économie
Inflation, chômage : deux maux qui menacent la stabilité sociale - Par Abdeslam Seddiki
La lutte contre l’inflation n’est pas une mission limitée à Bank Al Maghrib qui a le mérite de protéger la valeur de notre monnaie nationale. Elle nécessite également un traitement politique de la part de l’autorité gouvernementale.
Comment lutter contre l’inflation sans aggraver le chômage ? Cette question est au cœur de la réflexion économique depuis que l'économiste néo-zélandais Alban Phillips a théorisé en 1958 cette relation entre taux d'inflation et taux de chômage : lorsque le taux de chômage diminue, les salaires montent, et les entreprises haussent les prix pour rétablir leurs marges ; inversement, les prix baissent quand le chômage augmente.
Cette relation, connue sous le nom de « courbe de Phillips » est aujourd’hui contestée même si des milieux divers attachés à l’orthodoxie monétariste relevant de l’école ultra- libérale de Chicago, continuent d’y croire. Ce raisonnement n’est valable que lorsque l’analyse se fait dans un cadre national qui ne tient pas compte de l’inflation importée. Ce qui est bien le cas au Maroc et dans d’autres pays dépendants. C’est cette donnée qui fait que les solutions apportées dans les pays développés pour combattre l’inflation ne sont guère appropriées pour notre pays.
Une inflation généralisée
Si l’inflation touche pratiquement l’ensemble des pays, son ampleur diffère d’un groupe de pays à un autre et ses origines ne sont pas partout les mêmes. Ainsi, pour la zone euro, l’inflation varierait cette année entre 19% (Estonie) et 4,9% (Malte). On tablerait sur un taux moyen au niveau européen de 5,1%. La France enregistrerait un taux de 5,6%, l’Espagne un taux plus élevé de 7,2%. Aux Etats Unis, ce taux a atteint 8,6% en mai en glissement annuel enregistrant ainsi la plus forte hausse depuis 1994 ! Bien sûr, ne parlons pas de certains pays atypiques où les taux d’inflation dépassent toute imagination comme la Turquie, le Venezuela, l’Argentine, le Soudan, le Liban pour ne citer que ceux-ci. Dans ce palmarès, le Maroc avec un taux prévisible de 5,3% s’en sort pas mal diraient d’aucuns.
Quant aux sources de l’inflation elles différent également d’un pays à un autre même si on pourrait dégager un socle commun à l’ensemble. Ainsi, pour les USA et l’Europe, l’inflation en cours ne relève pas uniquement des répercussions de la guerre en Ukraine. Car elle a commencé bien avant. L'augmentation des prix a d'abord été alimentée par la reprise économique survenue en 2021 au lendemain de la crise sanitaire. La demande avait alors augmenté très vite sans que l'offre ne puisse suivre, menant à une envolée des prix.
Partout à travers le monde, les ménages qui ont constitué une épargne importante pendant le confinement se sont mis à dépenser à tout crin une fois les restrictions levées ou assouplies. Aussi, il convient d’ajouter un autre élément aggravant : la reprise de l'épidémie de Covid-19 en Chine, dans un pays où l'Etat recourt à la stratégie dite du "zéro Covid", a notamment mis un coup d'arrêt à la production intérieure. Ce qui a provoqué des conséquences en chaîne : un ralentissement des exportations, des circuits d'approvisionnement mondiaux perturbés, une offre dégradée et donc, au bout du compte, une augmentation des prix.
Dans un tel contexte, la guerre en Ukraine n’a fait qu’amplifier un phénomène déjà là. En stoppant les exportations russes et ukrainiennes, notamment d'hydrocarbures ou de blé, le conflit a provoqué la flambée des prix de l'énergie et des denrées alimentaires.
Le recours aux recettes monétaristes
Pour juguler cette inflation, la FED (Banque Centrale américaine) a puisé dans les recettes monétaristes en procédant à un ajustement à la hausse du taux directeur. Elle a augmenté ses taux à court terme de 0,75 point alors qu’ils étaient quasi-nuls auparavant oscillant entre 0% et 0,25%, soit une hausse inédite depuis 1994. Ils se situent désormais dans une fourchette comprise entre 1,5 % et 1,75 %. Une nouvelle hausse des taux, de 0,5 à 0,75 point, est envisagée pour la prochaine réunion de juillet. D’ici à la fin de 2022, la Fed prévoit encore de doubler ses taux, qui atteindraient 3,4 %, puis culmineraient à 3,8 % en 2023. Nonobstant ces mesures, le président de la FED se garde de tout triomphalisme et demeure prudent avant de déclarer victoire (sur l’inflation).
Pour sa part, la BCE a prévenu qu’elle procéderait à une élévation de ses taux d’intérêt en juillet. On attend donc ce qui sera décidé au juste.
Dans ces conditions, la décision qu’allait prendre Bank Al Maghrib lors de son dernier conseil du Crédit du 21 juin était très attendue. On s’interrogeait si la Banque Centrale allait emboiter le pas à la FED en augmentant son taux directeur ou opter, au contraire, pour le statu quo. Au final, c’est cette dernière option qui a été retenue. Cette décision n’est pas passée sans susciter des commentaires et réactions partagés entre le pour et le contre. Partant du fait que la science économique n’est pas une science exacte, nous pouvons dire que les premiers n’ont pas entièrement tort et les seconds n’ont pas totalement raison. Peut- être que la vérité, à supposer qu’elle existe, se trouverait entre les deux.
La solution du moindre mal
En effet, une augmentation éventuelle du taux directeur, aussi minime fût-t- elle, aurait pénalisé fortement l’investissement et donc l’emploi. Ce qui entrainerait par voie de conséquence une récession économique et une aggravation du chômage dont le niveau est déjà insupportable. En outre, le risque est grand dans une telle posture de voir le pays basculer vers une situation de stagflation.
En revanche, le maintien du taux à son niveau actuel, soit 1,5% permet certes de garantir des conditions relativement favorables au financement de l’entreprise, mais il pénalise fortement les épargnants, personnes physiques et institutionnels, dans la mesure où le taux de rendement de l’épargne demeure bien inférieur au taux d’inflation. Il y a fort à craindre, en pareilles circonstances que les épargnants recourent au placement de leur argent dans des valeurs refuges comme l’immobilier et l’or. D’ailleurs, le Communiqué issu de la réunion du Conseil de Bank Al Maghrib n’a pas manqué de préciser que la Banque continuera à suivre « de près l’évolution de la conjoncture nationale et internationale ».
On le voit, il n’y a pas en la matière de solution idéale. C’est une question de choix et d’anticipation sur l’avenir. Prenant en considération la nature de l’inflation au Maroc, qui est pour l’essentiel une inflation importée, Bank Al Maghrib a donc opté pour la préférence à la croissance. Il vaudrait mieux viser plus de croissance qui sauvegarderait les emplois quitte à supporter un niveau donné d’inflation, tout en tablant évidemment sur un retour à la normale à partir de 2023.
Le traitement politique de l’inflation
Reste enfin à préciser que la lutte contre l’inflation n’est pas une mission limitée à Bank Al Maghrib qui a le mérite de protéger la valeur de notre monnaie nationale. Elle nécessite également un traitement politique de la part de l’autorité gouvernementale. Tout en enregistrant avec satisfaction les mesures prises par le gouvernement en matière de soutien du pouvoir d’achat comme le maintien des prix du gaz butane et du pain à base du blé tendre à leur niveau antérieur malgré la flambée des cours sur le marché mondial, les aides apportées aux transporteurs pour amortir en partie la hausse des carburants, force est de reconnaitre que de telles mesures demeurent insuffisantes et partielles. Elles ne s’inscrivent pas dans une vision d’ensemble bien élaborée, démocratiquement débattue et clairement expliquée à l’opinion publique. Nous n’en voulons comme preuve que la manière dont le gouvernement se comporte à l’égard des appels incessants qui lui sont adressés de toutes parts pour « faire un geste » en ce qui concerne le dossier brûlant des hydrocarbures. On ne comprend pas pourquoi le gouvernement rechigne à revoir le taux de la TVA sur les hydrocarbures ? A discuter les marges bénéficiaires, jugées excessives, avec les sociétés de distribution des carburants ? A ouvrir le dossier de la SAMIR ? A s’attaquer de front à la spéculation d’où qu’elle vienne ? A démanteler toutes formes d’ententes illicites, de monopoles déguisés ou d’oligopoles injustifiés ? A exiger de tous les vendeurs l’affichage et la publicité des prix ?
Le gouvernement ferait mieux d’être à l’écoute, de voir ce qui se prend comme mesures sous d’autres cieux. Les temps sont difficiles, on en convient. Mais c’est dans une pareille situation que les gouvernements s’avèrent nécessaires et surtout utiles. Messieurs les membres du gouvernement, à vous la parole !