Culture
Pourquoi la Littérature comparée, conférence inaugurale de la chaire éponyme
Abdejlil Lahjomri secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc
L’Académie du Royaume du Maroc a inauguré mercredi dans l’après-midi (24/04/24), sa Chaire des littératures comparées par une conférence presque éponyme, Pourquoi la Littérature comparée ? Une Chaire à laquelle le Roi Mohammed VI a fait référence dans son message à la cérémonie d’installation de l’Académie du Royaume dans sa nouvelle ossature et ses nouvelles missions, qui s’est tenue le 22 mars 2023 sous la présidence du Prince héritier Moulay El Hassan. « Outre un intérêt constant pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine marocain et la célébration des illustres figures de la pensée nationale », a rappelé le Souverain dans ce message, ‘’l’Académie a créé en son sein une chaire dédiée aux littératures et aux arts africains, une autre à l’Andalousie et une troisième aux littératures comparées. Le but recherché, a encore expliqué le Roi, « est de renforcer les compétences cognitives des jeunes dans le cadre du projet de soutien aux doctorants des universités marocaines », projet auquel il attache « un intérêt particulier. »
La conférence inaugurale de cette chaire a été donnée par William Marx, professeur au Collège de France où il est titulaire précisément de la Chaire des Littératures comparées. Auparavant, Abdejlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, a dérogé à la règle de la présentation du conférencier - pas entièrement parce qu’il en sera question à travers ses idées dans l’exposé - pour se pencher sur l’audace, qui a été le sien, « d’oser fissurer la représentation que l’Autre avait de notre monde, image qu’imposait une littérature orgueilleuse et narcissique ». Il est ensuite revenu brièvement à « sa propre «confrontation avec l’altérité », et a évoqué le comparatisme, cœur d’une chaire qui « se voudrait […] résolument, chaire des études des représentations, des images, des stéréotypes et des mythes ». Son cheminement le conduira ainsi à « l’œuvre prémonitoire de Paul Hazard » sur « La crise de la conscience européenne » inséparable « dans son actualité même » de « la crise de la conscience mondiale » pour s’interroger « sur le pourquoi de la permanence de cette crise, qui redouble de violence et de fureur », En conclusion, Abdejlil Lahjomri a insisté, en citant le conférencier, sur le « caractère émancipateur de la littérature comparée, respectueuse de l’altérité ».
Le comparatisme, se connaître soi-même pour mieux connaître l’autre
« Il est de tradition dans de pareilles circonstances que je présente le parcours intellectuel de l’invité de l’Académie du Royaume. Vous me pardonnerez de m’y dérober cependant. Qui mieux que le Professeur Pierre Brunel pour nous entretenir, avec plus de compétence et d’affection, de l’itinéraire académique de notre conférencier le Professeur William Marx, titulaire au Collège de France de la chaire des littératures comparées ; dont Pierre Brunel fut le maître, comme il est le compagnon fidèle et exigeant de notre institution. Toutefois je serai bref dans cette allocution pour lui céder la parole, sachant combien est grande votre impatience à écouter Mr William Marx nous dire ce qu’est la littérature comparée.
Le singulier dans le titre de cette conférence peut surprendre, sans aucun doute. Mr Pierre Brunel dans sa conférence décisive qui retrace l’historique de cette discipline en France, a, en ce même lieu, le 21 Février dernier, décrit l’évolution de cette discipline et son passage inéluctable du singulier au pluriel. Il a mis en évidence clairement son ouverture à la littérature mondiale, à la bibliothèque du monde que notre invité nous convie à entrouvrir. Sa magistrale conférence inaugurale de la chaire des littératures comparées du Collège de France qu’il dirige est en effet intitulée « Vivre dans la Bibliothèque du monde ». Brillante, éloquente et persuasive. Pourquoi le singulier du titre de la conférence d’aujourd’hui me réjouit autant que le pluriel dans la conférence du Collège de France m’avait semblé inévitable ? Parce que les mots que William Marx a choisis pour conclure sa leçon ont durablement résonné en moi : « Le comparatisme est une inquiétude », « un sentiment d’incomplétude », « un ailleurs de la totalité ». Je vais me faire violence et oublier les règles de la bienséance intellectuelle qui conseillent que l’on parle peu de soi dans un exercice comme le mien aujourd’hui. Dans mes chroniques inutiles, j’avais conseillé ardemment d’abolir le Je. Je vais cependant prendre la liberté de confesser l’inquiétude qui m’avait accompagné au cours de mes pérégrinations universitaires, quand, jeune étudiant à la recherche d’une Université pour inscrire un sujet de thèse, en littérature comparée (quand les départements portaient encore le nom de littérature étrangère, de littérature comparée et étrangère, plutôt que de… littérature comparée au singulier ou au pluriel). J’errai alors en proposant un sujet qui traitait de nous, de mon pays, le Maroc, et de la littérature française qui m’était étrangère. Je proposais surtout inconsciemment une inversion parce que je sentais confusément à l’époque que ce que vous dites aujourd’hui, je cite : « l’on n’assiste pas impunément à la représentation de nous » était incontestablement vrai. Je proposai une relecture de la littérature qu’on nous enseignait dans un manuel qui portait le nom de « Au seuil des lettres », un réexamen, une refonte du récit, on dit aujourd’hui hui du narratif que ce manuel véhiculait en ce temps-là, je proposai innocemment que la littérature française que l’on m’avait enseignée devienne étrangère à elle-même.
C’était en 1968, à Nanterre, dans le département que dirigeait le Professeur Guy Michaud que j’allais trouver l’accueil bienveillant qui allait apaiser quelque peu mon inquiétude. Je voudrai rendre hommage dans cette enceinte au Maître patient, curieux, indulgent, consentant qui dans l’effervescence ambiante qui allait répandre une fièvre bouillonnante, enthousiaste, désordonnée dans toute la France, nous a facilité, nous, étudiants quelque peu désemparés, venus d’un des ailleurs de la littérature française, notre travail de recherche qui portait en lui, sans que nous en soyons conscients, « une confrontation avec l’altérité »; selon l’expression que vous me permettez, de vous emprunter.
L’excitation intellectuelle qui s’était emparée de nous en cette période troublée de l’histoire de France et qui présidait à cette confrontation avec l’altérité faisait que nous espérions vite retrouver la gare de Nanterre qui s’appelait à cette époque « Nanterre la Folie » ; parce qu’elle nous rapprochait de la folle agitation qui emportait l’Université vers des ailleurs académiques qui petit à petit convenaient à notre regard de lecteurs et chercheurs étrangers. Nous y puisions l’audace d’oser fissurer la représentation que l’Autre avait de notre monde, image qu’imposait une littérature orgueilleuse et narcissique. C’était avant l’heure « l’autre dans le même » et « le même dans l’autre », intuition féconde exposée dans votre conférence inaugurale. Audace animée par un militantisme confus qui aboutira à une soutenance en présence d’un Roland Barthes dans le jury, développant les concepts d’imagé et d’imageant, défendant un imageant en l’occurrence Pierre Loti en face d’un imagé, qui affirmait obstinément que sans l’œuvre de Loti intitulée « Au Maroc » il n’y aurait pas eu de Lyautey comme Résident Général au Royaume du Maroc.
Ce comparatisme, comme inquiétude, allait ressurgir plusieurs décennies plus tard quand l’audace s’est emparée de ma fonction dans cette vénérable institution et quand j’ai suggéré à mes confrères la fondation de la chaire de la ou des littératures comparées (avec l’emploi du singulier ou de pluriel l’angoisse n’en était pas plus gommée ni biffée pour autant), entrainant avec moi le sage Professeur M. Essaouri comme administrateur dans cette redoutable aventure. Votre interrogation, « Serait ce présomptueux de faire de la chaire des littératures comparée la chaire des représentations, des images véhiculées par les littératures ? » a réconforté cette audace et m’a encouragé et apaisé comme l’avait fait le Professeur Guy Michaud. L’audace est loin d’être présomptueuse, elle est au contraire salvatrice. La mission que vous assignez au comparatisme transcende ce qu’on qualifie aujourd’hui de « dé-colonial » et s’éloigne de l’impasse orientaliste d’Edward Said.
Votre présence, parmi nous, dans cette phase décisive de fondation, par l’accueil amical que vous avez réservé à notre souhait de partenariat oriente mon inquiète hésitation vers une engagement plus rassurant et plus productif comme le Professeur Guy Michaud avait orienté mes craintes de jeune chercheur désappointé vers un militantisme que j’ai rendu parfois un peu agressif et une relecture critique de la littérature française telle qu’en elle-même le comparatisme la réinvente. C’est ainsi que convaincu et confiant je peux répondre à votre question, sur ce que doit être l’ambitieuse mission de ce genre de chaire : elle se voudrait en effet et résolument, chaire des études des représentations, des images, des stéréotypes et des mythes. Elle se voudrait « ce concept opérationnel » (votre concept), entrouvrant la porte à l’appréhension de la crise de la conscience mondiale, en pistant ses prémisses dans les œuvres qui meubleront la Bibliothèque Mondiale que vous évoquez et appelez de tous vos vœux. Elle s’inspirerait dans ses objectifs de l’œuvre prémonitoire de Paul Hazard qui fut un de vos prédécesseurs au Collège de France intitulée « La crise de la conscience européenne ». Elle pisterait dans son actualité même la crise de la conscience mondiale. Elle s’interrogerait sur le pourquoi de la permanence de cette crise, qui redouble de violence et de fureur. Au-delà du but humanitaire que Sylvaine Marandon dans sa thèse : « L’image de la France dans l’Angleterre victorienne » a cru déceler, chez un certain nombre de comparatistes, celui, « en quelque sorte (je cite) de désinfecter une conscience collective de certains préjugés et pour ce de les bien analyser » c’est plus chez Pierre Reboul, affirmant dans son ouvrage « Le mythe anglais dans la littérature française sous la Restauration » que l’on peut trouver ce qui justifierait l’ambition de notre chaire. Je cite « Faut-il ajouter ici qu’il appartient aux hommes libres d’essayer désespérément de briser tous ces mythes ; d’entreprendre inlassablement la critique de leur connaissance, de parfaire sans repos leur information et de réviser sans trêve leurs jugements ? Ces images illusoires ; d’autant plus capricieuses qu’elles tiennent plus profondément à notre volonté d’être et d’autant plus inattaquables qu’elles échappent à la prise, constituent peut-être la plus infranchissable des barrières entre les nations ».
Si un des objectifs de cette chaire que nous inaugurons aujourd’hui est de « briser tous les mythes », c’est en essayant de ne pas oublier comme le précise Marius-François Guyard de « mieux comprendre comment s’élaborent et vivent dans les consciences individuelles ou collectives les grands mythes nationaux ».
Avec « Le mythe du nègre dans la littérature française (de 1800 à la Deuxième guerre mondiale) » de Léon Fanoudh Sifer, et « Présence de l’Islam dans la littérature romantique en France » de Taha Hussein Moenis, le fils du grand Taha Hussein, pour ne citer que ces œuvres premières, c’est prudemment qu’avait commencé le bris des idoles.
C’est cette prudence que nous convoquerons pour présider aux travaux de notre chaire des littératures comparées. Si, comme vous l’affirmez : « combien d’images dorment dans la mémoire des littératures de la Bibliothèque Mondiale », il faudra se souvenir avec Pierre Reboul que : « La conscience que prennent les peuples des autres peuples est inséparable de celle qu’ils prennent d’eux-mêmes … à moins peut être que l’envers ne soit vrai et que l’idole nationale ne soit seconde par apport au portrait de l’étranger ».
Je ne pense pas me tromper en affirmant que vous insistez dans votre enseignement sur le caractère émancipateur de la littérature comparée, respectueuse de l’altérité. Se connaître soi-même pour mieux connaître l’autre est certainement l’un des piliers du comparatisme. Mais n’est-ce pas un des piliers de la littérature tout court, parce qu’au fond comme vous nous l’enseignez le « premier problème de la littérature c’est la littérature elle-même ».