Culture
Lectures et Relectures au temps du corona : Comment la neuvième symphonie de Beethoven a conquis le Japon
Comment la neuvième symphonie de Beethoven a conquis le Japon
Chaque fois que s’ouvre les débat, au fait permanent, sur ce qu’aurait pu et pourrait être le Maroc, trois comparaisons viennent et reviennent comme un métronome : La Corée du Sud qui présentait dans les années 60 des indicateurs socio-économiques comparables à ceux du Maroc et occupe aujourd’hui le 12ème rang mondial en termes de PIB. L’Espagne qui a su sortir des années de plomb franquistes pour devenir la démocratie parlementaire que l’on sait. Et le Japon qui a su concilier traditions ancestrales et modernité futuriste pour figurer en bonne place dans le club très fermé communément appelé G 7. Mais rarement on a été chercher sérieusement ce qui est transposable de ce qui ne l’est pas et surtout examiner de près comment ces pays ont fait. Dans cette chronique de Lectures et Relectures au temps du corona, Abdejlil Lahjomri scrute le modèle japonais et fait ressortir par où a commencé la quête japonaise de la modernité. Le secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume nous livre une “vérité de Lapalisse”, c’est son expression, l’éducation. On le savait, dirait-on. Oui, mais ce qu’on ne savait pas c’est que “le peuple japonais est allé chercher les secrets de la modernité jusque dans ce qui se dissimule derrière les phrases musicales les plus élaborées de la neuvième symphonie de Beethoven”. Bonne lecture.
Où l’on retrouve dans un livre consacré à l’engouement du peuple japonais pour la neuvième symphonie de Beethoven intitulé « Le Sacre de l’hiver », de Michel Wasserman, l’éducation, encore l’éducation, toujours l’éducation comme fondement du développement économique, social et culturel d’une nation et de son accès à la modernité.
Vérité de la Palisse que de rappeler que l’ère Meiji en élisant l’éducation comme un des principes fondateurs du nouveau Japon a fait aujourd’hui de ce pays, qui était au début de cette ère encore archaïque, soumis à l’autorité dictatorial du Shogun, replié sur lui-même et rétif à l’accueil de l’autre, l’un des plus innovants de la planète. Ce qu’il est toutefois indispensable de rappeler, c’est que ce choix irréversible était adossé à un autre choix encore plus irréversible : celui de l’empereur Meiji d’engager son pays dans « une entrée organisée et volontaire dans la modernité ». Organisée, parce que méthodique, réfléchie, raisonnée, couvrant l’ensemble des manifestations de la civilisation de l’Occident, à imiter, à appréhender, sans écarter celle qui comme la musique classique pourrait paraître futile dans cette course à l’absolue maîtrise de la technologie. Volontaire, parce que mue par une détermination, une énergie, une ténacité et une opiniâtreté qui la rendaient irrévocable.
Cette irréversibilité va encourager le peuple japonais à chercher les secrets de la modernité jusque dans ce qui se dissimule derrière les phrases musicales les plus élaborées de la neuvième symphonie de Beethoven. Daniel Pipes, un des éditorialistes américains conservateurs, n’hésitera pas à écrire que « la modernité implique la maîtrise de la musique classique ». Sans adhérer à une si impérative affirmation, nous constaterons que dans sa conquête méthodique et vigoureuse de la modernité, le Japon a investi l’ensemble des disciplines et des secteurs où elle se manifeste. La musique classique est l’un de ces domaines. La première école de musique classique est édifiée en 1887 à Tokyo. Les premiers concerts sont exécutés dès le début du siècle dernier. L’orchestre philharmonique de la NHK ( radio et télévision japonaises) est créé en 1925, et à cette époque déjà la neuvième symphonie de Beethoven commençait à être l’une des pièces préférées d’un public de plus en plus averti. Et ce sera par la suite une méthode japonaise d’apprentissage du violon, la méthode Suzuki qui deviendra la plus célèbre . Ce sera aussi une marque de piano japonaise Yamaha que préféreront les artistes. (Il est à remarquer que les célèbres pianos Pleyel ne sont plus fabriqués en France). Les résistances ne manqueront pas au Japon qui tenteront de freiner cette dynamique, mais le désir de modernité était tel que plus rien ne pouvait entraver ni arrêter la marche de ce pays vers le progrès. Ni le conservatisme religieux, ni le nationalisme méfiant, ni l’embarras que crée tout ce qui est étranger. Comme tout, bien-sûr, va se jouer dans l’école, le système éducatif accueillera la modernité dans toute son ampleur. L’enseignement musical sera par exemple obligatoire dans le cours préparatoire et l’élève apprendra à déchiffrer le solfège comme il apprendra à écrire et à lire sa langue maternelle et son alphabet. Il apprendra en même temps trois systèmes d’écriture, comme le signale Michel Wasserman et fait-il remarquer avec l’alphabet occidental en prime. La frilosité de certains de nos pédagogues et de certains parents qui hésitent à inscrire leur enfants dans l’apprentissage simultané de plusieurs langues étrangères, de la musique, de la danse, de la peinture, des arts ménagers, de la calligraphie, de peur d’une accumulation épuisante des disciplines pour leur âge nous paraît bien dérisoire face aux capacités des jeunes esprits à apprendre et à comprendre. Leurs prouesses dans le maniement du langage des tablettes, des Smartphones est la preuve la plus désarmante de leur ingéniosité. Elle continue à étonner les plus sceptiques de nos éducateurs. Daniel Pipes, dont je ne partage pas les analyses ni les prises de position politiques réactionnaires, fait remarquer toutefois à juste titre « qu’au Japon la musique classique a perdu son caractère étranger pour devenir un art entièrement japonais ». Ce pays ira jusqu’à faire exécuter en allemand le dernier mouvement de cette symphonie, « L’hymne à la joie », par une chorale de 10.000 chanteurs, impressionnante de rigueur .
J’entends déjà rugir les critiques et persifler les persifleurs. Comment prôner l’enseignement de cette musique quand on sait l’échec de l’enseignement le plus basique qui soit de l’écriture et de la lecture ? Quand dans les régions les plus déshéritées, les enfants sont démunis de tout ce qui peut aider à faire éclore leur génie. Et pourtant, « que de Mozart assassinés ! ».
Nous hésitons encore à embrasser la modernité jusque dans ce qui en fait l’ornement. Frileux, embarrassés, beaucoup d’entre nous croient perdre leur âme dans la jouissance que procure cet ornement. La réussite des festivals de Rabat, de Fès, d’Essaouira, d’Agadir, de Casablanca, en dépit des critiques et des dénonciations acerbes, a démontré que le désir de modernité traverse toutes les couches sociales de notre pays dans leur diversité. Il faut simplement transformer l’essai. Mais pourquoi, dès lors, ces succès ne se traduisent-ils pas par des conservatoires équipés, un enseignement musical généralisé dans les écoles, les collèges, les universités et les quartiers, qu’ils soient, favorisés ou défavorisés ?
Au Venezuela et au Brésil, Beethoven s’apprend et se joue dans les favelas, dans les bidonvilles, dans des environnements les plus improbables, dans les quartiers les plus pauvres, les moins accueillants. Et le miracle, c’est que cela fonctionne.
Le Japon l’a fait. Le Venezuela l’a fait. Le Brésil l’a fait. Le Maroc peut relever le défi et le faire.
Ce n’est pas une provocation, c’est une conviction.