abdejlil Lahjomri. Il n’en quitte un récit que pour y revenir avec un autre. Après avoir visité le site à travers La mystérieuse stèle funéraire de Abou Yacoub Youssouf le Mérinide*, le Secrétaire particulier du Royaume revient sur les lieux par le biais Sidi Yahya Ben Younes, une raison aussi bien qu’un prétexte pour lui de continuer à faire parler les pierres et les restes des âmes qui les habitent. Dans la première partie, il introduit le sujet. Dans cette deuxième partie il nous entraine dans ses interrogations sur les sept sépultures de cette citadelle hors du commun qui recèle bien plus d’Histoire et d’histoires qu’elle laisse apparaitre, résolu qu’il est à en dévoiler fut-ce un pan et à ouvrir la voie à une fouille historique plus poussée sur ce lieu où « tout est empreint de sainteté ‘’hors du temps’’ ». 

 La majestueuse et imposante porte de Chella, impériale, plus défensive que guerrière, s’appelle aussi Bab Sidi Yahia. Pourquoi la mémoire de Chella ne lui a-t-elle pas attribué le nom de son fondateur mérinide le sultan Abu-al-Hassan, qui deviendra par la légende le Sultan Noir mais celui d’un saint dont le savant Al Youssi nous dit qu’il est inconnu et n’a pas de biographie ? Serait-il le plus aimé, le plus attachant, le plus énigmatique ? Si la mémoire collective accumule dans ce sanctuaire autant de survivances en identités, sous le nom de Yahia Ben Younes c’est que la sainteté de l’espace remonte à la nuit des temps et que son histoire s’y lit en succession de strates comme les chapitres d’un récit national en gestation. Les historiens s’accordent pour affirmer que « tout dans ce lieu est empreint de sainteté « hors du temps ». 

Lire aussi : Le sanctuaire aux sept sépultures (1ère partie) – Par Abdejlil Lahjomri

Tout disparaît mais les saints ne sont-ils pas immortels ?  Mohamed Boujendar que l’on considère et qui se considérait peut-être abusivement comme le plus érudit des  historiens de Rabat  affirme que, cette sainteté est le produit d’une présence antique, anthropologique que ne possèdent, ni Fès, ni Moulay Idriss, ni Ouezzane, qu’elle est en quelque sorte unique. La mémoire populaire n’hésitera pas à tout y sanctifier, les pierres, les arbres, les sources, les oiseaux, les animaux, les anguilles et les tombes. 

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Le sanctuaire de Lalla Chama Regraga situé entre la sépulture anonyme et la sanctuaire de Sidi Yahya Ben Younès

Mais elle mélange le légendaire et l’historique. Certes, les légendes ont leur intérêt et Chella comme il a été dit est une fabrique de légendes. Cependant, ce que cette mémoire évoque à propos de Sidi Yahia Ben Younes n’a rien de légendaire et les survivances le concernant sont du domaine de l’histoire. Elles sont la justification de la sainteté des lieux et inscrivent Chella dans l’histoire longue que les historiens traditionnels tolèrent du bout de la plume. La multiplicité des saints légitime sa particulière sanctification même si la biographie de certains d’entre eux est incertaine et appartient plus à la légende qu’à l’histoire. On rencontre dans cet espace réduit autour de la source aux anguilles proches du sanctuaire de Sidi Yahia, le mausolée de Sidi Omar Mesnaoui, celui de Sidi Hassan Al Imam, de Sidi Zohr, Sidi Boumiza et Sidi Naas. Et les tombes de quelques saintes comme Lalla Regraga et Lalla Sanhaja. Et plus loin sur les collines Sidi Boumnina, Sidi Taghi, Sidi Abou Chaquaoui. Chacun ou chacune a sa légende, chacun ou chacune a son histoire. Le plus étonnant dans cette dominante de sainteté est, selon la mémoire de Chella, que les sultans chaque fois qu’ils décidaient de quitter Rabat pour un déplacement de longue durée dans le royaume, consacraient trois jours pour des visites aux saints des trois cités : le premier à Chella, le deuxième à Rabat et le troisième à Salé. Cette recherche de bénédictions et de protection de saints n’a rien de surprenant. Ce qui l’est, c’est la seconde partie du rituel : 

En cette circonstance le Sultan se rend directement de son palais à Chella, descend de son cheval devant le sanctuaire de Sidi Yahia, pénètre successivement dans les trois Koubbas. Ce n’est qu’après qu’il se rend pour prier dans la Khalwa mérinide, les récits précisant qu’il y rentrait pieds nus. Henri Basset et Lévy Provençal se sont approprié le récit de cette coutume protocolaire. Mais aucun texte ne décrit cet aspect de la visite sultanienne de Chella.

Ils se sont référés au moqqadem, gestionnaire du sanctuaire, donc à l’histoire mémorielle dont la véracité peut être contestée. Pourtant on pourrait s’interroger sur les raisons qui expliquent, justifient et légitiment cet arrêt sultanien devant le sanctuaire d’un saint inconnu et à qui la mémoire non culturelle mais cultuelle attribuent tant d’identités, dont certaines à connotation religieuse. Jean Boube a démontré que « la plupart des vestiges relevés sur le site de Chella sont postérieures au XII siècle avant J.C », qu’avant la présence romaine, au cours de l’époque comprise entre le IIème siècle avant JC et les débuts de l’occupation romaine il y avait une civilisation originale longtemps méconnue ( et qui le  reste) « la civilisation maurétanienne », que l’on a découvert à Chella la présence d’un temple qui remonte à cette civilisation et qu’il s’agit  probablement « d ́un sanctuaire où le culte dynastique, cher aux populations maures paraît s’être perpétué jusqu’à la fin de l’Empire. » Aucun rapport entre ce temple maure et le sanctuaire de Sidi Yahia, bien évidemment, entre le culte dynastique auquel se réfère Jean Boube et la visite des sultans, bien naturellement, mais une profondeur historique qui rend Chella encore plus mystérieuse et plus mystérieux « le mixage des  strates » qui perturbe l’identification du Sidi Yahia Ben Younès devenue une entreprise périlleuse surtout quand on sait qu’un autre saint de ce nom est enterré à Oujda, près d’une source d’eau comme l’est celui de Chella, que se disputent religieusement mais visitent paisiblement musulmans et juifs. Entreprise périlleuse mais indispensable, nécessaire et utile à l’écriture d’un récit national apaisé.

La polémique qui s’est envenimée le siècle dernier entre Mohamed Boujendar et Abdelhafid Al Fassi à propos de l’identité ou des identités de Yahia Ben Younes ne fut ni apaisée, ni sereine. Une étonnante, légèrement amusante, mais instructive querelle intellectuelle : un morceau d’anthologie d’une confrontation distractive de deux historiens égocentriques qui prétendaient de bonne foi malgré tout avoir chacun raison et qui finirent par brouiller les pistes de recherche et obscurcir le débat ?

*Le Rabat des origines, une histoire qui reste à écrire – Coédité par L’Académie du Royaume du Maroc et Quid.ma