Notes de Prisons d’Ahmed Herzenni, une littérature carcérale qui ne raconte pas la détention

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« Ahmed Herzenni s’est livré à un exercice difficile mais consciencieux de critique de l’idéologie marxiste, autant dans ses fondamentaux théoriques que dans ses applications à des situations sensiblement différentes de celle qui a servi de matrice à la réflexion de Marx. » (Jamal Bellakhder)

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Des personnalités de divers horizons ont assuré, vendredi à Rabat, que feu Ahmed Herzenni a été une personnalité phare dans le domaine des droits de l’Homme et une figure nationale, ayant réuni de nombreuses qualités humaines d’honnêteté, de sérieux, de tolérance et de patriotisme. Son livre, Notes de prison, qui vient d’être édité par les soins du Conseil National des Droits de l’Homme, a été présenté au public à cette occasion. Ecrit dans les geôles et achevé en 1981, s’il appartient à la littérature carcérale, il ne raconte pas la prison, mais représente une introspection interprétative de la doxa qui a présidé à l’engagement de l’homme. Deux ou trois mois avant son décès, Ahmed Herzenni avait demajdé à son compagnon de prison pour de longues années, Jamal Bellakhdar, qui a « rêvé d’un monde sans ténèbres »* d’en écrire la préface. En voici quelques extraits d’une préface qui interroge tendrement, et présente un Ahmed Herzenni, se donnant « comme objectif d’amorcer un débat constructif portant sur la conception matérialiste de l’histoire, une idéologie à laquelle sont en grande partie imputables autant le volontarisme militant le plus enthousiaste que les désenchantements les plus douloureux ».

Ce livre est une livraison de matières à réflexion, résultat d’une rétrospection honnête et sincère opérée par un démocrate dont le cheminement intellectuel fut, à l’image de son parcours militant, soutenu par des convictions. Son auteur, Ahmed Herzenni, s’y est donné comme objectif d’amorcer un débat constructif portant sur la conception matérialiste de l’histoire, une idéologie à laquelle sont en grande partie imputables autant le volontarisme militant le plus enthousiaste que les désenchantements les plus douloureux par lesquels sont passés la jeunesse et l’intelligentsia marocaines au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Nous trouvons en effet dans la première partie du livre, une critique pointilleuse de la pensée marxienne, avec une mise en relief de ses incohérences et des contorsions intellectuelles auxquelles Marx s’est livré pour y remédier, suivi en cela par ses continuateurs, soucieux tous de concilier l’esprit de la doctrine avec un certain pragmatisme imposé par la réalité du terrain. Puis dans une seconde partie du livre, nous est donnée une réflexion très personnelle sur la question de la religion, une croyance bannie en principe de la pratique sociale par les philosophies matérialistes, en tant que gardienne des  privilèges de classe, mais néanmoins acceptée en Terre d’islam par beaucoup d’intellectuels marxisants comme étant tout à fait compatible avec le matérialisme scientifique. 

En traitant de ces questions, Ahmed Herzenni s’est livré à un exercice difficile mais consciencieux de critique de l’idéologie marxiste, autant dans ses fondamentaux théoriques que dans ses applications à des situations sensiblement différentes de celle qui a servi de matrice à la réflexion de Marx. Il s’agit, bien entendu d’une critique amie qui ne conteste pas l’apport éminent de cette pensée à l’étude du phénomène social. Mais cette contribution méritoire, qui présente, dans l’absolu,  toutes les caractéristiques d’une théorie cohérente et inattaquable, n’a malheureusement pas résisté à l’épreuve du feu. En un siècle de dénonciation du néolibéralisme et d’expérimentation sur les cinq continents d’un nouveau modèle de société, elle s’est avérée, en effet, incapable de réussir un projet alternatif de développement, pas même en acceptant des compromis ou des arbitrages improbables avec diverses objections de conscience locales, sauf à utiliser des moyens coercitifs portant atteinte aux libertés individuelles et aux droits des gens. 

Une critique audacieuse, puissamment argumentée par de très nombreux renvois aux classiques du marxisme et aux événements de l’histoire contemporaine, une critique qui ne manquera pas de susciter l’intérêt des politologues, des chercheurs en sciences sociales et de tous ceux qui ont vécu l’époque enfiévrée des années 1960-1980 où le militantisme se conjuguait avec un profond désir de justice et de liberté.    

* J’ai rêvé d’un monde sans ténèbres – Retour sur deux décennies d’engagement militant,  (préface de Michel Rivière), 2023

 

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