DÉMOCRATIE ET ÉTAT DE DROIT : DES SYNONYMES ? Par Mustapha SEHIMI

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Bruno Retailleau, ministre français de l'Intérieur

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Le 28 septembre, Bruno Retailleau, ministre français de l'Intérieur, a insisté sur ce crédo: celui du "peuple souverain". Il visait la remise en cause du statut de l'immigration, relayant ainsi le programme de 1'extrême droite de Marine Le Pen. Une problématique à dimension électoraliste et politicienne mais aussi constitutionnelle.

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Voici une dizaine de jours, le ministre de l'Intérieur français, Bruno Retailleau, avait déclaré à propos de l'État de droit:" C'est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs, mais la source de l’État de droit, c'est la démocratie, c'est le peuple souverain ". Une formule qui a nourri une certaine indignation, jusque dans les rangs de ceux qui soutiennent l'actuel gouvernement. Des querelles politiciennes, dira-t-on, mais aussi un débat juridique.

Peuple constituant et peuple constitué

Une première interrogation regarde sans doute le membre de phrase "peuple souverain". De quoi s'agit-il au vrai ? Quand le peuple est souverain il est constituant, le peuple est en effet souverain: sa volonté ne connaît aucune limite juridique; c'est lui qui adopte la constitution; qui la révise; et qui peut ériger des droits à un rang constitutionnel tel récemment en France; " la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse" (loi constitutionnelle du 8 mars 2024 modifiant l'article 34 de la Constitution). Ce peuple -là peut, conformément à 1’article 89 de la Constitution, s'exprimer directement par référendum ou indirectement via les trois cinquièmes des voix des parlementaires au Congrès, qui est la réunion exceptionnelle de l'Assemblée nationale et du Sénat. Mais d'un autre côté, le peuple peut être aussi simple législateur ou encore corps électoral. En ces hypothèses, est-il souverain ? Il est en effet soumis à la... Constitution. Tel est le cas lorsqu'il approuve (ou non) un référendum prévu par l'article 11. C'est également vrai lorsqu'il désigne par son suffrage des représentants qui sont bien, eux, des organes constitués. Et dans cette même ligne, le Président de la République comme les députés ne tiennent pas leur pouvoir du peuple mais de la Constitution: cette loi suprême leur attribue leurs prérogatives respectives. Ici, il faut parler du peuple "corps électoral"; il se limite à formuler un choix parmi une pluralité de candidats. Dans la doctrine de l'État de droit, la distinction entre peuple constitué et peuple constituant est centrale. Et le législateur simple est soumis à des normes voulues par le législateur constitutionnel.

Cela dit, ceux qui se sont indignés des propos du ministre de l'Intérieur considèrent en effet que démocratie et État de droit sont de parfaits synonymes. Tel n'est pas le jugement du nouveau locataire de ce responsable de la Place Beauvau : tant s'en faut. Ce dernier estime pour sa part que la démocratie lui est supérieure. Pour les partisans de l'État de droit, la démocratie, nécessairement complexe, comporte un contenu minimal: " la garantie des droits" et "la séparation des pouvoirs" évoquées par l'article 16 de la Déclaration de 1789, à quoi il faut ajouter le contrôle de constitutionnalité des lois. La démocratie devient seulement une forme ou une procédure, mais encore un contenu, une substance minimale.

L’immigration instrumentalisée

En France et en Europe, la question de l'immigration occupe et cristallise le débat politique, instrumentalisée depuis des décennies par les courants d'extrême- droite. L'interrogation de principe à laquelle conduit le ministre français est celle-ci : le peuple peut-il ou non, en démocratie, changer certaines règles en matière d'immigration par exemple, parce que cela serait contraire à l'État de droit ? L'on peut citer l'exemple de la Constitution allemande du 8 mai 1949 dont l'article 79 -3 prévoit une clause  dite d'éternité. Elle précise que les dix-neuf premiers articles ceux qui concernent les droits fondamentaux et la forme fédérale de l'État - sont juridiquement intangibles: ils sont insusceptibles de faire l'objet d'une révision constitutionnelle. Une telle clause est-elle démocratique? En droit comparé, l'on peut faire référence au Maroc où les dispositions de l'article 175 de la loi suprême de 2011 écartent toute "révision" portant sur "la religion musulmane, sur la forme monarchique de 1'État, sur le choix démocratique de la Nation ou sur les acquis en matière libertés et de droits fondamentaux inscrits dans la présente Constitution". En France, l'intangibilité de la Constitution se retrouve également dans les dispositions de l'article 89 ( al.5): "Il ne peut être porté atteinte à la forme républicaine du gouvernement".

La plupart des principes constitutionnels et européens qui encadrent le législateur sur la question de l'immigration ont été forgés à partir des années 1980. Faut-il les considérer comme intangibles? Le principe d'intangibilité des lois n'est pas cependant de portée absolue. Des modifications peuvent porter sur les lois en matière d'immigration - comme en d'autres matières - en veillant au respect des principes constitutionnels (égalité devant la loi, droit d'asile, protection des droits fondamentaux) et à la conformité avec les engagements internationaux et à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.